L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 3Sur la mort d’un agent de change.

Le lendemain, dans l’après-midi, Destroydescendit chez ses voisines, avec quelques autres préoccupationsque celles d’y faire simplement de la musique. En traversantl’antichambre, il aperçut, par la porte entre-bâillée d’une petitecuisine, le vieux Frédéric qui attisait les charbons d’un fourneau.La mère et la fille accueillirent Max comme elles faisaienttoujours, avec un empressement affectueux.

Il est à remarquer que celui-ci, dans saconversation avec Rodolphe, avait singulièrement atténué la beautésurprenante de Mme Thillard : peut-être avait-il craintque la vivacité de son enthousiasme n’inspirât quelque épigramme àson ami. Outre qu’elle était grande, pas trop cependant, et svelte,elle avait des épaules incomparables, que le deuil faisait plusbelles encore. Son visage ovale, d’une chaude pâleur, n’offrait,quoique d’une régularité parfaite, aucun de ces contours arrêtés,délicats, qui donnent aux figures anglaises quelque chose de sifroid ; le modelé en était gras, doux, harmonieux ; onn’y eût pas découvert l’ombre d’un pli. Un regard de ses yeux noirsproduisait l’effet d’un éclair ; quand elle souriait, l’ivoirelégèrement doré de ses dents ne faisait point mal sur le rouge deslèvres un peu fortes. Il semblait qu’elle rougit de ses charmes,par exemple, de sa chevelure brune, dont elle essayait, mais envain, de dissimuler l’exubérance splendide ; de ses mainsblanches coquettement enfouies sous des nuages de dentelles ;des courbes gracieuses de son pied que gardaient en jaloux lesombres de sa robe. Par-dessus cela, tout, dans ses mouvements,était souplesse et grâce, et du bout de son pied à l’extrémité deses cheveux, les séductions ruisselaient vraiment de sa personne.Si, à la voir, le moins qu’on pût faire était de l’aimer, aux sonsde sa voix musicale et sympathique, c’était miracle que cet amourn’allât pas jusqu’à l’adoration.

L’autre femme, avec sa grave et belle figure,encadrée de boucles blanches, comparables à des flocons de soie,avec ses yeux d’où la bonté coulait comme d’une source, était bienla digne mère de Mme Thillard. D’un mot, Destroy faisait deMme Ducornet un éloge auquel on ne peut rien ajouter :« C’était, disait-il, une de ces rares femmes qui saventvieillir, une de celles qu’on voudrait pour mère, quand on n’a plusla sienne. »

Mme Thillard s’assit au piano et Maxaccorda son violon ; ils jouèrent une des grandes sonates deBeethoven pour ces deux instruments. Destroy avait une manièrelarge et une vigueur qui naturellement nuisaient beaucoup au finide son exécution. Mais il avait un mérite rare : celui desentir et de s’identifier à ce point avec son violon, qu’ilsemblait que l’instrument fît partie intégrante de lui-même. Bienque la façon tout exceptionnelle dont il interprétal’andante manquât de ces tatillonnages prémédités quimettent l’instrumentiste au niveau d’un bateleur de haut goût, iln’en fit pas moins sur Mme Thillard la plus viveimpression.

« Quelle magnifique chose ! »s’écria-t-elle avec enthousiasme.

L’âme de Max débordait de rêveries.

« Oui, fit-il à mi-voix, cet homme est levrai poète de notre époque, On jurerait qu’il a prévu nosdéchirements et composé en vue de nos misères. J’imagine que, dansle principe, à côté du calme et profond Haydn, il devait paraîtresingulièrement turbulent et ténébreux. Ses œuvres sont aujourd’huiune source inépuisable de consolations à la hauteur des calamitésqui pèsent sur nous. Heureux qui les admirent autrement que surparole ! Il l’a dit lui-même : « Celui qui sentirapleinement ma musique sera à tout jamais délivré des misères queles autres traînent après eux. »

Au moment où Mme Thillard et Destroyachevaient la sonate, le vieux Frédéric se trouvait là et sedisposait à sortir. C’était un petit homme maigre, entièrementchauve, toujours frais rasé, plein de verdeur encore, sur le visageduquel brillait ce que l’on peut appeler la passion du sacrifice.Max l’avait toujours vu en cravate blanche, avec la même redingotebleue à petit collet et le même pantalon gris-souris. Il ne s’enalla pas qu’il n’eût donné un coup d’œil à toutes choses et n’eûtpris humblement congé de la mère et de la fille. Destroy, quebrûlait l’envie de le questionner, le suivit de près et le joignitbientôt, comme par hasard.

Le bonhomme avait pour Max une prédilectionmarquée ; il fut visiblement enchanté de la circonstance.Promenant sa manche sur une tabatière ronde en buis qu’il tira desa poche, il respira une forte pincée de tabac, après en avoiroffert à Destroy. Celui-ci, pour le faire jaser, usa d’ambages aumoins inutiles. Frédéric, tout discret qu’il était, ne pouvaitsonger à taire les points essentiels d’une histoire que lesjournaux avaient colportée dans toute la France. D’un air navré, entermes amers, il en indiqua à grands traits les phases notables.Depuis nombre d’années déjà il était au service deM. Ducornet, quand Thillard, encore imberbe, y était entré autitre le plus humble. Des dehors séduisants, de l’application, uneprécoce intelligence des affaires, et notamment une souplessed’esprit peu commune, lui avaient rapidement concilié les bonnesgrâces du patron ; et, tout entier à l’ambition d’exploitercette bienveillance, il avait fait un chemin qui, vu le point dedépart, dut le surprendre lui-même. En moins de dix années, aprèsen avoir employé la moitié au plus à conquérir la place de premiercommis, il était devenu, sans posséder un sou vaillant, l’associéde M. Ducornet, puis son gendre, finalement son successeur.Jusque-là, il est vrai, rien n’était plus légitime. Mais commentdevait-il en user et acquitter sa dette envers une famille qui, euégard seulement au chiffre de sa fortune, pouvait exiger dans ungendre bien autre chose que du mérite.

Son beau-père mourut. À observer l’effet decette mort sur Thillard, on eût dit d’un homme qu’on débarrasse dechaînes pesantes, à la suite d’une longue et dure réclusion. Toutela vertu de son passé n’était qu’une imperturbable hypocrisie.Actuellement, aux plus mauvais instincts, à un égoïsmeincommensurable, il fallait joindre une vanité sans contre-poids deparvenu et le vertige dont le frappait l’éclat d’une fortuneinespérée. Sa femme et sa belle-mère, engouées de lui à en perdretoute clairvoyance, ne discontinuèrent pas d’être ses dupes et sesvictimes. Elles furent les dernières à connaître ses désordres, et,hormis un luxe ruineux, elles crurent jusqu’à la fin n’avoir pointde reproche à lui faire. Cependant, bien qu’il se montrât vis-à-visd’elles toujours aussi empressé, toujours aussi jaloux de leurplaire, sa pensée s’éloignait de plus en plus de sa femme et de sonintérieur. Entraîné par gloriole au milieu de ces rentiersparasites autour de qui rôdent des industriels de toutes sortes,comme font les requins autour d’un navire, il achetait le tristehonneur de cette compagnie par un mépris de l’argent analogue àcelui d’un homme qui n’est pas le fils de ses œuvres ou qui l’estdevenu trop vite. En proie au jeu, à d’insatiables courtisanes, àune dissipation effrénée, bientôt à l’usure, quand, après quatreannées de ces excès, l’embarras de ses affaires exigeait desmesures urgentes, énergiques, radicales, il achevait decompromettre irréparablement sa position en se jetant pieds etpoings liés dans des spéculations hasardeuses. Enfin, aux défiancesdont il était l’objet, à son crédit ébranlé, il n’était pluspossible de prévoir comment, à moins d’un miracle, il parviendraità conjurer sa ruine.

« Je vous laisse à penser dans quellesanxiétés je vivais, continua Frédéric qui, en cet endroit, plongeade nouveau les doigts dans sa tabatière. Notez que je me consolaisun peu en songeant que madame Ducornet et sa fille, quoi qu’ilarrivât, auraient toujours les ressources de leur avoir personnel.Qu’est-ce que je devins donc quand je m’aperçus queM. Thillard, qui probablement combinait déjà sa fuite, fondaitdes espérances sur sa femme et sur sa belle-mère, et ne préméditaitrien moins que de les dépouiller toutes deux ? Ah ! jefus pire qu’un diable. Trente années passées dans la maison medonnaient bien d’ailleurs quelque droit. Hors de moi, je jurai àmadame Ducornet et à sa fille que M. Thillard avait creusé unabime que des millions ne combleraient pas, et les suppliai, àmains jointes, de prendre pitié d’elles-mêmes. Mais, ouiche !qu’est-ce que je pouvais peser, moi, vieux radoteur, à côté d’unhomme jeune, beau garçon, brillant, spirituel, qui était adoré desa femme à laquelle il faisait accroire ce qu’il voulait ! Iljoua auprès d’elle sa comédie d’habitude, eut l’air de l’aimer plusque jamais, et, finalement, arracha à l’aveugle faiblesse des deuxfemmes les signatures dont il avait besoin.

– Quel misérable ! dit Maxindigné.

– Oui, misérable, en effet, ajouta levieillard en secouant la tête, et plus que vous ne pensez. Aussi,il avait trop d’avantages superficiels pour ne pas être mauvais aufond. Un homme ne peut pas tout avoir, que diable ! Je n’avaispas attendu jusqu’à ce jour pour reconnaître qu’il manquaitabsolument de cœur. Il sortait de parents extrêmement pauvres quis’étaient imposé les plus dures privations pour lui faire apprendrequelque chose. Eh bien ! il en rougissait, il les reniait, illes consignait à sa porte et les laissait dans la misère. Lemalheureux semblait n’avoir d’autre vocation que celle de prendreen haine ceux qui lui avaient fait du bien ou l’aimaient. Commentexpliquer autrement qu’il délaissât madame Thillard, la beauté,l’amour, le dévouement en personne, pour de malhonnêtes femmes,souvent laides, quelquefois vieilles, toujours dégoûtantes parleurs mœurs, qui le volaient, le ruinaient et se moquaient delui ?

– Mais, dit Max tout à coup, où un pareilhomme a-t-il pris le courage de se tuer ? »

Frédéric s’arrêta et regarda Destroy avecétonnement.

« C’est une question que je me suisadressée plus d’une fois, fit-il en se croisant les bras. Ilremarcha et poursuivit : – Sans compter que ce qu’on a trouvédans son portefeuille était bien peu de chose, par rapport auxsommes qu’il venait de recevoir. Il m’est singulièrement difficiled’admettre, du caractère dont je le connaissais, que le remords sesoit emparé de lui. Au total, je ne m’en cache pas, ce suicide n’acessé d’être pour moi un problème. »

Il y avait moins de crainte que de surprise etde curiosité dans l’air dont Destroy s’écria aussitôt :

« Est-ce que vous croiriez ?…

– Non, non, répéta le vieillard d’un airpensif. D’ailleurs, la justice, qui a de meilleurs yeux que lesmiens, n’a rien vu de louche dans cette mort.

– Au surplus, ajouta Max, sa fuite ou samort, c’était tout un : madame Thillard et sa mère n’enétaient pas moins irrévocablement ruinées.

– Évidemment, répliqua Frédéric sur lepoint de quitter Destroy. Et, voyez-vous, – ici il prit un aircapable et respira voluptueusement une énorme prise, – quand jesonge à tout cela, je suis tenté de me demander ce que fait le bonDieu là-haut !… »

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