L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 18Conclusion.

Une dernière épreuve attendait Destroy. Lesinquiétudes qu’occasionnait en lui le fait seul d’avoir été liéavec Clément ne devaient pas même cesser à la mort de ce dernier.Cinq ou six ans plus tard, en même temps que les journaux luiapprenaient cette mort, il avait le chagrin d’y entendre mêler sonnom.

Clément comprit enfin que son dernier jourapprochait. L’idée de revoir son pays une dernière fois s’empara delui avec une telle passion, qu’il capitalisa à la hâte sa fortuneet prit passage avec son fils sur un navire qui faisait voile pourl’Europe.

La traversée fut longue et incidentée defréquents orages ; de mémoire de marin, jamais peut-êtrel’atmosphère n’avait présenté le spectacle d’autant de brusquesvariations. Exténué, déchiré de douleurs atroces, Clément étaithors d’état de supporter une mer incessamment battue par des ventscontrariés ; ses jours n’étaient plus qu’une véritableagonie ; on s’attendait d’heure en heure à lui voir rendrel’âme. Ses douleurs lui arrachaient des plaintes navrantes ;il suppliait qu’on le jetât à la mer, ou tout au moins qu’on ledéposât sur un rivage quelconque. Le capitaine en eut pitié. Ilsupposa que deux ou trois heures de terre calmeraient un peu lessouffrances de ce misérable. On relâcha à la hauteur d’une îleinculte, de facile abord, qui sépare l’espace compris entre lenouveau monde et l’Europe en deux longueurs à peu près égales.

Des rameurs conduisirent le capitaine etClément au rivage. Ces deux derniers mirent pied à terre ets’avancèrent dans l’île en gravissant lentement la rampe d’unmonticule à l’ombre duquel ils disparurent bientôt. Deux heuresenviron s’écoulèrent. Le soleil se couchait déjà, qu’ils n’étaientpas encore de retour. Ceux qui les avaient amenés jugeaient prudentd’aller à leur rencontre. La silhouette du capitaine se dessinatout à coup sur le disque du soleil couchant. Il était seul. Ilcourait. En deux enjambées il rejoignit ses hommes. Clément venaitde mourir subitement comme s’il eût été frappé de la foudre.

Le capitaine fit dresser un procès-verbal decette mort et des circonstances qui l’avaient accompagnée. Clémentétait d’une faiblesse extrême ; il pouvait à peine sesoutenir. Une agitation fébrile, analogue à celle du délire, semanifesta soudainement en lui. Il jeta des regards effarés sur lepaysage. Devant les yeux se déroulait une plaine aride, légèrementondulée, sans arbres, sans végétation d’aucune sorte. À l’horizon,s’étendait la mer dont la surface présentait une série infinie delosanges alternativement sombres et lumineux. Le murmure confus,monotone des vagues, remplissait l’âme de tristesse. Un ventglacial, un ciel gris, traversé au couchant de quelques bandes d’unrouge sinistre, achevaient de faire de cet endroit l’un des plusaffreux et des plus désolants qu’on pût imaginer. Clément en fit laremarque. Il ajouta en portant la main à ses yeux avecémotion :

« Voilà, monsieur, l’image de mavie : l’aridité, l’horreur, le désespoir. »

Peu après, il reprit d’un air égaré :

« N’entendez-vous rien ? Il mesemble que des voix appellent. »

Le bruissement de la mer pouvait en effetproduire cette illusion.

Clément fit encore quelques pas etdit :

« Asseyons-nous, monsieur, je me trouvemal. »

Il n’était pas assis depuis quelques secondes,qu’il se dressa d’un bond.

« Allons-nous-en ! »s’écria-t-il.

Ses forces le trahirent, il s’arrêta.

« C’est singulier, fit-il d’une voixéteinte, je n’y vois plus. »

Il suffoquait.

« J’étouffe,secourez-moi ! »

Le capitaine, qui l’observait avec inquiétude,courut à lui. Il arriva trop tard pour le soutenir. Clément venaitde crouler à terre comme une masse inerte. Il avait cessé devivre.

Il eut l’Océan pour tombeau.

On trouva sur lui, parmi ses papiers, unprojet informe de testament olographe par lequel il instituaitformellement Destroy son légataire universel. La plupart de sesautres volontés étaient exprimées avec beaucoup moins de précision.On devinait que le temps lui avait fait défaut. Un homme qui leconnaissait bien pouvait toutefois les pénétrer aisément. La moitiéde son avoir, qui constituait une somme triple de celle dont ilavait dépouillé l’agent de change, devait être remise à madameThillard ; sur l’autre moitié serait prélevé le capital d’unepension viagère suffisante pour que son fils fût l’objet des plusgrands soins dans une maison de santé. Une note spéciale, rédigéebien avant ce testament, montrait combien profondément il aimaitcet enfant et avec quelle persistante énergie il se préoccupait deson avenir. Enfin, on utiliserait le reste de sa fortune à créerdes lits dans un hospice de vieillards et à doter divers autresétablissements de bienfaisance.

À l’occasion d’un service célébré en sonhonneur, quelques paroles furent prononcées qui roulaient sur cethème : Pertransivit benefaciendo.

C’était un fait. Il vivait en faisant le bien,il accumulait bonne action sur bonne action, il s’efforçait de serendre agréable aux hommes ; de gagner leur estime, de mériterleur admiration. Ébranlé dans son scepticisme, effrayé, sinonrepentant, il se flattait sans doute, à force de générosité et dedévouement, d’apaiser ses grandissantes et atroces terreurs.

On a vu jusqu’à quel point était profonde sonillusion.

Échappé d’un milieu qui ne reconnaît rien endehors de lui, d’un milieu où la légalité est la souverainemoralité, il tombait pourtant en proie à des tortures inouïes donton essayerait vainement de contester la source. Les années, loind’éteindre en lui de dévorants souvenirs, en redoublaient lavivacité, et tout porte à croire qu’il désespérait de trouver, mêmedans la mort, un terme à son supplice.

Son mémento contenait du moins cet aveu précisqu’il y formulait d’une main tremblante quelques jours avant demourir :

« Non, quoi qu’on puisse prétendre, cequ’on appelle conscience n’est pas uniquement le fruit del’éducation. Il est même des crimes que ni le repentir, ni ladouleur, ni le sacrifice perpétuel de soi ne sauraient racheter,des crimes qui outragent essentiellement la nature, qui excluentfatalement l’homme du milieu des hommes. »

Telles furent sa vie et sa fin. Si quelquechose pouvait consoler de ce qu’elles ont d’horrible, ce serait àcoup sûr la bonne aventure de Destroy. On se rappelle que, pourlui, la douleur était comme le sel de l’âme, et que la pauvreté etl’obstacle, loin de lui souffler des sentiments de révolte, luisemblaient un mal utile, un stimulant contre l’engourdissement desfacultés. Il devait recueillir le fruit de sa patience, de soncourage, de ses idées justes. Une haute fortune, en effet, comblaitson ambition juste à l’heure où Clément, épuisé par de longues etindicibles tortures, mourait loin de son pays, en proie au remordset au désespoir.

FIN.

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