La Ténébreuse Affaire de Green-Park

Chapitre 4Comment je devins le cousin d’un individu suspect

Le lendemain, vers neuf heures du matin, unhomme qu’à son gilet de flanelle à carreaux rouges et noirs onreconnaissait facilement pour un cocher ou quelque valet d’écurie,s’arrêtait devant la grille latérale du cottage de M. GilbertCrawford.

Cet homme n’était autre que moi-même.

Sorti de chez moi, à la demie de huit heures,revêtu du grand overcoat beige que l’on connaît déjà, j’avaisrapidement gagné les bosquets qui forment autour de Broad-West unecouronne de verdure.

Aussitôt que je fus hors de vue, je me jetaidans un fourré, et là, retirant à la hâte mon pardessus qui estdoublé de cette flanelle à carreaux dont on confectionne les giletsdes lads, je le retournai et j’en rentrai les pans dans maceinture, de sorte qu’en un clin d’œil j’eus l’air d’un parfaitdomestique. Cachant ensuite mon chapeau dans un buisson, je tiraide ma poche une petite casquette écossaise, puis m’étant frotté levisage avec un enduit de mon invention qui a la propriété de rendreun homme méconnaissable tant il ride la peau et lui donne unecouleur terreuse, je me dirigeai résolument vers le chalet, certainque c’était là que je trouverais la clef du mystère deGreen-Park.

Quand je fus parvenu à la grille, je remarquaisur le côté, dans une petite cour bitumée et légèrement déclive,une automobile fort poussiéreuse que je reconnus aussitôt.

Un chauffeur en tenue de travail était entrain de laver nonchalamment la voiture, tout en chantant d’unevoix fausse :

– Spring… spring… beautifulspring !

– C’est lui, pensai-je.

Je m’arrêtai et le regardai fixement à traversles barreaux de la grille, en prenant mon air le plus niais.

– Qu’a donc ce drunkard à medévisager ainsi ? dit-il en m’apercevant… il est probable quece gentleman d’écurie n’a jamais vu une quarante chevaux…

– Pardon, camarade, répondis-je en prenantl’accent des paysans de Black-Well… je connais aussi les voitures àpétrole et je puis même, si vous le désirez, réparer votre pneu dedroite qui est bien malade.

L’homme me regarda surpris :

– Ah ! par exemple, je voudrais biensavoir comment de l’endroit où tu es, tu peux voir que mon pneu dedroite a besoin d’une réparation…

– Je l’ai vu tout de même, à ce qu’ilparaît…

– Eh bien ! tu es moins bête que tu en asl’air…

J’avais gagné la confiance du chauffeur.C’était une sorte d’hercule roux, aux gros yeux bleus à fleur detête et aux tempes très renflées, ce qui est généralement unmauvais signe.

Il vint à moi d’un air jovial :

– Ainsi, dit-il, tu me proposes de réparer monpneu… ce n’est pas de refus, mais il faut d’abord nous entendre…combien me demanderas-tu ?

– Deux shillings.

– Deux shillings… alors… ça va… je te paieraimême un verre de whisky par-dessus le marché, fit-il en m’ouvrantla grille.

J’étais dans la place.

Il s’agissait maintenant de jouer serré et jeme mis aussitôt à la besogne.

Tandis que mon chauffeur, assis sur un seaurenversé, fumait avec béatitude une pipe de Bird’s eye, jem’évertuais de mon mieux à réparer le pneu crevé.

J’ai possédé autrefois une auto et faute depouvoir me payer un chauffeur, force m’avait été, comme on dit, demettre souvent « la main dans l’huile ».

En une demi-heure le pneu fut réparé, replacéet regonflé. J’avais même eu la chance de ne pas pincer la chambreà air.

Pendant tout le temps que dura l’opération,j’avais jeté de temps à autre un regard sur mon homme. Il ne mequittait pas des yeux et ma dextérité semblait l’étonner au plushaut point.

– Sais-tu, fellow, me dit-il lorsque j’eusterminé, que tu ne t’y prends pas mal du tout… Tu as sans doute étéchauffeur ?

– Oui, répondis-je tristement, mais mon patronm’a congédié.

– Parce que tu buvais trop de gin,hein ?

– Non… parce qu’il ne pouvait plus mepayer…

– C’est une raison, cela.

– Tu ne crains pas que la même choset’arrive ? dis-je au gros homme.

Sa bouche se fendit jusqu’aux oreilles.

– Oh ! moi ! fit-il d’un air depitié protectrice…

Et la façon dont il levait les épaules disaitclairement : la question ne se pose même pas.

– Alors tu as un bon patron ?repris-je.

– Tu n’as donc jamais entendu parler deM. Gilbert Crawford ?

– Non… je ne suis pas de ce pays, moi…j’arrive de Sandhurst.

– Je souhaite à tous les domestiques un maîtrecomme celui-là.

– Exact ?

– Comme une horloge… et puis cela sonneici !…

– Quoi donc ?

– Mais l’or, By God !

– Il en a beaucoup ?

Mon interlocuteur eut un geste qui enveloppaitl’espace.

– Tu en as de la chance, murmurai-je… Moi, jesuis sans emploi.

Le chauffeur réfléchit quelques instants puisme prit familièrement par le bras.

– Écoute, dit-il, la place est bonne ici maisle patron est regardant… Chacun a sa tâche dans cette maison etnous ne sommes pas nombreux.

– Il a pourtant un chauffeur ?

– Bien sûr, puisque c’est moi…

– Et une femme de chambre ?

– À quoi vois-tu cela ?

– Dame ! ces tabliers et ces bonnetsblancs qui sèchent là-bas au soleil…

– Tu es un finaud, toi… tu vois tout dupremier coup-d’œil… Nous avons aussi un cuisinier, un nomméPicklock, qui fabrique le pudding comme pas un.

Et mon compagnon éclata de rire en me donnantune grande claque dans le dos.

Ce chauffeur m’horripilait, il me faisaitsurtout l’effet d’une brute sournoise et je pensais enmoi-même : ce doit être quelque repris de justice… quelqueancien convict échappé des galères.

Instinctivement, je regardai ses pieds :il était chaussé d’espadrilles qui me parurent énormes, mais labottine dont j’avais relevé la trace était grande, elle aussi.

Oh ! coûte que coûte il fallait que je mela procurasse… je serais allé la chercher au fond d’un puits…

Cependant, je la devinais là, toute proche,séparée de moi seulement par une pelouse de gazon… et je mesuraisla distance du regard, en inspectant d’un œil avide la façadeirrégulière et joliment ajourée du pavillon situé en face de laremise.

Le chauffeur se méprit sur les tendances de mapensée intime :

– Tu te trouverais bien ici… hein ?… beloiseau… me dit-il. Tu admires la cage, je comprends cela… mais iln’y a vraiment pas de place pour toi… Pourtant, je suis boncamarade et tu me plais… car tu es adroit et déluré… Tiens, veux-tuque je te propose une affaire ?

– Je suis sans situation, j’accepterain’importe quoi.

– Eh bien ! écoute… Je te prendsprovisoirement à mon service… pas au service du patron… au mien… tusaisis la nuance ? La besogne ici est très pénible, mais commeelle est bien rémunérée je puis me payer le luxe d’undomestique…

– Ah ! ah ! approuvai-jeniaisement.

– Vois-tu, fellow, il faut que je tedise : je suis un peu flémard, moi… J’ai les côtes en long etça m’est très pénible de me baisser.

– Ah ! ah ! fis-je, en riant.

– Oui… ainsi, tiens, aujourd’hui, je n’ai pasle cœur à l’ouvrage… j’étais de sortie hier et tu comprends…

– On vous accorde souvent dessorties ?

Le chauffeur me regarda d’un airfinaud :

– Jamais… répondit-il… mais nous en prenons…Dans la soirée, je suis allé à Melbourne où j’ai passé la nuit àboire et je suis rentré par le premier train, fourbu, éreinté,vanné comme un boisseau d’orge.

J’étais tout oreilles.

« Ah ! confiantM. Crawford ! » pensais-je à part moi.

L’autre continuait :

– Et pour me remettre il faut maintenant queje lave cette voiture et ensuite que je frotte les appartements,car c’est aujourd’hui le grand nettoyage…

– Oui, tu voudrais que je te donne un coup demain ou que je te remplace à l’occasion ?

– C’est cela même… voyons, tâchons de nousarranger… Je te donnerai cinq shillings par semaine et tupartageras mes repas… d’ailleurs je ne mange pas beaucoup, moi…j’ai plutôt soif… cela tient sans doute à ce que j’ai longtempsvécu dans les pays chauds… Pour le logement, on s’arrangeratoujours… tu coucheras dans la soupente… Cela te va-t-il ?

– Tu parles !… Mais ton patron, quedira-t-il s’il me rencontre ?

– Ne te tourmente pas de cela, fellow, il ad’ailleurs en moi une confiance aveugle… s’il me demandait parhasard qui tu es, je lui raconterais que tu t’appelles Slang commemoi, que tu es mon cousin et que tu arrives d’Angleterre.

– Je te remercie, dis-je simplement. Puis,après une pause, je repris :

– M. Colsford est absent ?

– Crawford, rectifia mon pseudo-cousin. – oui,à quoi vois-tu cela ?

– À rien… je te le demande.

– Oui… il est parti je ne sais où… mais ilrentrera sûrement vers huit heures au plus tard… car jamais il nepasse la nuit dehors… C’est un homme rangé, trop rangé même !Dès qu’il a dîné, il se couche et c’est bien là le mauvais côté dela place… Mais je t’expliquerai cela plus tard… Pour l’instant,nettoyons d’abord l’auto, puis nous irons nous mettre à ladisposition de Betzy, la femme de chambre… C’est une bonne fille àlaquelle je ne crois pas être indifférent… – et Slang eut un petitcoup d’œil lascif – il suffira que je lui dise que tu es mon cousinpour qu’elle te reçoive en ami… D’ailleurs Betzy a besoin de moi…je lui rends quelques services et elle m’en est reconnaissante…Allons, à l’ouvrage, fellow, nettoyons la guimbarde… oh !…quelle poussière ! bon Dieu ! quelle poussière !

– Ai-je besoin de dire que Slang ne m’aida pasune minute ?

Cet homme était réellement unslothful à qui le travail répugnait et dont l’uniquepréoccupation était de vivre sans rien faire… Or la paresse mène àtout… même au crime !

Je tenais décidément ma piste ; il ne memanquait plus que la bottine.

Quand l’auto fut nettoyée, nous la roulâmessous la remise, puis Slang me conduisit à la villa dont il me fitles honneurs avec une affectation qui décelait en lui le goût duconfort et du luxe : deuxième circonstance aggravante.

Il m’ouvrit toutes les portes pour me montrerune série de pièces meublées avec un grand souci d’élégance et dontje connaissais déjà certaines pour y avoir été reçu parM. Crawford : le petit salon notamment, et le jardind’hiver ainsi que le fumoir entièrement plaqué de bois des îlescomme l’intérieur d’une immense boîte à cigares.

Ce Slang me connaissait à peine et ilm’initiait sans scrupules aux aîtres de la maison.

Comme on sentait bien l’homme qui a déjà desprojets en tête et qui ne tient plus guère à sa place !Sûrement il avait dû trouver un magot chez M. Chancer et, unbeau matin, il allait filer à l’anglaise, si je lui en laissais letemps…

Au premier étage, nous suivîmes une longuegalerie dont les murs disparaissaient sous des panoplies d’armesmalaises, hawaïennes et canaques.

Tout à coup, Slang s’arrêta devant une glacesans tain placée à hauteur d’homme.

Cette glace reposait de l’autre côté de lacloison sur une cheminée de grand style encombrée de bibelots et lavue plongeait dans une pièce meublée à l’imitation de celles dupalais de Windsor.

– La chambre à coucher du patron, me ditmystérieusement mon guide…

– Et à quoi sert cette glace ?

– Nous l’appelons« l’observatoire ».

– Ah ! et pourquoi cela ?

– C’est toute une histoire, fellow… Figure-toique chaque nuit nous sommes obligés, Betzy, le cuisinier et moi, defaire des rondes pour nous assurer que le patron reposetranquillement… Il paraît qu’il est atteint d’une maladie bizarre…et il faut le surveiller continuellement… Nous avons l’ordre, sinous nous apercevions qu’il dort du côté gauche, de le réveilleraussitôt et de lui faire respirer de l’éther…

– Mais comment le voyez-vous lanuit ?

Slang haussa les épaules.

– Parbleu ! il y a une veilleuse dans sachambre… Ah ! ces rondes, voilà bien le revers de la médaille…ça vous coupe le sommeil, et moi, une fois que je suis réveillé,c’est le diable pour me rendormir… Mais que veux-tu ? c’est àprendre ou à laisser… Le patron nous a posé ses conditions, àBetzy, au cuisinier et à moi, quand nous sommes entrés à sonservice… La nuit dernière c’est cette pauvre Betzy qui m’a remplacéavec le maître cook et ils doivent être vannés tous les deux, carils ont été obligés de faire trois pointages au lieu de deux… Tuvois ce tableau ? nous devons, à chaque ronde, appuyer sur lebouton du cadran, après nous être assurés que M. Crawford nedort pas du côté gauche.

« Ah ! ah ! plaisantai-je àpart moi… naïf M. Crawford ! Voilà donc votre procédéinfaillible pour vous assurer que vos gens ne sortent pas la nuit…Très bien imaginé, ma foi ! votre petit appareil de pointagehoraire, ce qui n’empêche, qu’avec la complicité de votre maid deconfiance et de votre cuisinier, le valet fidèle qui doit veillersur votre sommeil passe ses nuits à se saouler à Melbourne, quandil ne prend pas votre automobile pour aller cambrioler les rentiersdes environs…

Slang crut sans doute voir une critique de saconduite dans le pli ironique de mes lèvres, car il me ditaussitôt :

– Tu sais, fellow, c’est à charge de revanche…Quand Betzy ou le cuisinier sont de sortie, c’est moi qui fais lestrois rondes. Mais il ne s’agit pas de cela… il est plus de dixheures, faudrait voir à se mettre à l’ouvrage… Je t’avoueraifranchement que j’aimerais mieux fumer une pipe à l’ombre oudéguster un gin-cocktail… mais le service avant tout… Allons !viens… moi, je nettoierai les carreaux, toi tu cireras.

Et Slang m’entraîna dans un petit cabinet oùje trouvai tout ce qui était nécessaire pour exercer mon métier defrotteur.

– Commence par la chambre du patron, medit-il.

À ce moment, une porte qui donnait sur lecouloir s’ouvrit avec fracas et une grande fille maigre, à la peaujaune et aux yeux froids, s’avança vers nous d’un air digne.

À n’en pas douter c’était Betzy.

J’avais d’ailleurs eu l’occasion de la voirquand j’étais allé chez M. Crawford, ce qui m’était arrivédeux ou trois fois.

En m’apercevant, sa figure en lame de rasoireut une expression de véritable surprise et deux dents énormes,pareilles à des défenses, saillirent de ses lèvresentr’ouvertes.

Me reconnaissait-elle malgré monmaquillage ? Mais non, cela était impossible… car elle eûtété, dans ce cas, plus habile que les meilleurs limiers deMelbourne eux-mêmes…

– Slang, quel est cet homme ?demanda-t-elle d’un ton scandalisé.

– Ne vous tourmentez pas, Betzy, répondit moncompagnon en prenant une petite voix flûtée, c’est mon cousinRalph… vous savez, celui dont je vous ai souvent parlé…

– Ah ! ce mauvais sujet qui était dansles Scot-Guards à Londres ?

– Oui, Betzy… mais il s’est bien amendé depuisquelque temps… Il a fini son service et, comme il cherche unesituation, il est venu me trouver pour que je m’occupe de lui.

– C’est venir de bien loin pour trouver unemploi, fit dédaigneusement la vilaine maid.

– Dame ! ce pauvre garçon n’a plus quemoi : alors, vous comprenez… je me suis permis de le prendrecomme « extra », à mes frais, naturellement. Il partagerames repas et couchera dans la chambre de débarras en attendantqu’il ait trouvé quelque chose… Il faut bien obliger ses semblableset à plus forte raison ses parents… nous ne sommes pas dessauvages, que diable !

– C’est bien, Slang, mais tâchez queM. Crawford ne l’aperçoive pas… sans cela…

– On fera son possible, Betzy… mais vousvoyez, j’ai tenu à vous le présenter.

La femme de chambre ne répondit point et jecompris au regard qu’elle me décocha que j’étais loin de lui êtresympathique… Cela ne m’étonnait pas d’ailleurs, car l’enduit que jem’étais passé sur la figure me donnait un peu l’apparence d’unleper[4] et me bridait horriblement les yeuxque j’ai pourtant assez beaux, si j’en crois Miss Edith dont lafranchise est la principale qualité.

– Allons, fellow, occupe-toi, me dit Slang.Fais voir à Betzy que le travail ne te fait pas peur.

Aussitôt, j’adaptai une grosse brosse à monpied droit, saisis énergiquement un balai pour me faire un pointd’appui et me mis à frotter le parquet avec une énergiefarouche…

On eût dit à me voir que je n’avais jamaisfait que cela de ma vie.

Slang était émerveillé et Betzy approuvaitcomplaisamment de la tête, comme pour féliciter le chauffeur del’excellente recrue qu’il venait de faire.

De temps en temps mon compagnon, qui voyaitsans doute que les parquets de la villa Crawford étaient en bonnesmains, trouvait un prétexte pour s’absenter et je restais alorssous la surveillance de Betzy qui ne me quittait pas du regard.

Se méfiait-elle de moi ?

Les femmes ont parfois de ces intuitions quidéconcertent les plus avertis.

Déjà, je me demandais avec inquiétude quandfinirait mon supplice – et c’en était un, je vous en réponds, quede frotter ainsi sans s’arrêter une minute par une chaleur dequatre-vingt-dix degrés Fahrenheit – lorsque Slang me frappaamicalement sur l’épaule…

– En voilà assez pour cette pièce-ci, medit-il d’un ton engageant… cire la galerie maintenant.

Je ne pus retenir un geste dedécouragement.

– Oh ! tu sais, ajouta le chauffeur, cen’est pas la peine de le « récurer » nous ne sommes pasau Tread-Manor, passe la brosse vivement et donne ensuite un coupde chiffon… Tout ça, vois-tu, c’est pour épater Betzy… tucomprends, la première fois…

– Oui… oui… murmurai-je essoufflé en secouantbrusquement la tête pour faire tomber les gouttes de sueur qui meperlaient au front.

Je ne pouvais, en effet, m’essuyer la figureavec mon mouchoir : c’eût été enlever mon maquillage quicommençait déjà à se ramollir.

En passant devant une glace appliquée le longde la cloison, je me regardai hâtivement.

J’étais horrible… mon enduit avait coulé etfaisait sur mon visage d’affreuses taches gluantes qui me donnaientun aspect repoussant. Ah ! comme je compris alors l’airdégoûté de Betzy !

« Si je cire un quart d’heure de plus,murmurai-je inquiet, tout en faisant décrire à ma jambe droite unincessant mouvement de va-et-vient, mon maquillage va fondre tout àfait et révéler mon incognito. »

Fort heureusement, Betzy finit par disparaîtreet j’entendis le frou-frou de ses jupes empesées s’éteindre peu àpeu dans l’escalier.

– Elle ne remontera plus, me dit Slang…repose-toi, fellow… il est onze heures moins dix ; à onzeheures nous allons décamper et nous offrir un whisky… j’en aid’excellent… tu verras… Attends-moi là, je vais jeter un coup d’œildans la chambre du patron pour voir si tout est bien en ordre… etje reviens…

Je m’affalai sur une banquette, éreinté,fourbu littéralement abruti et n’ayant même plus la force deprononcer une parole. J’étais, à ce moment, semblable à un homme enproie au mal de mer… Je voyais tout tourner autour de moi et nedistinguais plus les objets qu’à travers une sorte debrouillard.

Le tintement joyeux d’une horloge placée dansla galerie me tira enfin de ma torpeur.

J’allais donc être libre ! et j’attendaisSlang avec une impatience que l’on conçoit, mais le gredin ne sepressait pas du tout de venir me rejoindre… Que faisait-il doncdans la chambre de M. Crawford ?

Ma curiosité de détective reprenant le dessus,je m’apprêtais déjà à aller jeter un coup d’œil par la glace de« l’observatoire », quand mon compagnon reparut.

Il me sembla tout drôle, mais c’était sansdoute une idée.

– Allons, viens, fellow, dit-il en me prenantpar le bras… nous avons assez travaillé…

Et il me poussa vers un petit escalier enpitchpin qui donnait sur un vestibule orné d’une grande carte deMelbourne et de ses environs. On avait dû consulter souvent cettecarte, à en juger par les traces de doigts qui maculaient sesmarges.

Nous traversâmes en biais un coin du parc etnous atteignîmes un petit pavillon de deux étages construit enbriques rouges et dont le toit d’ardoises se perdait d’un côtéparmi les branches d’un cèdre gigantesque.

– Montons à ma niche, me dit Slang… Je temontrerai l’endroit que je te réserve comme chambre à coucher.

Le pavillon dont je viens de parler étaitsitué à environ cent mètres de la villa Crawford.

Ceci fut pour moi une indicationnouvelle : il était donc possible à quelqu’un de sortir avecl’automobile sans éveiller l’attention du millionnaire… Ilsuffisait de pousser la voiture jusqu’à la route – ce qui étaittrès facile puisque la surface bitumée qui menait à la grille étaiten pente – et une fois là, de mettre la machine en marche. Il y adans la soirée une grande animation sur cette route qui va deMelbourne à Whittlesea, car nombre d’habitants des environsrentrent généralement du théâtre en auto ; le confiantM. Crawford ne pouvait donc s’étonner d’entendre, la nuit, leronflement d’un moteur aux abords de son cottage.

« Coquin de Slang ! pensais-je enmoi-même… il est vraiment servi à souhait par les circonstances etl’on jurerait, ma parole, que tout a été ainsi aménagé pour luifournir le moyen de se livrer à ses petites expéditions nocturnes…Pauvre M. Crawford avec son observatoire et ses cadransenregistreurs ! »

La chambre de Slang se trouvait au bout dupavillon ; on y accédait par un escalier roide, à pented’échelle.

– Tu vois, me dit le chauffeur, ce n’est pasaussi confortable ici que chez le patron… mais bah ! on nedoit pas se montrer trop exigeant… Il y a derrière la cloison uncabinet de débarras où je te ferai un lit… Nous enlèverons deuxplanches pour pouvoir communiquer et tu verras que nous ne nousembêterons pas… En attendant, passe-moi cette bouteille de whiskyque tu vois là, sur l’étagère… c’est du fameux, je t’en réponds… unvrai velours.

Et Slang, après avoir amoureusement caressé duregard la fiole que je lui tendais, prit deux verres dans unepetite armoire en bois blanc et les remplit jusqu’aux bords.

– À la tienne, Ralph, fit-il avec un grosrire.

– To your health, Slang, répondis-jeen levant mon verre.

– Appelle-moi donc John… Slang, c’est mon nomde famille.

– Va pour John… cela m’est égal.

Mon compagnon avait déjà vidé son verre… CeSlang n’était pas un homme… c’était une éponge…

– Moi, vois-tu, je bois sec, déclara-t-il enfaisant claquer sa langue… au fond, est-ce que j’ai tort ?Quel plaisir aurions-nous sans cela ?

– De fait, approuvai-je…

Mon compagnon me regardait maintenant d’un airembarrassé et je vis bien dans ses yeux qu’il avait quelque chose àme dire.

Enfin, après avoir fait deux ou trois toursdans l’étroit espace où nous nous trouvions, il revint se planterdevant moi :

– Écoute, dit-il, tu es un bon garçon… je peuxtout te dire, n’est-ce pas ?

– Mais comment donc !

– Eh bien ! je vais te faire uneconfidence.

Qu’allait-il m’apprendre ? Est-ce quedéjà, l’alcool aidant, il allait me faire l’aveu de soncrime ?

Non, ce n’était pas cela… Slang m’apprit toutsimplement qu’il avait un rendez-vous à Melbourne avec unegirl de mœurs faciles et qu’il allait profiter del’absence de M. Crawford pour aller retrouver cettedemoiselle.

– Tu peux rester ici, si tu le veux… medit-il, mais il vaut mieux que tu ailles déjeuner dans unrestaurant… Tiens, voici cinq schellings… c’est ta semaine… Tuvois, moi, je suis bon prince, je paye d’avance… mais ne me faispas la blague de ne plus revenir, hein ? cela me serait trèsdésagréable, non pas à cause des cinq schellings, mais parce que jet’ai déjà pris en amitié et que tu frottes comme pas un… Quel coupde jarret, by God ! Betzy en étaitémerveillée !

– Oh ! Slang ! fis-je d’un airoffusqué, pour qui me prends-tu donc ? Peux-tu me croirecapable d’une chose pareille… Je ne suis pas un joker.

– C’est bon, c’est bon, Ralph… ne te fâchepas… tu sais, il ne faut point m’en vouloir… j’aime parfois àplaisanter… mais c’est toujours sans arrière-pensée. Allons,donne-moi la main…

Je serrai sans conviction la dextre de celouche individu aux poignets duquel j’allais bientôt sans doutepasser les handcuffs à double chaîne.

– Maintenant, me dit Slang, je vaism’habiller. Si cela te choque, tu peux aller m’attendre dehors.

Je protestai, et pour une fois, trèssincèrement.

Non seulement je n’étais nullement scandaliséque Slang s’habillât devant moi mais j’aurais fait pour assister àcette opération plus de bassesses qu’un courtisan pour être admisau petit lever du Roi.

Je m’assis donc sur une chaise de paille etpris l’attitude rassurante du bon jeune homme qui baye auxcorneilles.

À ma droite, un rideau de lustrine verte étaittiré sur ce que je devinais être la garde-robe du chauffeur. Cerideau ne descendait pas tout à fait jusqu’au sol et j’étais malgrémoi hypnotisé par la vue d’une demi-douzaine de talons miroitantsqui apparaissaient entre le plancher et le bord inférieur de lalustrine.

Slang, devant un petit miroir à trois facespendu à la fenêtre, se faisait consciencieusement la barbe, ce quil’empêchait provisoirement de parler.

Il me tournait le dos et instinctivement mamain se tendait déjà vers la rangée de chaussures dont l’une, grâceà moi, fournirait demain la preuve éclatante de la vérité, mais jeme retins…

Le miroir à barbe pouvait me trahir !

Oh ! m’emparer d’une de ces bottines,d’une seule, et courir, courir au cottage de Green-Park !

Si grand était mon trouble que j’eus peurqu’il ne fût apparent et je me mis à fredonner :

The tear fell gently from her eye

When last we parted on the shore :

My bosom heaved with many a sigh

To think I ne’er might see her more.

– Tiens ! que chantes-tu là ? medemanda Slang en se retournant.

– Une rengaine de matelot.

– Tu as donc servi dans la flotte ?

– Oui…

– Longtemps ?

– Quarante-deux mois.

– Es-tu allé au Brésil ?

– Oui… pourquoi cela ?

– Pour rien…

Et il se remit à se gratter le menton…

Je sentis bien qu’il n’avait pas osé me poserla question qui lui brûlait les lèvres… mais je crus saisir sapensée… Évidemment, il avait entendu dire qu’au Brésil on n’extradepas facilement les criminels et il tirait déjà des plans… Ainsi,sans le vouloir, le chauffeur se livrait peu à peu…

Ayant achevé de se raser, Slang s’approcha durideau de lustrine ; il en fit courir les anneaux sur unetringle et son modeste vestiaire m’apparut.

J’eus un violent battement de cœur.

La rangée de chaussures soigneusement ciréesétincelait à mes yeux. Il y en avait quatre pairesexactement ; dont une de snow-boots caoutchoutés.

Slang décrocha un pantalon à carreaux,l’enfila avec méthode, puis il revint aux chaussures, se courba etparut se consulter.

Je ne perdais pas un seul de ses mouvements.Il prit d’abord une paire de brodequins lacés de forme américaine,les soupesa et les remit en place.

Des bottines à boutons se trouvaient àcôté : ce furent celles-là qu’il choisit.

D’un rapide revers de manche, il lesdébarrassa d’une poussière d’ailleurs imaginaire et vint les poserau pied d’une chaise.

– Mâtin ! m’extasiai-je… tu te mets bien,toi… tu es chaussé comme un lord !

– Voilà comment nous sommes, nous autres…répondit Slang avec un petit clignement d’œil… on ne se refuserien…

Et il se mit dans la posture d’un homme quichausse ses souliers.

Dans ce mouvement il tendit alternativementchacun de ses pieds vers moi, sans façon aucune, et me présentasuccessivement ses deux semelles.

Elles étaient très longues, étroites,effilées, carrées du bout… et en plein milieu on voyaitparfaitement une solution de continuité.

Les bottines de Slang avaient étéressemelées !

Je ne sais quel scrupule, quel besoind’asseoir plus fermement ma conviction m’empêchèrent de me ruer surle chauffeur, de le terrasser, et, en faisant au besoin jouer unrôle persuasif à mon browning, de m’emparer de ces deux pièces àconviction qui prouvaient surabondamment la culpabilité del’assassin.

« Mon ami » ne se douta certainementpas un seul instant du drame angoissant qui se jouait dans macervelle à la minute où il boutonnait ses chaussures.

Il avait un pied levé, posé sur le bord de lachaise, et dans l’état d’équilibre instable où il se trouvait, lejeter à terre n’eût été pour moi qu’un jeu d’enfant.

Mais quelques impairs commis à mes débutsm’ont mis en garde contre les gestes prématurés.

Il ne m’appartenait pas d’ailleurs dem’emparer de cet homme : cela regardait la policeofficielle.

De sorte que plus que tout, je crois lesentiment de ma dignité arrêta mon élan.

Slang achevait tranquillement sa toilettequ’il compléta par une cravate écossaise, un gilet de piqué blanc,un veston de cheviotte bleue ; il coiffa un chapeau melon enfeutre gris, prit une badine de bambou puis sortit d’un tiroir unepaire de gants jaunes qui n’avaient jamais été ouverts et que,précautionneusement, il garda à demi ployés dans sa main.

Cependant, il se souvint qu’il avait oubliéquelque chose dans ses vêtements de travail : c’était unportefeuille en cuir fauve, tout bourré de papiers qu’il glissafurtivement dans sa poche comme s’il eût craint que je pusseapercevoir ce qu’il contenait.

Puis il consulta sa montre :

– Hurrah ! s’écria-t-il, j’ai encore letemps de prendre le train de onze heures quarante-six… Au revoir,fellow !… Va déjeuner dans le pays… tu trouveras à l’angle deSussex-Street et de Wimbledon-Place un petit restaurant pas cher oùle stout est excellent… Je te dirais bien de rester ici… mais tucomprends, ce n’est pas possible… Tant que je suis là, ça va bien,mais en mon absence, Betzy pourrait trouver cela drôle… Jerentrerai probablement vers cinq heures… six heures au plus tard…Allons ! good bye ! tâche de ne past’enivrer…

Et Slang, après m’avoir donné une vigoureusepoignée de main, partit d’un pas rapide.

Du seuil de la grille, je le vis s’éloigner,s’engager dans l’avenue qui conduit à la gare, puis disparaîtreentre les arbres.

Mes yeux n’avaient pas quitté ses semelles. Ilme semblait qu’avec elles cet homme emportait tout monbien !

Ce que l’on va lire maintenant paraîtrapeut-être invraisemblable à certains lecteurs. Je les supplie,ceux-là, de me faire crédit de quelque confiance ; ils verrontpar la suite si j’ai dénaturé ou surfait quoi que ce soit dans uneaffaire qui fut certainement la plus compliquée de toutes cellesque j’eus à instruire, durant ma carrière déjà longue de détectiveamateur.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer