L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 15Aveux complets.

« À part une année, et notamment un pointde cette année, reprit Clément à la suite d’un long silence, voussavez ma vie presque aussi bien que moi-même. Jusqu’à la tombe,sans doute, je végétais, comme vous l’avez vu, dans ma perversitélégale, n’eût été mon séjour chez Thillard. Rosalie seule en futcause, ce que je dis sans reproche. Trois années auparavant, quandje me liais avec elle, éblouissante de jeunesse et de fraîcheur,elle était précisément, par le fait d’une mère infâme, du nombredes maîtresses de l’agent de change, lequel en était fou et leprouvait en la couvrant d’or. Séduite par ma gaieté bruyante, moninsolence, mon dévergondage, la pauvre fille abandonna, sansbalancer, une existence luxueuse pour vivre de ma vie précaire.Thillard, éperdu, la relança jusque chez moi, et, dans l’espoir dela conserver, lui proposa même de fermer les yeux sur notreliaison. Elle l’avait désespéré par des refus opiniâtres…

« Au jour où le monde n’était plus pournous qu’une île aride et déserte, où l’on me traitait littéralementen lèpre vivante, elle songea à cet homme. Comment ?pourquoi ? Je ne sus sa démarche qu’au retour. De son aveu,elle avait eu la faiblesse de compter sur lui en raison même del’offense qu’elle lui avait faite. Une femme seulement pouvaittomber en cette erreur. Oui, en vérité, Thillard, à la nouvelle denotre détresse, fut ému ; mais ému d’avoir une aussi belleoccasion d’assouvir sa rancune ; et s’il jura n’avoir àm’offrir qu’une place d’employé subalterne dans ses bureaux, il esthors de doute que ce fut uniquement en vue de m’infligerl’humiliation qu’il jugea la plus insultante pour moi.

« Il y avait, en effet, mille à pariercontre un que je refuserais dédaigneusement. Rosalie, elle, lecroyait si bien, que sa première parole fut l’expression d’unecrainte : « Tu vas te mettre en colère… » À direvrai, je sentis une tempête dans mes veines, mais aussi viteéteinte qu’une flamme de poudre. Je ne disposais déjà pluslibrement de moi. À la suite de courtes réflexions, j’envisageaiRosalie, et lui dis, quand elle pensait me voir éclater defureur : « Puisque tu tiens encore à vivre et refuses deme quitter, je dois avaler les affronts comme l’ivrogne fait du vinqu’on lui verse. Il ne s’agit que de gagner du temps. J’accepte enattendant mieux. Nous verrons… »

« Le vieux Frédéric vous a contél’histoire de l’agent de change : vous n’ignorez ni son pointde départ, ni sa dette envers la famille Ducornet, ni sa conduiteodieuse. Eh bien, ce n’était point assez que cet homme, par sonexemple, confirmât mes principes, ajoutât à mon envie, décuplât monimpatience de la misère, il fallait encore qu’il eût l’imprudencede me traiter comme le plus vil des esclaves. Ce qu’il accumula,par ses procédés, de colère et de rage en mon âme, estincalculable. Je n’étais pas chez lui depuis huit jours, qu’il nem’adressait plus la parole qu’avec cette locution : Mongarçon, mon brave, et me faisait faire bien plutôt la besogned’un domestique que celle d’un employé. Je devenais une sorte deMercure. Outre qu’il avait des relations suivies avec une madame deTranchant, il était toujours en intrigue avec quelqu’une des femmesdu quartier Bréda. Pas un jour ne se passait que je ne fusse envoyétantôt chez l’une tantôt chez l’autre de ces dames, porter soit unelettre, soit des fleurs, soit même des objets d’un plus grandvolume. Ingénieux à me mortifier, il ne craignit pas de me faireremarquer combien j’étais mal vêtu et de m’offrir de vieilleshardes d’un air de fausse compassion. Loin de céder àl’exaspération qui m’étouffait et de lui jeter ces loques à latête, je balbutiai même, en les acceptant, quelques mots dereconnaissance. La violence que je me faisais pour ne pas regimberl’induisit peu à peu à se convaincre que j’étais trop vil pour êtresensible aux outrages. Mon ignominie le toucha. Il se piqua dèslors de bonté à mon égard. Un jour, après m’avoir accordé uneaugmentation de dix francs par mois, il ajouta : « Jepossède, rue Saint-Louis-en-l’Île, près du Pont-Rouge, une maisondont le rez-de-chaussée est une véritable non-valeur. Il paraît quec’est inhabitable. Les gens qui consentent à loger là sont de ceuxqui payent rarement leurs termes. Si vous pouvez vous en arranger,je vous en donne gratis la jouissance : ça sera toujoursautant d’économie. »

« Lui-même tendait donc le piège où ildevait bientôt venir se prendre.

« Vous êtes venu une seule fois dans celogement, le soir. À la nuit, vous n’avez pu l’apprécierqu’imparfaitement. Vous vous rappelez au moins qu’il était aurez-de-chaussée et ouvrait sur la rue. Les deux chambres contiguës,ménagées dans une porte cochère murée, en étaient nues et sombres.Le plancher, ni carrelé, ni planchéié, rappelait le sol d’unebasse-cour dans les temps humides. Ces deux chambres, éclairéesd’une part par un vitrage élevé qui voyait sur la rue, de l’autrepar une fenêtre donnant sur une cour intérieure, ne communiquaientpoint avec le reste de la maison. La seule chambre du fond étaitencore trop spacieuse pour notre dénûment. Trois ou quatre meublesvermoulus y dansaient à l’aise, pendant que des journaux, despapiers, quelques livres, des fioles et divers ustensiles deménage, le tout entassé pêle-mêle sur des tablettes, y témoignaientdes états que j’avais exercés. Somme toute, nous étions chez nous,pouvant entrer et sortir à toute heure de nuit sans éveillerl’attention des voisins.

« Les conversations qu’entendirent cesmurs dans l’espace des quatre mois que nous vécûmes là ne peuventpas se raconter. Vous m’avez fait souvent remarquer que Rosalie,entre les mains d’un honnête homme, fut infailliblement devenue uneestimable ménagère. Cela est vrai. Entre les miennes, elle devinten peu de temps une compagne digne de moi. Elle ne voyait,n’entendait, ne sentait que par mes sens ; elle faisaitvraiment partie intégrante de ma chair. Je ne hurlais pas plutôtcontre les hommes et contre le ciel qu’elle éclatait à l’octave,quand elle ne renchérissait pas sur mes imprécations. Nousraisonnions le crime à l’instar d’une opération commerciale, etappelions de toutes nos forces l’occasion de nous enrichir à l’aided’un mauvais coup. Cependant, le jour, me croirez-vous ? s’ilm’arrivait de manier des billets de banque, j’avais à peine unetentation. Je pouvais risquer d’en cacher un et d’en mettre laperte sur le compte d’une erreur ou d’un accident. Cette seule idéem’étranglait. Ma conscience de Code pénal gardait mieux les billetsque n’eût fait une escouade d’agents de police ; mais, enrevanche, que de fois je me suis dit : « Ah ! quanddonc me sera-t-il donné de pouvoir impunément violer la loi ?quand donc pourrai-je, à la barbe de leurs bourreaux et de leurDieu, commettre ce qu’ils appellent un crime ? » Je nedevais être que trop bien entendu.

« Novembre allait venir. Chez Thillard,une catastrophe était imminente. Pour le caissier, la positionn’était plus tenable. Il voulut parler à l’agent de change qui lerenvoya brutalement à ses livres. Le 30 arriva. Je compris, à l’airdu vieux Frédéric, que le moment était venu. Au lieu de nous payer,selon qu’il avait coutume, la veille du premier, il nous priad’attendre jusqu’au lendemain. Un coup de foudre m’eût moinscruellement ébranlé. Il ne s’agissait sans doute que d’undélai ; mais ce délai était pour nous la mort, puisque, fauted’argent, nous n’avions rien pris de tout le jour.

« Au dehors, le temps était en harmonieavec les lugubres pensées qui me comblaient. L’atmosphère étaitobscurcie d’un brouillard à ce point intense, surtout aux abords dela Seine, que, par ordre de police, en vue de prévenir lesaccidents, outre une chaîne de lampions semés au coin des rues, surles places, sur les ponts, on avait organisé un service de guidesarmés de torches. Depuis plusieurs jours, je remarquais précisémentla crue incessante des eaux et la submersion totale des berges.Notre quartier était entièrement désert ; un silence funèbrenous enveloppait. Voyez-nous accroupis sur notre fumier, ayantfaim, pénétrés de froid, et jugez, si la chose est possible, de nosangoisses et de notre désespoir ! Ce fut alors que le suicidese présenta à mon esprit comme une ressource suprême.

« Par suite de cette même fatalité quimettait Thillard sur ma route, j’avais entre les mains un agent dedestruction, de tous, peut-être, le plus énergique et le plusrapide. Au collège, je m’étais activement occupé de chimie, et monpassage dans le laboratoire du pharmacien n’avait fait que raviverce goût en moi. Lors de mon séjour chez ce dernier, inspiréuniquement par une curiosité puérile, je m’étais approprié deuxfioles contenant, l’une de l’opium, l’autre, en verre noir cacheté,environ 12 grammes d’acide cyanhydrique, le plus actif des poisonsconnus. Pendant des années, je n’avais vécu que d’expédients ;j’avais erré d’hôtel en hôtel, laissant dans celui-ci une malle,dans celui-là des livres, dans cet autre des papiers, et, choseétrange, jamais, dans aucun, je n’avais oublié ces fiolesmortelles. Elles m’embarrassaient, m’importunaient ; vingtfois je voulus les briser : toujours j’éprouvai une sourderésistance au moment de le faire. Je pourrais dire plus justementqu’elles me suivaient, s’accrochaient à moi, sans que ma volonté yfût pour rien.

« Rosalie, à qui je fis part de marésolution, me répliqua sur-le-champ : « J’ypensais ! » La crainte seule de trop souffrir la retenaitencore. Je lui affirmai que ce poison produisait un effet analogueà celui de la foudre, que quelques gouttes suffisaient à donner lamort presque instantanément. Elle cessa d’hésiter. Trois ou quatreminutes de plus, et tout était fini. On frappa deux coups à laporte. Nous nous arrêtâmes frappés de stupeur. Peut-être bien nousétions-nous trompés. Mais deux chocs plus forts se renouvelèrentcoup sur coup. Je n’avais rien à craindre. Je remis la fiole enplace, et j’allai ouvrir.

« Un homme poussa la porte entr’ouverteet pénétra sans cérémonie jusqu’à la pièce où était la lumière.Notre stupeur redoubla en reconnaissant Thillard. Il était coifféd’une casquette et enveloppé d’un ample manteau. Il avait à la mainune valise pleine. À la vue de la misère qui suintait, pour ainsidire, au travers des murailles de notre intérieur, il cacha mal sondésappointement et son dégoût. Évidemment, ce qu’il voyaitdépassait toutes ses prévisions. Toutefois, il parut faire denécessité vertu. « J’ai à vous demander un service, » medit-il. « Et d’abord peut-on rester ici quelques heures sansvous gêner ? »

« Je m’inclinai en marque d’assentiment.Une émotion extraordinaire m’envahissait et paralysait ma langue.Thillard s’assura de la solidité d’une chaise, puis s’assit,disant : « Je suis sur pieds depuis ce matin, je n’enpuis plus, et par-dessus le marché, je meurs de soif. Vous n’avezsans doute rien à boire chez vous ? » Je fis signe quenon. « Il n’est que onze heures, » continua Thillard,« peut-être trouverez-vous encore un marchand de vin ouvert etvous sera-t-il possible de vous procurer du vin et dusucre ? » Il fouilla dans sa poche et en tira une piècede cinq francs qu’il jeta sur la table. « Voyez donc aussi, »ajouta-t-il, « s’il n’y aurait pas moyen de faire un peu defeu, je suis glacé. » Toujours muet, j’indiquai à Rosalie, nonmoins interdite que moi, une vieille caisse, un tabouret, desfragments de pupitre, et lui fis comprendre par mes gestes qu’elledevait briser cela et y mettre le feu. Je sortis.

« Les ténèbres étaient plus profondes quejamais : sous les lanternes mêmes on ne voyait point lalumière du gaz. Je marchai à tâtons le long des murs ; jegagnai, au jugé, vraiment, le pont Louis-Philippe ; je suivisla rampe du quai, et parvins ainsi jusqu’à la place de Grève. Là,grâce à la profusion des lampions et des torches, à la lueurdesquels je voyais ça et là passer quelques silhouettes, je pusmieux m’orienter. Vis-à-vis de l’hôtel de ville, du côté de l’eau,les marchands de vin, encombrés de clients, n’avaient hâte defermer leurs comptoirs. Je trouvai ce que je cherchais, et jerebroussai chemin.

« Cependant, que se passait-il dans matête ? Il doit se passer quelque chose de semblable dans celled’un général au plus fort de la bataille. Malgré un froidpénétrant, mon corps brûlait, mon cerveau était en ébullition. Lesidées y affluaient avec une impétuosité inconcevable. C’était commevingt éclairs qui se croisent en même temps sur un ciel noir. Jepensai tout ceci en quelque sorte à la fois : « Thillardest un scélérat ; il fuit, il est chargé d’or ; nul nesait qu’il est chez moi. J’ai un poison qui ne laisse aucunetrace ; lui-même m’offre le moyen de le lui administrer ;le quartier est désert, le brouillard impénétrable, la Seinehaute ; Rosalie est à ma discrétion ; l’impunité estcertaine, etc, etc. » Jamais je n’eusse cru mon entendementcapable d’une opération aussi complexe. J’allai jusqu’à penserqu’il y avait une Providence, que cette Providence était macomplice, qu’elle se servait de ma main pour châtier un criminel,que j’accomplissais un devoir, une mission même. Bien qu’en proie àla fièvre, je rentrai maître de moi. J’appelai Rosalie dans lapièce du devant et lui dis à voix basse, rapidement, d’un accentsaccadé : « Ne t’émeus de rien ; du sang-froid, del’audace ; obéis-moi en tout ; il n’y a rien àcraindre ; notre fortune est faite. » Je m’aperçus, à sonfrisson et à son serrement de main, qu’elle m’avait deviné.

« À la lumière, dans la chambre du fond,je m’assurai que, pour être pâle comme une morte et tremblante,elle n’était pas moins résolue que moi. Thillard se plaignaittoujours de la soif. Plein de sécurité, il faisait face au feu dela cheminée et nous tournait le dos. Pendant que, derrière lui, jepréparais le vin sur la table, il me dit en bâillant :« Vous connaissez madame de Tranchant pour avoir été vingtfois chez elle de ma part. J’ai couru tout le jour après elle sansparvenir à la joindre. Je ne puis différer mon départ un moment deplus : je dois être à Londres dans le plus bref délai. J’ai làune lettre et un paquet que je vous prierai de lui remettre sansretard, en mains propres. La chose est tellement urgente etdélicate que je n’ai cru pouvoir la confier qu’à vous. Il est bienentendu que, quoi qu’il arrive, vous ne devez pas m’avoir vu. Jecrois avoir le droit de compter sur votre discrétion. Je nepartirai pas, au reste, sans vous prouver que je ne marchande pasles services qu’on me rend. »

« Je ne l’entendais que vaguement, et jene songeais guère à lui répondre. La préparation du vin m’absorbaitentièrement. Après y avoir fait dissoudre le sucre et y avoirajouté des rouelles de citron, j’y glissai quelques grains d’opium.Je versai le tout dans une bouilloire et l’approchai du feu. Leliquide ne tarda pas à s’échauffer. Thillard s’impatientait. Je luiprésentai un verre du breuvage. À peine fut-il d’une chaleursupportable, qu’il l’avala d’un trait. Il m’en demanda aussitôt unsecond. En moins de quelques minutes, il but ainsi trois verrespleins. L’effet du narcotique fut rapide. Thillard, déjà harassé,fut saisi d’un besoin irrésistible de sommeil. Il se leva.« C’est singulier, » fit-il, « mes paupières se fermentmalgré moi. — Si vous voulez faire un somme sur lelit ? » lui dis-je d’une voix ferme. Il hésita : lasaleté du lit lui causait de la répugnance. Mais la lassitudetriompha bientôt de sa délicatesse. « Au moins, » dit-il enbâillant et en se frottant les yeux, « n’oubliez pas, coûteque coûte, de m’éveiller dans deux heures d’ici. Pour rien au mondeje ne voudrais manquer la voiture. Vous m’accompagnerez. »

« Rosalie, dont j’entendais les dentsclaquer, arrangea le lit de son mieux. Thillard le recouvrit encorede son manteau et s’y étendit pour dormir tout de suite d’un lourdsommeil. Des aiguilles dans sa chair ne l’eussent certainement paséveillé. Je saisis sur-le-champ mon autre fiole, celle où était lepoison, j’en brisai le goulot, puis la serrai dans ma main gauche,en appuyant fermement le pouce sur l’ouverture. Rosalie, changée enpierre, me regardait sans comprendre. Je m’approchai de Thillard.Des doigts de ma main libre je lui pinçai doucement les narines etle contraignis peu à peu d’ouvrir la bouche. Dès qu’elle futbéante, je lui versai l’acide dans la gorge. Il avala le contenu dela fiole d’une seule aspiration. En même temps, je me reculai dequelques pas.

« Le poison agit avec une promptitudefoudroyante. Ce fut d’abord une violente secousse de tout le corps,puis des mouvements convulsifs effrayants. Il entr’ouvrit les yeux,agita les lèvres ; mais il ne proféra pas un son. Je redoutaisdes vomissements : il n’y en eut point. Quatre ou cinq minutesaprès il ne remuait déjà plus. Je m’approchai. Il était sans poulset sans respiration ; une sueur visqueuse lui couvrait lapeau ; les muscles de la face étaient affaissés. Je le croyaisdéjà mort, quand il s’agita de nouveau convulsivement. Maisc’étaient les derniers efforts de son agonie. La rigidité desmembres m’avertit bientôt qu’il n’était plus réellement qu’uncadavre.

« Avec une terreur combattue par lacupidité, je songeai alors à explorer les vêtements de Thillard. Jem’imaginai, je ne sais pourquoi, que l’argent était dans sa valise.En cherchant la clef de cette valise dans l’un de ses goussets, jemis la main sur une superbe montre et sur un porte-monnaie pleind’or. Je laissai la montre en place et me bornai à soustrairequelques pièces d’or du porte-monnaie. Je procédai à l’inspectionde la valise : à mon grand désappointement, elle ne renfermaitque du linge. Je dis à Rosalie de la remettre dans l’état où elleétait d’abord. Pendant ce temps, je fouillai scrupuleusement lesautres poches de ma victime. Celles de côté du pardessus necontenaient qu’un passeport et des lettres, au nombre desquelles jetrouvai celle à madame de Tranchant et le paquet à l’adresse decette même femme. Je remis le tout dans la poche, à l’exception, deces deux dernières pièces, dont je voulais prendre connaissance. Ilme parut prudent de m’approprier une partie de la monnaie blanchequi garnissait les poches du pantalon. En attendant, je ne trouvaistoujours pas ce que je cherchais. Mais, au moment même où jecommençais à être effrayé du peu de valeur de mes trouvailles, jesentis sous mes doigts, dans la poche de côté du vêtement dedessous, un portefeuille bourré de papiers.

« En guise de rideaux, devant l’ouvertureoblongue par où nous venait la lumière, nous avions coutume, lesoir d’appendre une partie de nos haillons. Mon premier souci futde tourner les yeux vers cette sorte de fenêtre et de me convaincrequ’on ne pouvait pas nous apercevoir du dehors. Je posai ensuite leportefeuille sur la table, j’en approchai la chandelle dontj’écartelai la mèche pour y mieux voir, puis je m’assis. Rosalievint s’asseoir à côté de moi. Il ne semblait pas qu’il fut vain dela mettre en garde contre une émotion trop vive, précaution dontmoi-même j’avais grand besoin. J’ouvris le portefeuille. À lapremière chose que j’en tirai, nous suffoquâmes de joie, ou mieux,nous faillîmes mourir sur le coup ; car cette première chosese trouva être une liasse de billets de banque. « Ah !enfin ! ah ! enfin ! » répétâmes-nous pendantdix minutes, d’une voix entrecoupée.

« Bientôt plus calmes, nous nous donnâmesla jouissance de compter les billets un à un. Nous n’en finissionspas : il y en avait trois cents, TROIS CENT MILLEFRANCS !… Rosalie était d’avis de tout garder. Cela ne cadraitpoint avec mes combinaisons. À l’immense convoitise quim’envahissait se mêlait une certaine prudence. Des trois centsbillets, j’en détachai cent que je serrai précieusement dans leportefeuille, lequel portefeuille je replaçai non moinsprécieusement dans la poche où je l’avais tiré. Je bouclai ensuitela valise…

« Mais qu’allons-nous enfaire ? » me dit tout à coup Rosalie qui, un moment,avait oublié Thillard. « Sois calme, lui répondis-je.Occupe-toi seulement à mettre en sûreté ces billets dans ladoublure de ta robe ou de tes jupons… »

« Dans la préméditation du crime, toutesles circonstances qui me favorisaient m’avaient frappé d’un seulcoup, et bien avant même de faire un cadavre de l’agent de change,j’avais entrevu combien il me serait facile de m’en débarrasser. Aupréalable, je sortis pour tâter les lieux. Le brouillard nediscontinuait pas d’étendre aux alentours son voile impénétrable.J’étais à deux pas du Pont-Rouge. De borne en borne, je me glissaijusqu’à la Seine. J’écoutai. Le silence n’était pas moins profondque les ténèbres n’étaient épaisses. L’eau seule, dans sa course,bruissait et chantait sa psalmodie monotone et sinistre…

« De retour à la maison, après m’êtredéchaussé, car j’étais résolu à sortir pieds nus, j’enveloppaiThillard et sa valise dans les plis de son manteau. Déjà d’uneforce herculéenne, surexcité en outre au point d’ébranler unemontagne, je soulevai l’agent de change dans mes bras comme j’eussefait d’un mannequin d’osier. Sur mon ordre, Rosalie éteignit lalumière et alla m’ouvrir la porte…

« Chargé de mon fardeau, je marchai à pasde loup, lentement, sûrement vers le pont. Quoi que j’en eusse, jesentais la sueur ruisseler sur mon visage. Pour surcroît deterreur, je ne fus pas plutôt engagé sur la passerelle, que lesoscillations du tablier me firent croire que des gens venaient à marencontre. Une telle sensation n’est pas exprimable. J’eus lapensée de retourner sur mes pas… Dans ma courte halte, le pontcessa de vaciller. Retenant mon souffle, j’avançai alors doucement,mais si doucement que le pont n’oscillait plus ; je parvinsainsi jusqu’à l’endroit où le pied de la balustrade est tangent àla courbe des chaînes en fer. Là, je m’arrêtai ; puis, jeprêtai l’oreille. Des fantômes dansaient dans mes yeux ; uneharmonie infernale emplissait ma tête. Il me tardait d’avoir fini.J’élevai le corps à hauteur d’homme, je le tins suspendu quelquessecondes au-dessus du fleuve, puis je l’y laissai choir. Un bruitsourd retentit ; des éclaboussures jaillirent à droite, àgauche, en avant, en arrière. Ce fut tout. En même temps, jedevenais un autre homme. Je sentais au dedans de moi-même renaîtreune assurance imperturbable ; ma poitrine n’était déjà plusassez large pour contenir la volupté qui l’envahissait ; je meconsidérais intérieurement avec orgueil, et croisant les bras, jeregardais le ciel noir d’un air de défi et de dédain suprême.

« Mais que cette exaltation était vaineet qu’il fallait peu de chose pour l’éteindre ! Cette nuitmême, comme je poussais notre porte, que j’avais recommandé àRosalie de laisser entr’ouverte, j’éprouvai une résistanceimprévue. Par l’entre-bâillement, j’appelai Rosalie à voix basse.Point de réponse. Étouffant d’inquiétude, je réunis toutes mesforces, et je parvins à entrer. À terre, près de la porte, entravers, gisait la malheureuse Rosalie sans connaissance. Elle nerevint à elle que pour battre la campagne et me faire craindrequ’elle ne fût devenue folle. Ce n’était que le délire de lafièvre… »

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