L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 14Quantum mutatus ab illo !

Le besoin que ressentent les misérables, dumoins ceux qui ne sont pas absolument stupides, de confier leursfautes, ne serait-ce qu’au papier, est chose notoire. Harcelé parun besoin de ce genre, Clément ne voyait pas une seule fois Max,qu’il n’eût en quelque sorte son secret sur les lèvres. À cetteheure, il était impuissant à maîtriser les souffrances aiguës qui,à l’exemple de la gangrène, envahissaient graduellement en luiquelque coin oublié. Ses rapports avec son fils étaient d’uneétrangeté puissante. L’enfant avait horreur de son père : ilhurlait à son contact, comme si on l’eût touché avec un fer rouge.Clément, au contraire, donnait le spectacle phénoménal d’une âmepleine, pour le même objet, à la fois de haine et d’amour,c’est-à-dire qu’il aimait et exécrait son fils avec une égaleviolence. Parfois, malgré les pleurs et les convulsions du petit,il le saisissait de ses deux mains avec l’intention de lecaresser ; mais au moment de l’approcher de son visage, ill’éloignait de lui brusquement, le considérait avec effroi, puis lelaissait tomber à terre d’un air d’aversion invincible. Il essayade tenir à distance cette sorte de monstre, et, à cet effet, ledonna en garde à des étrangers. À quelque prix que ce fût, il netrouva personne qui, au bout de huit jours, ne lui ramenât sonenfant, lequel pleurait, criait, refusait toute nourriture, jusqu’àce qu’on l’eût rendu à son père.

Destroy, bien que Clément, par ses confidencessuccessives, eût réussi à l’aliéner profondément, ne laissait pasque d’y retourner d’intervalle en intervalle. Pour aider à lecomprendre, sinon à le justifier, il suffirait de rappeler cesfemmes qui, tiraillées à la fois par le respect humain,l’appréhension d’émotions trop fortes et aussi par une curiositéindomptable, ne veulent pas et veulent en même temps assister àquelque horrible drame de cour d’assises.

À étudier Clément, dont la constitutions’altérait, dont la tête toute blanchie redevenait cadavéreuse,dont l’œil gardait une fixité farouche ou s’agitait comme celuid’un fou, il n’était pas nécessaire de l’entendre à tout bout dechamp s’écrier : « Cela est intolérable ! »,ou : « Je ne peux plus vivre de la sorte ! » ouencore : « Il faut que cela finisse ! » pourconcevoir jusqu’à quel point il était impatient d’une tellevie.

« Oh ! que ne puis-je parler !dit-il un jour avec des sanglots dans la gorge.

– Qui vous en empêche ? » ditMax d’une voix éteinte.

Il est à noter que, de plus en plus froids àl’égard l’un de l’autre, ils en étaient venus peu à peu à alternerle tu et le vous, et, finalement, à ne plus faireusage que de ce dernier terme.

« Est-ce donc uniquement ma chair quisouffre ? ajouta Clément qui se serrait la tête de ses poings.Cette chair misérable est-elle susceptible de sentir tant dechoses ? Non, évidemment, non !… Aurais-je uneâme ?… Et si j’en ai une !…

– En doutez-vous encore ?

– Je le voudrais, je leveux ! »

La manière dont Clément pencha la tête et lacacha dans ses mains attestait que le désespoir avait usé sesforces et que son je le veux ! n’était plus qu’unmot.

« Est-ce ma faute, disait-il un autrejour, si j’ai vu ce que j’ai vu et senti ce que j’ai senti ?Étais-je libre de penser contrairement à mes impressions etpouvais-je croire en ce que je jugeais radicalement faux ? Lescepticisme coulait dans mes veines avec mon sang, et je nedécouvrais rien qui n’ajoutât encore à mon incrédulité. Dans cettesociété où j’ai grandi, je n’ai jamais aperçu et n’aperçois encoreque confusion et désordre. On pourrait dire que l’habileté et lamaladresse y sont les seules mesures du crime. Elle n’a d’honnêteque le masque, et cela est à ce point vrai que, dans sa religion,ses mœurs, ses arts, sa littérature, ce qu’elle recherche avanttout, ce qu’elle exige, c’est la forme… »

Il ajouta après une pause :

« En quoi suis-je donc plus criminel quetant d’autres qu’animent des pensées identiques, sinon en ce quej’ai prétendu être plus rigoureux logicien ? Je défie qui quece soit de me contredire : Quand on est convaincu qu’il n’y apas de Dieu, que la conscience n’est qu’un préjugé, que la mort estle néant, ce qu’on appelle crime n’est tel que relativement, ladouleur n’a pas de sens, tout ce qu’on peut faire impunément pours’en délivrer est permis, il n’est de beau et de bien que lajouissance, et d’utile que la préoccupation de se jouer des lois.Tue, vole, viole, sois un monstre, mais qu’on ne le sachepas ! Qui donc te châtiera ? Il n’est qu’un lâche ouqu’un imbécile qui puisse craindre des chimères et desfantômes !

– Que n’êtes-vous entendu des pharisiensde nos jours !

– D’où je suis arrivé à cette convictionimperturbable : qu’une société qui n’a que des lois pour ladéfendre est une société perdue !

– Il faudrait graver cela dans tous lesesprits… »

Clément, prétextant d’une santé chancelante,s’était démis de sa place. De fait, comme l’indiquaient sespréparatifs, il projetait de s’éloigner. Un matin, il n’aperçut pasplutôt Destroy, qu’il s’écria :

« Quelle nuit ! avez-vous entendul’orage ?

– Je dormais, sans doute, répliquaMax.

– Vous êtes bien heureux ! continuaClément. La tempête m’a tout à coup éveillé. La pluie tombait partorrent ; le vent s’engouffrait dans ma cheminée et produisaitun bruit persistant analogue à celui d’orgues lointaines. J’avaisles yeux pleins d’un rouge sombre et sinistre. Je m’imaginaisoudainement que le feu était à la maison, et, saisi d’une terreurindicible, je sautai à terre. Je courus à ma cheminée et appliquaimon oreille à l’ouverture. Le ronflement que j’entendais étaitvraiment celui des flammes d’un vaste incendie. J’ouvrisprécipitamment ma fenêtre pour voir le ciel. Le ciel étaitrouge ; les murs voisins étaient rouges aussi. Je me penchaidehors au risque de tomber dans la rue, et tâchai d’apercevoir letoit de la maison. Il me sembla encore qu’il était en feu. Enfin,de tous côtés, je ne voyais que les reflets rouges d’un foyerimmense. Les gouttes d’eau, larges comme des sous, qui tombaientsur mon front, étaient immédiatement séchées par la chaleur intensedont mon corps, plein de fièvre, était dévoré. Je résolus de monterà l’étage supérieur. Au droit de mon lit, m’étant détourné parhasard, j’aperçus au fond de l’alcôve une figure pâle qui meregardait. Je reculai d’un pas, puis je roulai à terre sansconnaissance.

– Mais, mon Dieu, s’écria Destroyeffrayé, quel crime avez-vous donc commis ?

– Ne l’avez-vous pas déjàdeviné ?

– Votre vie, vos angoisses, vos remords,me font tout craindre, dit Max qui étouffait d’anxiété.

– Et vous n’avez pas tort… »

Max tressaillit et attacha sur Clément desyeux démesurément ouverts.

« Non, ça n’est pas possible !s’écria-t-il tout à coup énergiquement ; ce que vous me donnezà entendre n’est pas ! En vous supposant capable de tout, laprudence seule eût suffi à vous arrêter !

– Aussi, répliqua Clément de plus en plussombre, a-t-il fallu que j’aie le hasard pour complice essentiel.J’abhorrais Thillard, il est vrai, au point d’avoir soif de savie ; mais, à moins d’une impunité certaine, je n’eusse jamaistouché à un cheveu de sa tête. Je fus assez malheureux pour qu’ilvint lui-même se mettre à mon entière discrétion, tenter à la foisma vengeance et ma cupidité, et cela, dans des circonstances tellesqu’il m’était aussi facile de le voler et de le faire disparaîtreque de boire un verre d’eau… »

Blême, dans une immobilité stupide, Destroyressemblait à une pétrification. Il essaya pourtant de se lever etde sortir ; mais ses jambes tremblèrent sous lui : il futcontraint de se rasseoir. De ses plus pénibles cauchemars, iln’était jamais résulté une paralysie si douloureuse.

Clément ajouta d’un air funèbre :

« Demain, irrévocablement, d’une manièreou d’une autre, je pars pour ne jamais revenir. Dans ma rage deprosélytisme, je n’ai pas discontinué de blesser tous vos instinctspar des aveux révoltants. Si j’en ai trop dit pour ne pas achever,vous en avez trop entendu pour reculer devant ce qui me reste àvous dire. Qu’une fois pour toutes vous connaissiez la mesure de ceque peut l’incrédulité exaspérée par la misère et servie par lescirconstances… »

Max continuait d’avoir les apparences d’unhomme foudroyé…

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