L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 4Intérieur de Clément.

Clément occupait, dans une vieille maisonsituée rue du Cherche-Midi, un appartement au troisième.L’ameublement, simple et propre, offrait, dans la forme et lescouleurs, cette disparité des meubles achetés d’occasion chezdivers marchands. On y avait évité avec soin tout ce qui étaitsusceptible d’éveiller la tristesse. Aux murs et aux fenêtres despièces élevées du logement, rempli de lumière, étaient un papier etdes rideaux d’une nuance claire, semée de grosses fleurs rouges,vertes et bleues.

Une vieille femme vint ouvrir. Avant que Maxn’eût parlé, elle dit : « Monsieur n’est pas là. »Mais Clément qui, sans doute d’un observatoire secret, avaitreconnu son ami, apparut au moment où celui-ci descendaitl’escalier et le rappela.

« Viens par ici, lui dit-il enl’entraînant à travers plusieurs chambres, nous serons plustranquilles. Ma femme garde le lit. On a dû la séparer de sonenfant, puisqu’elle ne peut nourrir, et elle est très-souffrante.Tu la verras une autre fois. »

Ils furent bientôt installés dans une petitepièce qui rappelait un cabinet d’hommes d’affaires, à cause d’unebibliothèque en acajou, comblée de livres à reliure uniforme, d’ungrand casier dont la double pile de cartons verts était séparée pardes registres armés de métal poli, et d’un bureau devant lequels’ouvraient les bras circulaires d’un fauteuil recouvert de cuirrouge.

« Tu n’as pas dîné, au moins ? ditClément à son ami… Nous dînerons ensemble, » ajouta-t-il en tirantde toute sa force le cordon d’une sonnette.

La vieille femme accourut.

« Marguerite, cria Clément qui accompagnases paroles d’une pantomime expressive, vous dresserez la tableici : vous mettrez deux couverts. Ne fais pas attention,dit-il ensuite à Destroy dont le visage accusait de la surprise etdes préoccupations, la pauvre vieille est presque sourde.

– Je l’avais deviné à son air, repartitMax. Ce n’est pas pour t’entendre élever la voix que je suisétonné. À te parler franchement, depuis mon entrée ici, je neremarque que des choses qui me confondent.

– Qu’est-ce qui t’étonne donc tant ?demanda Clément.

– Comment ! fit Destroy, quand ont’a vu, comme je t’ai vu pendant dix ans, vivre au jour la journée,changer d’hôtel tous les quinze jours, prendre racine dans lesbals, te railler infatigablement de la vie bourgeoise, tu ne veuxpas que je m’étonne de te trouver marié, père de famille,travaillant, économisant, vivant au coin de ton feu, ni plus nimoins qu’un notaire ou qu’un sous-préfet ?

– C’est précisément parce que j’ai vécuainsi, dit Clément avec assez de raison, que tu ne devrais past’étonner de me voir vivre d’une autre manière.

– Crois au moins, s’empressa d’ajouterMax, que ma surprise n’a rien de désobligeant pour toi : elleéclate, au contraire, du plaisir que j’éprouve à te rencontrer toutautre. Certes, je t’aime mieux ici que dans cet horrible bouge dela rue Saint-Louis en l’Ile où je t’ai vu avec Rosaliel’avant-dernier automne, je crois. »

Le tressaillement qui agita les nerfs deClément attesta que Max venait de lui rappeler un souvenirextrêmement pénible.

« À moins que tu n’en veuilles à notrerepos, dit-il d’un air tout assombri, tu ne parleras jamais,surtout devant ma femme, de ce temps funeste… Tu me feras égalementplaisir en cessant de t’extasier à notre position nouvelle. Tuseras peut-être tout le premier à l’estimer bien modeste, quand jet’en aurai détaillé l’origine. Outre que j’ai dû me plier à despratiques honteuses, que de temps il m’a fallu pour parvenir oùj’en suis ! Cela ne paraît pas ; mais l’état médiocre oùtu me vois, si précaire encore, est pourtant la résultante d’unelutte quotidienne de deux années au moins ; car il y a bienautant que je ne t’ai pas aperçu.

– Oh ! pas tant, dit Destroy.

– Au reste, mes livres font foi, ditClément.

– Tu tiens aussi des livres ?

– Certainement, repartit Clément dont levisage brilla de satisfaction, et un journal ! Depuis lemoment où j’ai eu cette idée, je puis rendre compte non-seulementde ce que j’ai reçu et dépensé, à un centime près, mais, encore dechacun de mes jours, heure par heure, minute par minute. Je veux temontrer cela. »

Il se leva en effet, et alla à son casier.

« Ce n’est pas la peine, disaitMax ; il me suffit de te savoir plus heureux. »

Clément insista.

« Si, si, répéta-t-il en posant un desregistres du casier sur son bureau. Tu pourras toi-même en tirerquelque enseignement. D’ailleurs, il est bon que tu aies de quoirépondre à ceux qui feraient des commentaires sur moi.

– Quels commentaires veux-tu qu’onfasse ?

– Peuh ! que sais-je ? moi, fitClément d’un air ambigu, j’ai tant d’ennemis ! Que je suis dela police, par exemple… »

Quoique Destroy se déclarât incapable de voirclair dans les livres de comptes, Clément lui mit le registre sousles yeux et l’obligea à l’examiner…

« Tu t’abuses, lui dit-il, les chiffresne sont pas si diables qu’ils sont noirs. Il n’y a rien làau-dessus de l’intelligence d’un enfant. Voici la colonne desrecettes, puis celle des dépenses. Je te fais grâce des détails decelle-ci, cela est pour moi. Mais tu peux jeter un coup d’œil surles recettes ; la liste n’en est pas longue, tu auras bientôtfait…

« Les trois premiers mois, je n’ai pastouché d’autre argent que celui de ma place. Regarde :janvier, 100 fr. ; février, d° ; mars, d° ; ci 300fr.

« Le trimestre suivant, outre uneaugmentation de vingt-cinq francs par mois, ci 375 fr.

« J’ai rédigé, à la prière d’un bottiercatholique, une brochure sur l’Art de se chausser commodémentet modestement, qui m’a été payée cinq cents francs, ci 500fr.

« Ce petit livre n’a pas paru, que jesache ; il ne paraîtra peut-être jamais. Peu m’importe !Il est du reste convenu que mon nom n’y figurera pas.

« Au troisième trimestre, sans travaillerdavantage, au lieu de cent vingt-cinq francs par mois, j’enémargeais cent cinquante. Or, si je ne me trompe, voilà un an quecela dure, ce qui fait au total une somme de dix-huit cents francs,ci 1800 fr.

« Dans l’intervalle, j’ai exécuté diverstravaux, entre autres, pour une librairie religieuse, desPetits livres de piété, des Contes pour lesenfants, des Histoires de Saints ; le tout, mafoi, assez bien payé. Juges-en, ci 900 fr.

« J’ai encore publié, à mon compte,l’Almanach des dévots, qui m’a rapporté net deux centsfrancs, ci 200 fr.

« J’ajouterai que le duc de L…, séduitpar ma belle écriture que tu connais, m’a donné à faire la copied’un manuscrit de cent cinquante pages, à raison de un franc parpage, ce qui fait juste cent cinquante francs, ci 150 fr.

« Enfin, tout récemment, j’ai reçu duministère de l’intérieur, bureau des secours généraux, car je nesuis pas fier, une somme de cent francs, ci 100 fr.

« Somme toute, tu le vois, continuaClément en faisant jouer avec complaisance les feuillets duregistre, j’ai énormément travaillé et gagné beaucoup d’argent. Parmalheur, eu égard aux choses dont nous avions besoin, telles quelinge, habits, meubles, vaisselle, et le reste, ça été un grain demil dans une gueule d’âne. La grossesse de Rosalie, qui est venueensuite, a occasionné forcément un surcroît de dépenses. Je ne merappelle pas sans frémir qu’au moment des couches il n’y avait pasun sou à la maison, et je me demande encore où j’ai trouvé desforces et des ressources pour doubler ce cap terrible. Quoi quej’en eusse, il a bien fallu faire de nouvelles dettes et escompterencore une fois l’avenir. Ce n’est heureusement qu’une gênemomentanée dont le terme est même très-prochain. Tel que tu mevois, je suis résolu à faire de l’industrie ; j’ai déjà sur lechantier une dizaine d’affaires très-belles. C’est étrange,n’est-ce pas ? Mais j’ai pris goût au bien-être, je me suisaffolé de considération, et il me semble que je n’aurai jamaisassez ni de l’un ni de l’autre. Je prétends payer peu à peuintégralement mes vieilles dettes, vivre dans l’aisance et devenirun parfait honnête homme, selon le monde. C’est si simple !Pour commencer, j’espère qu’avant peu tu me verras mieux logé etdans un quartier moins triste. Je veux avoir de beaux meubles,acheter un piano, et faire apprendre la musique à cette pauvreRosalie qui s’ennuie à périr. Nous verrons… »

Tout en disant cela, Clément inclinait vers laterre un front chargé de rêveries funèbres, ce qui était au moinsl’aveu d’une satisfaction bornée.

Quant aux faits qu’il venait d’égrenercomplaisamment, ils étaient appuyés de preuves si catégoriques, quel’authenticité n’en pouvait être mise en doute ; aussi, Max nese préoccupait-il que de connaître le prix auquel Clément avaitobtenu une aussi belle place et tant de travaux lucratifspar-dessus le marché. »

« Voilà où je t’attendais ! »s’écria tout à coup ce dernier en se levant. Il ferma son registreet le remit en place. À la vue du dîner qui était servi :« Mais, dit-il avec une inflexion de voix plus calme,mettons-nous à table, nous causerons tout aussi bien enmangeant. » Il ajouta d’un air profondément ironique :« D’ailleurs, m’est avis qu’il te faut des forces, enprévision des faiblesses que pourra te causer le récit de mesturpitudes préméditées, formellement voulues… »

Ils n’étaient pas assis depuis cinq minutesl’un devant l’autre et n’avaient pas mangé trois bouchées, que lavieille sourde entra à l’improviste.

Clément, qui lui avait fait comprendre qu’onn’avait plus besoin d’elle, la regarda avec colère.

« Qu’est-ce qu’il y a ? luicria-t-il brutalement.

– Mme Rosalie vous demande, réponditla vieille femme.

– Ah ! fit Clément avec des marquesd’impatience et de mauvaise humeur, cette diablesse de Rosalie estinsupportable ; elle ne peut pas rester un moment seule, ilfaut toujours que je sois là. »

Cependant il s’excusa auprès de son ami etsuivit la vieille Marguerite.

Destroy ne savait que penser de tout cela.Quoiqu’il n’eût sous les yeux que des objets capables d’égayerl’esprit, il n’en sentait pas moins des bouffées de tristessel’oppresser, à peu près comme dans une étincelante et joyeusecuisine, la fumée acre des viandes grillées vous prend à la gorgeet vous étouffe.

Clément ne tarda pas à revenir.

« Maintenant, dit-il, nous ne serons plusdérangés ; je lui ai fait prendre un peu d’opium.

– Qu’avait-elle ? demanda Max.

– Est-ce que je sais ? fît Clémenten haussant les épaules ; elle ne pouvait pas dormir, ellerêvait les yeux ouverts… Laissons cela, revenons à ce que je tedisais… »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer