L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 7Mme Thillard chez Clément.

Tout en Clément était étrange etinexplicable : son mariage, sa manière de vivre, sapréoccupation des jugements d’autrui à l’égard de son aisance, sonaffectation à en expliquer l’origine, jusqu’au tressaillement qu’iléprouvait dès qu’on sonnait à sa porte. Si Max réussissait à voirde l’exagération dans la perversité dont son ami faisait parade, ilne parvenait pas aussi aisément à se tranquilliser au sujet dumystère qui en imprégnait, pour ainsi dire, les actions et lelangage. Il l’avait revu plusieurs fois, et s’était senti plusempêché à l’issue de chaque visite. En d’autres instants, las deconjecturer, il aimait à croire sa pénétration en défaut, et sepersuadait qu’il n’y avait pas dans l’histoire de Clément autrechose que les détails bien assez scandaleux déjà que celui-ci enracontait. Au reste, il gardait pour lui ses observations et sesdoutes. Se flattant peut-être de voir Clément venir un jour àrésipiscence, il n’en parlait même jamais que pour en faire valoirl’heureuse transfiguration. Il eut, à cause de cela, unenouvelle et assez aigre altercation avec de Villiers.

« Il paraît, dit de Villiers, que vousavez renoué avec lui ?

– Vous ne le reconnaîtriez pas, dit Max,tant il est changé.

– Serait-il malade ? demanda deVilliers d’un ton sarcastique.

– Il est marié, il travaille, il vittranquille chez lui.

– En voilà pour combien de temps ?continua de Villiers du même ton.

– Ainsi, fit Destroy, votre intolérancene souffre même pas que vous admettiez le repentir ?

– Des gens de cette espèce ne serepentent jamais !

– Qu’en savez-vous ? répliqua Maxsourdement irrité. À cet égard, rien ne m’étonnerait moins que devous prendre un jour en flagrant délit de contradiction… »

À quelque temps de là, Destroy rencontraRodolphe qui lui dit :

« Eh bien, le Pactole coule doncdécidément chez l’ami Clément ?

– Il est plus heureux, je crois, repartitMax ; est-ce là ce que tu veux dire ?

– Y dîne-t-on bien ?

– Rien n’empêche que tu n’aillest’assurer de cela par toi-même. »

Max n’avait pu voir Rosalie qu’après avoir étédiverses fois chez Clément. À la vue de cette pauvre femme, iln’avait pas été moins frappé de surprise qu’ému de pitié. Rosalie,eu égard à sa nature de blonde, à ses traits fins et réguliers, àson tempérament froid, semblait destinée à conserver longtemps sajeunesse et sa fraîcheur. Quand, deux années auparavant, elleresplendissait encore de tous les charmes extérieurs que peutenvier une jeune femme, rien ne pouvait donc autant surprendreDestroy que de la retrouver pâle, amaigrie, exténuée, prête, enquelque sorte, à rendre le dernier soupir, et cela, sans qu’il fûtpossible de préciser sa maladie ou seulement son mal. Son œil,autrefois d’un bleu magnifique et d’une limpidité juvénile, étaitactuellement pâle et s’éteignait ; ses lèvres, dont jadis lerouge vif rappelait la fleur du grenadier, devenaient violettes etdessinaient une ligne sans grâce ; ses cheveuxs’éclaircissaient et ne suffisaient déjà plus, en plusieursendroits, à cacher la tête. On songeait à l’oiseau au moment de lamue, au rosier à l’automne, avec cette différence qu’il neparaissait pas que la pauvre femme dût jamais reprendre des forceset refleurir.

Cependant la visite de Max, qu’elle accueillitavec effusion, eut momentanément sur elle une influence salutaire.Elle sortit de la torpeur où elle était plongée ; son visages’éclaira de joie, ses lèvres sourirent mélancoliquement, le sangcoula sous sa peau avec plus de vivacité. Sa langue aussi se déliapour causer avec son ami, le questionner avec intérêt sur saposition et lui rappeler certains épisodes du passé. « Voussouvenez-vous de ceci, cher Max ; vous souvenez-vous decela ? » disait-elle. Et sa figure respirait unattendrissement mêlé de regret, et des larmes apparaissaient auxbords de ses paupières. Clément les écoutait d’un air dédaigneux oules raillait impitoyablement de leurs souvenirs. Rosalie parlaensuite de son enfant avec une tendresse passionnée. Son grandregret était de ne pas pouvoir le nourrir. Elle devait se contenterd’en avoir des nouvelles hebdomadairement. Il était en nourrice àSaint-Germain.

« Un jour, dit-elle à Destroy, nous ironsle voir ensemble.

– À la bonne heure, dit Clément ;tâche d’aller mieux ; nous ferons tous les trois cettepromenade. »

Rosalie, que sa faiblesse habituelle rendaitincapable de bouger et qui mangeait à peine, avoua bientôt quedepuis longtemps elle ne s’était trouvée aussi bien. Elle euteffectivement la force de faire quelques pas et de s’asseoir àtable. Son mari en marqua beaucoup de joie ; il dérida sonfront et laissa glisser de ses lèvres quelques saillies de sonancien répertoire. Rosalie, qui attribuait le bien-êtreexceptionnel qu’elle goûtait à la présence de Destroy, épuisa lestémoignages de la plus tendre amitié envers lui, et le supplia, dèsqu’il pensa à s’en aller, de ne pas tarder à revenir.

« Venez dîner avec nous tous les jours,si vous voulez, ajouta-t-elle, ne vous gênez pas ; ce n’estpas du plaisir, c’est du bonheur que vous nous causerez. »

Clément, avec l’accent de la franchise,confirma pleinement ce que disait sa femme.

À dater de ce moment, Max fit de fréquentesapparitions dans cet intérieur. À dire vrai, sa venue qui, dans leprincipe, agissait si heureusement sur Rosalie, perdit sensiblementde son efficacité. Il crut remarquer que la pauvre femme neredoutait rien autant que la solitude, et que ses nombreusesrechutes provenaient surtout du manque de distractions. Il en parlaà Clément. Celui-ci déplorait son impuissance à y remédier. À causede sa place, il ne pouvait rester auprès de Rosalie plus qu’il nefaisait. Elle était d’ailleurs trop faible pour qu’il songeât à laconduire soit au théâtre, soit à la promenade. Du moins espérait-ilpouvoir prochainement la mettre à même de se distraire sans quitterla maison.

En effet, quelques mois plus tard, ayanttouché les premiers bénéfices d’une opération commerciale qu’ildétailla minutieusement à son ami, il s’empressa de réaliser leplan qu’il avait lentement mûri dans sa tête. Il loua, rue deSeine, au second d’une maison magnifique, un bel appartement qu’ilgarnit de meubles neufs, commodes et élégants. Tout en effectuantces dépenses, il s’accusait de faire des folies et ajoutait qu’aucas de la plus légère déception dans ses entreprises, il pouvait setrouver dans les plus graves embarras. Aussi reculait-il devantl’énormité du prix d’un piano, malgré son envie immodérée d’enavoir un. Max vint à son aide. Il le mit en rapport avec un facteurqui, à la suite de quelques informations, consentit à lui livrer unexcellent instrument en échange de billets payables de trimestre entrimestre.

Clément se préoccupa alors d’une maîtresse demusique pour Rosalie, et Destroy pensa naturellement àMme Thillard. Son intimité avec cette dernière devenait chaquejour plus étroite ; il en était déjà au moins l’ami le plusaimé. Après s’être concerté avec elle, il la proposa à Clément pourdonner des leçons à sa femme.

« Ce n’est pas seulement une bonnemusicienne, ajouta-t-il, c’est encore une femme charmante queRosalie, j’en suis sûr, sera bien aise de connaître. »

Clément fit sur-le-champ une suppositioninjurieuse à laquelle Max dédaigna de répondre. Il fut ensuiteconvenu que la protégée de celui-ci viendrait deux fois parsemaine, le mardi et le vendredi, à raison de cinq francs lecachet.

Les leçons, au début, se succédèrent assezrégulièrement. Rosalie, sans avoir de grands moyens, s’appliquaavec fièvre à cette étude et y fit des progrès rapides.Malheureusement, l’état toujours plus chancelant de sa santé lacontraignit bientôt de ralentir son zèle, et Mme Thillard netarda pas à se trouver fréquemment en présence d’une élèveincapable de l’entendre. Les choses en vinrent à ce point queClément dit à Max : « Deux leçons par semaine fatiguentma femme, elle n’en prendra plus qu’une. Au lieu de celle duvendredi, si cela te convient, tu apporteras ton violon et tu ferasde la musique avec ton amie. Je donnerai à chacun de vous un cacheten échange. » À cause de la gêne dont Clément ne cessait pasde se plaindre, Destroy n’accepta des honoraires que vaincu par lapersistance opiniâtre de Clément et de Rosalie.

Mme Thillard consentit volontiers à cesnouveaux arrangements.

De véritables soirées musicales devaientprochainement résulter de ces séances intimes.

Mme Thillard n’avait traité directementdans aucune de ces négociations ; Max, son fondé de pouvoir,l’avait toujours remplacée, et, par le fait de l’habitude, il nel’avait encore désignée que sous le prénom deMme Henriette. Un matin, Clément, devant sa femme,dit à Max qui déjeunait avec eux : « Ah ça ! tu nenous as pas encore dit le nom de ton amie la musicienne.

– C’est singulier, » répondit Destroy. Ilajouta aussitôt :« Mme Thillard-Ducornet. »

Ce nom fut un coup de foudre pour le mari etla femme ; tous deux tressaillirent, notamment Rosalie, qui,moins maîtresse d’elle-même, faillit se trouver mal.

« Comment ! s’écria Clément enregardant Max avec stupeur, la femme de cet agent de change qui aété assassiné ?

– Non, qui s’est noyé, » fit observerDestroy.

Tout à coup, Rosalie, frappant dans ses mains,éclata de rire, mais d’un rire forcé et convulsif, tandis que sonmari, l’air hébété, reprenait précipitamment :

« Oui, c’est ce que je voulais dire,noyé. On l’a repêché, si je ne me trompe, dans les filets deSaint-Cloud.

– Est-ce que tu l’as connu ? demandaMax.

– Pardieu ! fit Clément qui recouvrasubitement son sang-froid. Juge toi-même si j’ai lieu d’êtresurpris : Thillard-Ducornet est précisément l’agent de changechez lequel j’ai été garçon de recettes.

– Effectivement, dit Max stupéfait à sontour, la rencontre est on ne peut plus étonnante.

– Et je riais, dit Rosalie, en songeantcombien la fortune est drôle. Voici une femme qui jadis n’eût pasvoulu de moi pour sa femme de chambre et qui est aujourd’hui mamaîtresse de piano. »

Destroy, qui ne s’était pas aperçu que Rosaliefût vindicative, ne put, sans étonnement, l’entendre parlerainsi.

« Le fait est, dit Clément enchérissantsur sa femme, que ce jeu de bascule a quelque chose decomique. »

Max fut d’avis que, par ménagement pourMme Thillard, loin d’ébruiter cette circonstance, il fallaitla tenir dans le plus profond secret.

« C’est justement ce que j’allais tedire, » répliqua Clément…

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