L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 2Profil du héros.

Tout entier à la préoccupation d’un fait quilui donnait la clef des tristesses que Mme Thillard essayaitvainement de dissimuler sous des manières calmes et dignes,Destroy, comme il faisait presque quotidiennement, à une heuredonnée, se rendit au jardin du Luxembourg. Il s’y rencontra avec unautre de ses amis, un nommé Henri de Villiers, lequel, que ce fût àcause de ceci ou de cela, de sa naissance ou de son entendement, oud’autre chose encore, se posait en défenseur intrépide du passé.Bien que lié avec lui, Max ne l’en trouvait pas moins tout aussipeu logique qu’un homme qui donnerait, à tout bout de champ, sespéchés de jeunesse en exemple aux errements d’un autre âge. DeVilliers, outre cela, chez lequel le sentiment semblait fairedéfaut, était loin d’avoir l’humeur charitable. Mais il se piquaitde mener une vie conforme aux principes qu’il confessait, et sesopinions et ses actes en recevaient un lustre d’honnêteté queDestroy ne pouvait méconnaître.

Causant de choses et d’autres, ils avaientdéjà mesuré nombre de fois, de bout en bout, à pas comptés, l’alléede l’Observatoire, quand ils se croisèrent avec un promeneur quidévia de son chemin pour venir à eux.

« Mais c’est Clément ! »s’écria Max en devançant brusquement de Villiers pour être plus tôtauprès du nouveau venu.

Dans les mystères de notre nature, à la vue decertains hommes, nous sommes parfois assaillis d’impressionspénibles que nous ne saurions définir. Leur extérieur ne suffit pastoujours à justifier l’antipathie instinctive qu’ilssoulèvent ; on dirait qu’il se dégage de leur vie un fluidequi les enveloppe d’une atmosphère où l’on ne peut respirer sansmalaise. Destroy accostait précisément un individu de ce genre. Detaille moyenne et dégagée, ses jambes solides, ses bras d’athlète,sa carrure, éveillaient des idées de santé et de force quedémentaient bientôt une figure cadavéreuse dont les plans à vivesarêtes, les plis profonds, les ravages, l’impassibilité,rappelaient ces joujoux en sapin qu’on taille au couteau dans lesvillages de la forêt Noire. Ses cheveux châtains aux refletsrougeâtres, sa moustache rare de couleur rousse, sa peau terreuse,parsemée de taches vertes, composaient un ensemble de tons quidonnaient à sa tête une apparence sordide et venimeuse. Parinstants, un regard éteint, louche, sinistre, perçait le verre deses lunettes en écaille. Évidemment, les trous et les désordres dece visage n’étaient, on peut dire, que les stigmates d’une vieterrible. Aussi, n’eût-on pas imaginé de problème psychologiqued’un attrait plus émouvant que celui de rechercher par suite dequelles impressions, pensées, luttes, douleurs, cet homme, jeuneencore, avec un beau front, des traits fermement dessinés, unmenton proéminent, tous indices de force et d’intelligence, étaitdevenu l’image d’une dégradation immonde.

Max lui saisit les mains avec effusion ;de Villiers, au contraire, se composa un maintien glacial. LeditClément, de son côté, se borna envers ce dernier à un froid salut,tandis qu’il répondit avec assez d’empressement aux amitiés deDestroy.

Aux questions de celui-ci, qui s’étonnait dene l’avoir pas vu depuis longtemps et lui demandait s’il n’étaitplus à Paris :

« Si fait, répondit-il d’un air denégligence. J’ai changé de milieu, voilà tout.

– Est-ce que tu as hérité ? »ajouta Max en jetant les yeux sur les vêtements neufs et bien faitsde son ami.

Une expression d’inquiétude se peignit sur levisage de Clément.

« Pourquoi me demandes-tu cela ?dit-il. Parce que tu me vois mieux vêtu ? Mais j’ai une place,je gagne ma vie… »

Destroy l’en félicita cordialement.

« Peuh ! fit Clément en hochant latête ; j’ai aussi de lourdes charges : une femme presquetoujours malade, un enfant en nourrice, de vieilles dettes àéteindre…

– Tu parles de femme malade, d’enfant ennourrice, dit Max à la suite d’une pause ; serais-tumarié ?

– Oui, répondit Clément ; avecRosalie.

– Avec Rosalie ! s’écria Destroy,qui semblait n’en pas croire ses oreilles.

– N’est-ce pas la chose du monde quidevrait le moins te surprendre ? dit Clément avec calme. J’ai,du reste, à te conter des faits bien autrement curieux. Mais,ajouta-t-il en regardant de Villiers avec des yeux où il y avait dela défiance et de la haine, ce serait trop long, je n’ai pas letemps. Viens donc me voir un de ces jours, nous dînerons ensembleet nous causerons. Je suis certain aussi que Rosalie sera heureusede te revoir. »

Destroy affirma qu’il lui rendrait visited’ici à une époque très-prochaine. Clément lui indiqua sondomicile, et, quelques pas plus loin, lui serra les mains ets’éloigna.

À la suite de cette rencontre, Max et deVilliers arpentèrent quelque temps la promenade sans souffler mot.Pénétrés l’un et l’autre de la persuasion d’être d’une opinionessentiellement différente sur le personnage avec lequel ilsvenaient de se rencontrer, ils ne paraissaient nullement jalouxd’avoir une discussion qui ne pouvait être que pénible.

Mais, chose singulière, sans se parler ilss’entendaient et se comprenaient parfaitement. Aussi quand Max, parinadvertance, pensa tout haut et laissa échapper un mot decompassion sur Clément, la réplique de de Villiers ne se fit-ellepas attendre.

« À la bonne heure ! dit-ildurement ; il vous reste à faire le panégyrique de cemisérable !

– Ah ! fit Destroy d’un ton dereproche.

– Pas de talent et pas deconscience ! poursuivit de Villiers ; et par-dessus cela,de l’orgueil et de l’envie à gonfler cent poitrines. Cet homme sansfoi, sans idée, avec des appétits de brute, serait le plus granddes scélérats, n’était la crainte des lois.

– On peut contredire, repartit Max avecvivacité. Depuis ma liaison au collège avec lui, à part cette annéeet la précédente, je l’ai à peine perdu de vue. Je connais sestentatives désespérées contre une misère innommable. Maître delui-même à moins de seize ans, sans famille et sans ressources, detous ces états où l’apprentissage n’est pas rigoureusementnécessaire, je n’en sais aucun qu’il n’ait essayé. Il a été tour àtour plieur de bandes dans un journal, correcteur d’épreuves,journaliste, homme de lettres, vaudevilliste, que sais-je ? Unmoment, ne s’est-il pas résolu à étudier la pharmacie, et, à ceteffet, n’est-il pas resté six mois chez un apothicaire ?Enfin, ce que sans doute vous ignorez, il n’y a pas encore dix-huitmois, en sortant de l’hôpital, réduit au dénûment le plus horrible,couvert littéralement de haillons, impuissant à trouver un amipitoyable, obligé, en outre, de pourvoir aux besoins de cetteRosalie avec qui il vivait depuis trois ans, il est entré, ce quide sa part exigeait certainement plus que du courage, chez un agentde change, à titre de garçon de bureau. Aussi je le déclare, loinde lui jeter la pierre à cause de ses vices, suis-je prêt àm’étonner de ne pas le voir plus méprisable.

– Allons donc ! réponditénergiquement de Villiers. Je préférerais en appeler à sa proprefranchise. Oubliez-vous donc qu’il a gâché les éléments de dixavenirs, qu’il a été aimé plus que pas un de la fortune et deshommes ! Du nombre considérable de personnes qui lui ont rendude bons offices, citez-m’en une seule, si vous pouvez, qu’il n’aitpas aliénée, je ne dirai pas par ses désordres, mais parl’indécence même de sa conduite vis-à-vis d’elle. N’est-il pas, enoutre, parfaitement avéré qu’il n’a jamais recouru au travail qu’àl’heure où les dupes lui manquaient ? Et ce n’est pastout ! Crevant d’égoïsme, de vanité, d’envie, de haine,incapable de rendre un réel service, n’ayant jamais eu d’amis quepour les exploiter, il ne suffit pas que sa vie n’ait été qu’uneperpétuelle débauche des sens et de l’esprit, il faut encore que,dépourvu absolument d’indulgence, excepté pour ses vices, il sesoit incessamment montré le plus impitoyable critique des traversd’autrui. Après cela, qu’on déplore sa dépravation et qu’on l’enplaigne, passe encore ; mais qu’on s’extasie, en quelquesorte, à ses mérites, cela m’exaspère !

– Vous ne tenez pas non plus assez comptedes passions.

– Les passions !… Mais nous en avonspour les combattre, et non pour nous y abandonner à l’instar desanimaux.

– En définitive, reprit Max, qu’a-t-ilfait, sinon ce que font, sur une moins vaste échelle, bien d’autresjeunes gens de notre génération ? Combien ont en eux le germedes vices qui sont en fleur chez lui, et n’atteignent point àl’énormité de ses fautes, uniquement parce qu’il leur manque saforce, son tempérament, son audace !

– Mais je suis de votre avis, ditbrusquement de Villiers. Votre Clément n’est pas le seul que j’aieen vue. Il est pour moi un type d’une actualité saisissante. Sanschercher plus loin, on pourrait dire qu’en lui sont vraimentconcentrés et résumés les vices, les préjugés, le scepticisme,l’ignorance et l’esprit de ces bohèmes dont l’histoiresuperficielle semble suffire à l’ambition de votre amiRodolphe… »

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