L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 17Un homme heureux.

La disparition de Clément ne laissa pas qued’être remarquée. Dans le principe, on ne voulait point admettreque Destroy ignorât ce qu’il était devenu : on le harcelaitpour en avoir des nouvelles. Bien que fondé à le croire auxÉtats-Unis, il se défendait immuablement de savoir en quel lieuledit Clément s’était réfugié. Dix années et plus s’écoulèrent.Insensiblement on l’oublia, comme les absents s’oublient. Maxlui-même y pensait déjà beaucoup moins ; en son souvenir,l’histoire de son ancien ami persistait sans doute, mais comme yeussent persisté les impressions d’un rêve sinistre. Peu s’enfallait qu’il ne prît toutes ces aventures pour les fantaisiesd’une sombre imagination.

Cependant, il se rencontra chez son amiRodolphe avec un jeune homme qui venait de parcourir le monde entouriste. Ce jeune homme, bien connu sous le nom de Sosthènes,avait tout uniment cette valeur qu’aux yeux du plus grand nombredonne la fortune. Pour le soustraire à l’influence ruineusequ’exerçait sur lui une femme entretenue, sa mère l’avait obligéd’entreprendre un long voyage. Trois années de séjour dansl’Amérique du Nord avaient meublé sa mémoire d’une séried’anecdotes plus ou moins dignes d’intérêt. Il avait visité nombred’endroits, et, en dernier lieu, s’était arrêté assez longtempsdans une petite ville de commerce située sur le lac Ontario. A beaumentir, ou, au moins, a beau parler qui vient de loin. Max etRodolphe l’écoutaient avec distraction. Il s’interrompit tout àcoup.

« N’avez-vous pas connu un nomméClément ? » demanda-t-il aux deux amis.

Tandis que Rodolphe, dont la curiosité prenaitfeu, s’empressait de répondre affirmativement, Max tressaillait etregardait Sosthènes avec inquiétude.

« Je vous en parle, reprit Sosthènes,parce que, soi-disant, il a vécu ici dans le monde des gens delettres et des artistes. »

Tout ému de la rencontre, Rodolphe, avec sonétourderie habituelle, plus soucieux de parler que d’écouter,accumula questions sur questions. Sosthènes, exceptionnellement,fut intéressant parce qu’il avait été intéressé lui-même. Max,contre toute attente, connut, jusque dans les moindres détails, lanouvelle existence d’un homme auquel il ne pouvait penser sansfrémir.

Le jeune touriste représentait Clément commeun personnage étrange, mystérieux, foncièrement misérable au milieude la prospérité, et qui, pour peu qu’on l’approchât, éveillaitaussitôt chez autrui d’indicibles impressions. Il dépassait de peula quarantaine, et ses yeux caves, son front chauve, ses jouescreuses et livides, la maigreur de son corps courbé, lui donnaientles apparences d’un vieillard, ou mieux, celles d’un cadavreambulant. Tout en ayant l’humeur la plus douce, il était sombre,taciturne, inaccessible à la gaieté, et dévoré d’une activitéfébrile qui achevait de ruiner sa constitution.

On ne se rappelait pas l’avoir jamais vu sansson fils, jeune homme pâle, plus étrange encore que son père. Unœil noir d’une fixité stupide, de longs cheveux bruns naturellementbouclés, rehaussaient encore sa pâleur. Bien qu’il n’eût pas plusde quinze ou seize ans, il en accusait vingt, à cause de ses traitsaccentués et d’une légère moustache qui estompait déjà sa lèvresupérieure. Sous le rapport des facultés intellectuelles, iln’était pas à la hauteur d’un enfant de six mois ; iln’ouvrait la bouche que pour articuler des syllabes dénuées de sensou pousser des cris rauques. Jamais il ne quittait son père, pasmême pour dormir.

On les rencontrait fréquemment dans les rues,sur les promenades, bras dessus, bras dessous, le père remorquantle fils, comme le crime traîne à sa suite la honte et la vengeance.C’était la croyance commune qu’un incommensurable malheurempoisonnait l’existence de cet homme. Il avait des mœursirréprochables, il ne mesurait ses jours que par le travail et lesbonnes actions, et n’éveillait partout que des antipathies.Peut-être, sans son fils, fût-on parvenu à les vaincre ; maisla vue de ce bel et étrange idiot, qui couchait dans son ombre,soulevait une véritable horreur : on s’en détournait comme onse gare d’un reptile dangereux.

Clément semblait tourmenté d’une soif d’argentinextinguible. Se livrant au commerce avec frénésie, d’unehardiesse sans exemple, d’une habileté rare, d’un bonheurproverbial dans toutes ses opérations, il était déjà plus quemillionnaire. Cependant qu’il faisait bâtir de vastes hangars,qu’il agrandissait ses chantiers, qu’il étendait le cercle de sesaffaires, qu’il multipliait le nombre de ses agents, il vivait avecson fils dans la plus modeste maison de l’endroit, se passait dedomestiques et se privait même du luxe de l’aisance. Cetteaustérité, si peu d’accord non-seulement avec sa fortune, maisencore avec le poids des travaux qu’il accumulait sur lui,surprenait d’autant plus, qu’il était invariablement, à l’égard desmalheureux, libéral jusqu’à profusion. Sans parler des aventuriersqui l’exploitaient journellement, toujours impunément, il accordaitdu travail à qui en voulait, distribuait les aumônes à pleinesmains, fondait des écoles, contribuait pour une somme considérableà l’édification d’un hôpital. On l’avait vu sacrifier des intérêtsimmenses plutôt que d’avoir un procès.

Ce n’était rien encore. À toute heure du jouret de nuit, on trouvait Clément prêt à rendre service, à sedévouer, voire à sacrifier sa vie. On eût dit même qu’il ne fûtnulle part plus à l’aise qu’au centre des plus grands dangers. Iln’était pas un désastre, dans la ville, auquel ne se rattachât lesouvenir de son courage. On citait de lui plus volontiers diverstraits qui approchaient réellement de l’héroïsme. Un sinistre,allumé par la foudre, menaçait de dévorer la ville ; le ventpropageait l’incendie de quartier en quartier avec une rapiditéextraordinaire ; les habitants, comprenant leur impuissance,restaient plongés dans la terreur et le désespoir. Tout à coup, surle faîte d’une charpente menaçant ruine, dans un tourbillon defumée rougeâtre, était apparu Clément la hache à la main. Au risqued’être vingt fois englouti sous les décombres, frappant à droite età gauche avec une vigueur surhumaine, il était parvenu à faire cequ’on appelle la part du feu et à préserver ainsi de la ruine unefoule d’artisans et d’industriels.

Quelque six mois auparavant, par un tempseffroyable, pour sauver quatre malheureux que l’orage avaitsurpris, il s’était bravement, sans hésitation, exposé sur le lac àun péril peut-être plus grand encore. En présence du ciel noirsillonné d’éclairs, du vent furieux qui bouleversait l’Ontario et ysoulevait des montagnes, les hommes les plus intrépides manquaientde courage. Il eût fallu, à leur avis, être frappé de démence pouroser affronter un pareil ouragan. Aussi fût-ce avec une indicibleépouvante qu’on vit Clément s’élancer dans une barque ets’abandonner aux vagues. On le considéra sur-le-champ comme perdu.Toutefois, il n’avait pas seulement échappé à une mort certaine, ilavait encore eu l’incroyable bonheur de voir son audace couronnéed’un plein succès.

Enfin, on ne se souvenait pas sans le plus vifenthousiasme du dévouement vraiment sublime qu’il avait déployédurant une épidémie. La population était plus que décimée ;les riches, les prêtres, les médecins eux-mêmes, du moins ceux quin’avaient pas succombé, s’étaient enfuis ; on ne voyait quemorts et mourants ; à l’aspect du drapeau noir flottant surles églises et la maison commune, ceux que la contagion épargnaitagonisaient de peur. Clément parut se jouer d’un fléau quirépandait l’alarme à dix lieues aux alentours. Non content de nepas émigrer, il parcourait les rues, relevait le courage des uns,contraignait les autres à l’action, soignait les malades, enterraitles morts. Outre qu’il sauva nombre de gens par l’intrépidité deson exemple, à force d’énergie il préserva de la peste une villedéjà dépeuplée par l’épidémie. Cependant, le fléau passa sur satête et celle de son fils sans même y toucher. Il semblaitdécidément que cet homme qui méprisait si profondément la mort fûtégalement méprisé d’elle.

En dépit de tels services, la reconnaissance àson égard se bornait à une sorte d’admiration superstitieuse. Ildonnait lieu à trop de marques singulières et inquiétantes. Lesremercîments ne lui causaient que de la gêne. Le contact de sessemblables le rendait tout honteux. Sa tristesse, son abnégation,sa témérité, ressemblaient aux effets du remords. De plus, il étaitnotoire que de sa maison, la nuit, s’échappaient parfois deshurlements sauvages à croire que le père et l’enfant se prenaientde querelle et se ruaient l’un sur l’autre. Comment ne l’eût-on pasfui, quand déjà son extérieur, sa taciturnité, la vue de son fils,suffisaient et au delà à éteindre aussitôt dans tous les espritsjusqu’à la velléité de le connaître intimement ?

Sosthènes occupait le premier étage d’unemaison située non loin du domicile de Clément. Les contradictionsétaient évidentes dans quelques-uns des bruits dont celui-ci étaitl’objet. On pouvait d’ailleurs les avoir inventés, ou du moinssingulièrement exagérés. En définitive, il n’était personne qui netînt ce Français pour le plus inoffensif et le meilleur des hommes.Sosthènes s’était décidé à lui rendre visite.

Il n’avait qu’à se louer de l’accueil qu’il enavait reçu. Les apparences étaient loin de répondre aux comméragesen circulation. Au premier abord, Sosthènes se félicita d’avoirfait ses réserves. C’était trop se hâter. Insensiblement, il selivra à des observations du caractère le plus attristant. Clémentse pliait en esclave à tous les caprices de son fils ; ilsemblait l’idolâtrer et se complaire à lui obéir. Mais l’enfantn’était touché ni de cette affection, ni de cescomplaisances ; il avait à peine ce qu’il exigeaitimpérieusement par des cris, qu’il redevenait impassible. Ilrepoussait en hurlant les caresses paternelles et avait leprivilège étrange, avec sa pâleur morne, son œil dur,l’inflexibilité de sa bouche, son mutisme, de remplir son pèrelui-même de terreur. Quel effet ne devait-il pas produire sur lesétrangers ?

Sans y être provoqué, Clément avait faitquelques confidences à son compatriote. « Tout me réussit, »avait-il dit, « je ne comprends rien à mon bonheur. » Laplus désastreuse entreprise devenait excellente dès qu’il s’enmêlait. On disait effectivement dans le pays : « Heureuxcomme M. Clément. » En moins de onze ans, il avait amasséune brillante fortune. Cela ne lui suffisait pas. Il voulait avoirdes millions avant de retourner en Europe. Son intention était d’yfonder des établissements utiles.

Encouragé par cette confiance, Sosthèness’était hasardé à le questionner sur son incurable mélancolie.Clément eut l’air embarrassé, « J’ai perdu une femme quej’adorais, » dit-il enfin en détournant la tête. « Je comptaispasser mes vieux jours avec elle. Sa mort m’a laissé entièrementseul, puisque aussi bien, comme vous voyez, mon fils est innocent.Depuis cette perte, je n’ai pas goûté une heure de repos. Madouleur croît même avec le temps. » Sosthènes se rappelaitencore ces paroles : « Je n’ai jamais ni faim ni soif, jene dors presque pas, quand le travail auquel je m’assujettisbriserait l’organisation la plus robuste. Au milieu des plus rudesfatigues, je ne puis trouver l’oubli : mon esprit reste libreet travaille de son côté. Quand je suis prêt à tomber d’épuisement,je le suis aussi à succomber sous le poids de mes souvenirs.J’ignore comment je puis vivre ainsi. Il faut que la vie tienne aucorps d’une étrange façon. » Et comme Sosthènes s’étonnaitd’une douleur aussi persistante : « Oh ! repritClément d’un accent et d’un air à tirer les larmes des yeux, j’aiaussi une maladie cruelle qui exerce son influence sur moi. Je faistout au monde pour me distraire, pour chasser les noires tristessesqui m’accablent, mais sans y réussir. »

Clément et son fils n’avaient pas tardé àfaire naître chez Sosthènes ce sentiment de répulsion que finissaittoujours par causer leur présence. Celui-ci s’était hâté de quitterle pays pour ne plus les voir.

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