L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 8Singulières préoccupations de Rosalie.

Avec l’aisance, commençaient à se glisser,dans l’intérieur de Clément, les connaissances et les amis. Enpremier lieu, par suite de son changement d’état, il s’était crééde nouvelles relations, relations, pour la plupart, des plushonorables. Ainsi, sans parler de l’abbé Frépillon, qui, occupéd’un cours de théologie, vivant d’ailleurs comme un bénédictin, nevenait le voir qu’à de rares intervalles, il recevait fréquemmentla visite d’un beau vieillard, prêtre, chanoine, qu’on appelaitl’abbé Ponceau, et celle d’un juge d’instruction, nomméM. Durosoir, ces deux derniers, par parenthèse, grandsamateurs de musique. Clément, devenu graduellement membre d’unefoule de sociétés, entre autres de celles de Saint-Vincent-de-Paulet de Saint-François-Xavier, passait les dimanches et les fêtes aumilieu des conférences et des instructions. Il y avait lié commerceavec le juge et s’en était à ce point concilié la bienveillance,que M. Durosoir avait consenti à être le parrain de sonenfant, lequel avait été simplement ondoyé et devait être baptisésolennellement dès que la santé de Rosalie le permettrait. D’autrepart, entre beaucoup de confesseurs qu’on lui avait indiqués,Clément avait choisi de préférence l’abbé Ponceau, parce quecelui-ci avait l’oreille un peu dure.

Ce chanoine, pour le dire en passant, car ilne doit guère sortir de la demi-teinte, était d’une apparence àcommander sur-le-champ la vénération. De haute taille, la têtecouronnée de cheveux d’un blanc de neige, avec des yeux et d’épaissourcils noirs qui se détachaient sur sa pâle figure comme descaractères arabes sur un vieux parchemin, il eût été impossible derêver à l’autel un officiant plus rempli de majesté. L’impression,à dire vrai, ne se maintenait pas à cette hauteur dès qu’onl’abordait et l’entendait causer. Commis au soin, par décisionépiscopale, c’était la chronique dans la maison Clément, deremanier de fond en comble les douze volumes d’un bréviaire ouparoissien, peu importe, il avait consacré vingt années de sa vie àcette vaste compilation, et dans ce travail, qui l’avait astreint àune vie sédentaire, voire à une sorte d’immobilité automatique, ilavait gagné toutes les infirmités navrantes qui déparaient sonextérieur imposant. Outre qu’il était l’homme du monde le plusdistrait, une paralysie partielle de la langue occasionnait parfoissur ses lèvres un bégayement intolérable ; il fallait parlerhaut pour se faire entendre de lui, et sa myopie étaitextrême ; un catarrhe, des rhumatismes, la goutte, sesaisissaient de sa personne à tour de rôle et la laissaientrarement en repos. À cela près, sa simplicité d’enfant, sa candeur,sa bonté inaltérable, en faisaient vraiment un ange. Il raffolaitde musique, jouait de la basse, et, quoiqu’il jouât faux, étaittrès-bon musicien.

Clément, chez lequel semblait décidémentaffluer l’argent, ne se bornait pas à donner de temps en temps àdîner ; il achetait encore, à l’instigation de Max, un quatuord’instruments à archet et toute la musique de Haydn, de Mozart etde Beethoven pour ces quatre instruments, ainsi que des trios etdes quintetti avec accompagnement de piano. À certains jours où, àcôté de Rosalie, n’étaient admis à titre d’auditeurs queMme Ducornet et M. Durosoir, l’abbé Ponceau venaitdiscrètement prendre un violoncelle et faire de la musique avecMme Thillard et Destroy. Outre cela, en l’absence du dignechanoine, à qui son caractère interdisait des réunions plusnombreuses, Clément fondait, de quinzaine en quinzaine, une soiréeoù, avec l’aide de trois ou quatre musiciens recrutés par Max, onexécutait toute sorte de musique de chambre. L’exécution, sans êtreirréprochable, était parfois assez bonne pour satisfaire même unjuge difficile. Le nombre des auditeurs augmentait insensiblement.Mme Thillard et sa mère, M. Durosoir, Destroy, Rodolpheet quelques autres, formaient déjà le noyau d’une société quiallait se développer et s’étendre jusqu’à faire la maison troppetite. Bien des témoins desdites séances musicales ne se gênaientpas pour en parler au dehors. Dans le milieu où avait précédemmentvécu Clément, où il avait été vilipendé, regardé comme le plusabject des hommes, d’où finalement il avait été ignominieusementrepoussé, chassé, circulaient mille détails à sa louange qui ydonnaient grandement à réfléchir. Celui que, d’une voix presqueunanime, on avait été jusqu’à proclamer un misérable passible de lacour d’assises dépouillait peu à peu, aux yeux mêmes de ses plusimplacables accusateurs, ses souillures, ses sentiments crapuleux,ses travers, ses vices, ses fautes, et cessait d’être criminel etrépugnant pour devenir un personnage digne de considération. Avecdes gradations ménagées, pour sauvegarder les apparences, on allaitactuellement à sa rencontre. Il n’apercevait plus que des visagesavenants et gracieux. Il trouvait chaque jour quelque nouveau nomchez son concierge. On l’accablait littéralement d’offres deservice. Il ne devait pas tarder enfin à être effrayé du chiffre deses amis et à se voir contraint d’en consigner la moitié à saporte.

Cependant, la pauvre Rosalie ne serétablissait pas ; sa vie continuait d’être une alternativerégulière de convalescences et d’agonies. Sur les instances desdeux époux, quand Clément était à son bureau, Destroy venait lavoir fréquemment dans la journée. Il la trouvait quelquefois calme,mais le plus souvent sous l’empire d’un morne accablement. Il futun jour bien surpris de l’objet de ses préoccupations. Sonabattement était plus profond que de coutume ; elle semblaitla proie de rêveries funèbres. Max essaya quelque temps, sans yréussir, de l’arracher à cet état douloureux. Enfin, relevant latête, et attachant sur son ami de longs regardsmélancoliques :

« Croyez-vous, cher Max, dit-elle d’unevoix altérée, qu’il y ait un Dieu ? »

Destroy l’examina avec étonnement.

« Oui, fit-il, je le crois.

– Et après la mort, pensez-vous qu’il yait quelque chose ? »

L’étonnement de Max devenait de lastupeur.

« Je ne saurais concevoir, dit-il,comment périrait l’âme d’un corps qui ne doit subir qu’unetransformation.

– Ainsi, il se pourrait qu’il y eût deschâtiments ? »

La question était embarrassante ; entrois mots, Rosalie en disait plus qu’il n’en faut pour déconcertermille sages personnes qui ne sont point pénétrées de la sciencepéremptoire des théologiens. Destroy balança à répondre. De l’aird’un homme que la crainte des sarcasmes intimide :

« Je crois, dit-il enfin, qu’il est deslois morales comme il en est de physiques ; et, de même que,si ces dernières étaient troublées, il en résulteraitinfailliblement un désastre, je suis convaincu qu’on ne peutenfreindre les autres sans qu’il s’ensuive, dans le monde del’esprit, un malaise qui, pour cesser, exige une expiation.

– Mais enfin cette expiation est-elleindividuelle ? dit Rosalie de plus en plus inquiète.

– En même temps qu’elle est individuelle,repartit Max, tous les hommes en souffrent à un degré quelconque.Rivés à la même planète, englobés dans la même atmosphère, quoi quenous fassions, notre solidarité en toutes choses est permanente etfatale, dans les joies comme dans les douleurs, dans les bonnesactions comme dans les mauvaises.

– Tout cela ne me dit pas ce que jevoudrais savoir, fit Rosalie avec une sorte d’impatience. Moi, parexemple, en supposant que j’aie commis de grandes fautes,souffrirai-je après ma mort ?

– Est-il donc si ridicule de penser,répliqua Destroy, qu’au cas où la somme de vos douleurs ne sera pasadéquate à celle de vos péchés, vous rajeunirez dans la mort pourcontinuer l’expiation ?

– Qu’importe ! dit précipitammentRosalie, si je perds le souvenir de ma vie antérieure.

– En souffrirez-vous moins pour ignorerla raison de votre supplice ? dit Max. Au reste, reprit-il,dans l’existence qui embrasse ses crimes, il est au moins douteuxque l’homme ne subisse pas en partie son châtiment. Admettezseulement qu’il ait une famille, la seule pensée de transmettre àses enfants un héritage de malheur n’est-elle pas suffisammenteffroyable ?

– Hélas ! hélas ! » fitRosalie qui se cacha la tête dans ses mains et éclata ensanglots.

Destroy, bien que tout cela lui parûtsingulièrement étrange, ne voulut voir dans cette explosion dechagrin que l’effet de scrupules outrés.

Peu après, Clément revint de son bureau.Accoutumé de longue date à voir les sombres tristesses de sa femme,il ne prit pas même garde à la trace de ses larmes récentes. Ausurplus, il était préoccupé. D’un ton sarcastique et en termesinjurieux, il déclara qu’il communiait le lendemain et conseilla àsa femme, puisque aussi bien sa faiblesse la dispensait de cetteignoble comédie, de se confesser au moins plus souventqu’elle ne faisait. Rosalie, pour la première fois peut-être, necacha point son affliction de l’entendre parler avec cetteirrévérence.

« Quoi ? qu’est-ce ? fitClément avec une colère hautaine. Les lieux communs de l’abbéauraient-ils fait impression sur toi ?… N’oublie pas,ajouta-t-il avec une énergie effrayante, que je ne veux même pas del’ombre d’un tiers ou d’une pensée entre nous deux ! Plutôtque d’être à la merci d’un prêtre, je préférerais subir le derniersupplice ! »

Max penchait la tête d’un air soucieux.

« Serais-tu jaloux d’unvieillard ? » demanda Rosalie en s’efforçant desourire.

Loin de protester contre cette façond’interpréter sa colère, Clément se calma tout à coup et changeabrusquement de conversation.

Il était rare qu’un jour s’écoulât sans êtremarqué par quelque incident nouveau. Ainsi, dans la même semaine,Destroy se trouvant auprès de Mme Thillard, légèrementindisposée :

« Il paraît, lui dit celle-ci, que votreM. Clément a été jadis commis dans notre maison ?

– Comment l’avez-vous appris ?demanda Max curieusement.

– Par Frédéric, dit Mme Thillard,qui est allé prévenir Mme Rosalie de monindisposition… »

Elle ajouta que le vieillard avait rapportéles plus pénibles impressions de cette visite. Clément, troubléd’abord en l’apercevant, s’était bientôt montré envers lui aussiexpansif qu’il venait d’être réservé. Il ne s’était pas borné à luifaire voir son appartement, il avait encore prétendu lui raconterson histoire jusque dans les plus minimes détails, et l’avaitobligé d’examiner ses livres, sous le prétexte de lui demanders’ils étaient bien tenus. Frédéric avait été d’autant plus frappéde ce dernier souci, que lesdits livres annonçaient un comptable depremier ordre. En dépit de son aisance, de sa vie laborieuse et desa dévotion, Clément avec sa figure ravagée, ses yeux hagards, sesmanières ambiguës, n’avait inspiré au vieillard ni confiance nisympathie. Celui-ci allait jusqu’à s’affliger, sans trop savoirpourquoi, il est vrai, des relations de Mme Thillard avec cesinistre personnage.

« Pour ma part, continuaMme Thillard, je suis désolée de n’avoir pas su le fait plustôt. Sans fausse fierté, j’eusse probablement refusé d’aller danscette maison, et j’eusse sagement fait. Il faut bien vous le dire,si Mme Rosalie m’inspire de la compassion, j’ai à l’endroit deson mari des sentiments analogues à ceux de mon vieuxFrédéric : il me cause une répugnance que je ne puis réussir àsurmonter. »

Le lendemain même de ce jour, Destroy allachez Clément, qui le reçut avec humeur.

« Es-tu fou ? s’écria-t-il.Comment ! tu vas t’amuser à catéchiser Rosalie ! À quoipenses-tu ? Qu’avais-tu besoin de lui dire qu’il y a un Dieu,une vie éternelle, des châtiments, et le reste ?

– J’ai répondu à ses questions, dit Max,voilà tout.

– Il fallait alors lui répondre, ditClément avec énergie, qu’il n’est de Dieu que pour les idiots, quela mort c’est le néant, que les châtiments et les récompenses sontdes inventions saugrenues de l’homme.

– À cause de quoi ? fit Maxinterdit.

– Tu ne veux pas, j’imagine, apporter letrouble dans mon ménage ! répliqua Clément d’un trait. Voilàmaintenant que Rosalie ne me laisse de repos ni jour ni nuit, et mefatigue de tous ces rabâchages… J’attends de toi un service.

– Quel est-il ?

– Il faut que tu défasses tonouvrage ; que, par insinuations, tu étouffes, dans l’esprit dema femme, la mauvaise graine que tu y as semée.

– Je ne puis faire cela, dit Maxfermement.

– Ainsi donc, s’écria Clément furieux, ilfaut, parce que cela te plaît, que je souffre, moi, que je soiscrucifié pour des opinions sur lesquelles je crache !

– Je te promets seulement, repartitDestroy, d’éluder les questions de Rosalie, s’il arrive qu’elle mequestionne de nouveau là-dessus.

– Eh bien, d’accord, dit Clément. Tusouffriras en outre, sans souffler, que je la raille devant toi deses sottes visions. »

Ils parlèrent ensuite du vieux Frédéric.

« Que fait-il ? demanda Clément. Ilest donc au service de ton amie ?

– Ah ! fit Destroy avecenthousiasme, ce vieillard est réellement admirable !Quarante-cinq de ses années, il en a soixante, ont été comblées parle travail. La perte totale de ses économies, à la mort de sonpatron, ne lui a pas arraché une plainte. Il ne s’est préoccupé quede Mme Ducornet et de sa fille. Il les a contraintesd’accepter ses services et s’en est constitué le serviteur presquede force. Il se tient toute la journée à la disposition deMme Thillard. Non content de cela, il emploie les deux tierspeut-être de ce qu’il gagne le soir à tenir des livres, ausoulagement des deux femmes.

– C’est un vieil imbécile ! »fit sur-le-champ Clément d’un air de dédain suprême.

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