L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 12L’enfant terrible.

À dater de cette époque, Rosalie ne cessa plusde décliner. Il n’y avait que le médecin qui gardât encore del’espoir. Du nombre de ceux pour qui l’homme n’est qu’une machineplus ou moins parfaite, et qui ne voient dans les maladies que lalésion ou l’affection de tel ou tel organe, à vrai dire, il avaitété d’abord perplexe. Les symptômes alarmants qu’offrait sa clientel’avaient conduit à la percuter et à l’ausculter,et, à sa grande surprise, il n’avait découvert aucune oblitérationdans les divers rouages de l’organisme : le cœur, les poumons,les reins, etc., fonctionnaient avec la précision de la meilleurehorloge. Il était trop honnête homme pour prescrire une ordonnancebanale, mais incapable aussi de donner tort à ses théoriesphysiologiques ; ne pouvant palper le mal, il avait déclaréqu’il n’y en avait point. Un jour, plus que jamais dérouté, il serisqua à dire, il est vrai, bien timidement, qu’il se pourrait quel’âme fût malade. « Eh bien, répliqua Clément,« donnez-lui une potion. » Sensible au sarcasme, il enrevint à sa première déclaration, qu’il n’y avait pas de lésion,partant, rien à guérir. Deux années, Rosalie alla de mal en pis, etil tint le même langage. Elle se mourait enfin, que le docteursoutenait de plus belle mordicus, qu’elle était constituéepour cent ans de vie et qu’elle recouvrerait la santé. Il sebornait à recommander, outre le repos et la patience, l’essai d’unenourriture aussi substantielle que possible.

Clément ne croyait point aux affirmations dumédecin, il puisait toutefois dans ses prescriptions le prétextequ’il cherchait pour ne plus donner de soirées et restreindre deplus en plus le nombre de ses connaissances. Quelque effort qu’ilfît pour ne rien laisser voir, il était maintenant hors de douteque sous un calme apparent il cachait des appréhensions dévorantes,des douleurs atroces. Il surveillait sa femme avec la jalousie d’unamoureux de vingt ans ou de soixante. S’il tolérait queMme Thillard, ou Max, ou Rodolphe se trouvât seul avec elle,il ne permettait plus à aucun prêtre, pas même à l’abbé Ponceau,d’en approcher. Esclave de sa femme presque en toutes choses, surce chapitre il était inflexible. Déterminé à la maintenir dans lecercle de croyances où elle avait si longtemps vécu, pour peu quepar quelque signe extérieur elle trahît la préoccupation d’un Dieu,d’une vie future ou d’autres idées de cet ordre, il passaitgraduellement de l’ironie à la fureur, et n’échappait souvent quepar la fuite à l’horrible tentation de la brutaliser. Somme toute,cet intérieur, où le trouble avait été sans cesse en augmentant,aujourd’hui, n’était plus qu’un enfer.

Des personnes qui y allaient encore, Max étaitseul assez au fait pour s’apercevoir de tout cela. N’eût été unecuriosité dont les exigences approchaient de celles d’une manie, iln’eût jamais remis les pieds dans la maison, tant les scènesauxquelles il y assistait lui faisaient de mal. De l’ensemble de cequi s’y était passé et s’y passait incessamment sous ses yeux, ilrésultait pour lui une sorte de problème dramatique dont ilsouhaitait de connaître la solution, et bien que les détails qu’ilne discontinuait pas de surprendre lui causassent une réelleterreur, il ne mettait ni moins d’âpreté ni moins de passion à lesrecueillir et à les grouper dans sa mémoire.

Mme Thillard eut une nouvelleindisposition qui, sans être plus grave que la précédente, la forçanéanmoins à garder le lit plusieurs jours. Sous l’influence d’unamour croissant pour elle, Destroy parvint à lui arracher la faveurde passer des heures entières auprès de son lit. N’étant jamaisentré, avant cette circonstance, dans la chambre à coucher de sonamie, il eût été au moins surprenant qu’il ne l’examinât pas avecle plus grand intérêt. Tout à coup, à un endroit de la muraillequ’on ne pouvait apercevoir du lit et que l’ombre envahissaitd’ordinaire, il entrevit un portrait dont la perception, si confusequ’elle fût, lui donna une secousse. Cédant à une impulsionirrésistible, il se leva aussitôt et s’en approcha pour le mieuxvoir.

À la vue distincte de ce portrait, il s’arrêtafrappé de stupeur et poussa une légère exclamation. Ce portrait,fort bien peint, était celui d’un homme encore jeune. Par suite dela pâleur du teint, de l’expression des yeux, de la grâce deslèvres, des cheveux noirs, longs et naturellement bouclés,l’ensemble en était séduisant. L’air doux de cette physionomie n’enexcluait pas une teinte de cruauté qui, du reste, ne frappait qu’unhomme attentif et exercé. Or, ces traits, ces yeux, cetteexpression, ce visage enfin était pour Max la révélation d’un faitbien autrement extraordinaire et mystérieux que tout ce qui l’avaitétonné et inquiété jusqu’à ce jour dans l’existence de Clément etde Rosalie. Un moment, il voulut croire que la ressemblance d’unenfant, d’un enfant qu’il n’avait vu qu’une fois, avec cettefigure, était extrêmement lointaine et qu’il était dupe de ses sensou de ses souvenirs ; mais, à la suite d’un nouvel examen,longuement réfléchi, il comprit qu’il n’y avait pas de confusionpossible et que le phénomène n’était pas contestable. Bouleversé,presque terrifié, il se tourna vers son amie, qui, de son côté, leconsidérait sans comprendre sa pantomime. « Ce portrait,madame, » lui dit-il avec précipitation, n’était-il pas autrefoisdans votre salle à manger ? » Mme Thillard fit ungeste affirmatif. « C’est cela, » repartit Max d’un airprofondément pensif ; « je me rappelais bien l’avoir vu,mais je ne savais plus où. » Il ne dit rien de plus ; sibien que Mme Thillard, dont les pressantes questions n’eurentpas de réponse, en fut réduite à faire des conjectures. Par le faitde cette faiblesse qui nous porte à interpréter les actes d’autruidans le sens le plus conforme à notre passion, elle avait jadisfait disparaître ce portrait de son mari du mur de la salle àmanger, pour avoir cru que Destroy ne le voyait pas sans déplaisir,quand, véritablement, il y prenait à peine garde. Elle continuavolontiers son erreur, et y ajouta, en attribuant, comme ellel’avoua peu après, l’émotion de Max, puis son accablement, à cettemême jalousie rétrospective qu’elle lui avait déjà supposée.

Il arriva, environ trois semaines plus tard,que Mme Thillard, sa mère et Frédéric, Max, Rodolphe, deVilliers et deux ou trois autres personnes, se trouvèrent un soirréunis chez Clément. C’était la première fois, depuis la grandesoirée, que tant de visiteurs s’y rencontraient en même temps.Rosalie, étendue languissamment sur une chaise longue, étaitl’objet d’une sollicitude exclusive. Elle semblait extrêmementtouchée de cet empressement et marquait sa reconnaissance enimprimant, par intervalles, à ses lèvres sèches et décoloréesl’inflexion d’un sourire. Bien moins pour elle-même qu’uneprostration insurmontable rendait incapable de s’intéresser à quoique ce fût, que dans l’intention de procurer à son mari unedistraction qu’il préférait à toute autre, elle pria mêmeinstamment Mme Thillard et Max de faire un peu de musique.Mais cette déférence pour les goûts de Clément dépassait la mesurede ses forces. Les sons pénétrants du violon faisaient vibrerdouloureusement sa chair et produisaient sur tout son corps l’effetd’un acide sur une plaie ; Destroy fut contraint de s’arrêterau tiers du morceau. Sur les ordres de Clément, la vieilleMarguerite servit une collation improvisée. Si la soirée étaittriste, du moins était-elle d’une tristesse tranquille. La pendulemarquait déjà dix heures. Rodolphe, de Villiers, puis bientôt levieux Frédéric, parlèrent de se retirer. Au milieu du silence quiprécédait leur départ, la sonnette de la porte rendit tout à coupdes sons éclatants. Rosalie et Clément tressaillirent.

« L’heure des visites, fit Clément enregardant la pendule d’un air inquiet, est passée, ce mesemble. »

La vieille sourde entra. Clément l’interpellad’une voix forte. Marguerite répondit que c’était la nourrice avecl’enfant de madame. Rosalie jeta un cri qu’on pouvait prendre pourun cri de bonheur. Elle essaya de se lever, mais elle retombaaussitôt sur le dossier de sa chaise, tandis que ses gestesfébriles et l’animation de sa physionomie témoignaient d’uneémotion extraordinaire. Clément, qui, contrairement au vœu constantde sa femme, voulait que l’enfant restât à Saint—Germain, sedirigea sur-le-champ vers l’antichambre, disant d’un airirrité :

« Qu’est-ce que celasignifie ? »

La nourrice avait suivi de près la vieillesourde ; elle entrait dans le salon avec l’enfant juste aumoment où Clément allait en sortir. Il l’envisagea quelquessecondes avec colère.

« Qui vous a commandé d’amener cetenfant ? lui dit-il ensuite d’un ton à faire trembler unefemme moins brave.

– Ah ! monsieur, fit celle-ci avecvivacité, sans reculer d’un pas, votre enfant, je ne sais plusqu’en faire. Il ne décesse pas depuis un mois de pleurerle jour et la nuit, et d’appeler sa maman. Mon pauvre homme, quifatigue dans les champs du matin au soir, ne peut plus dormir.Quant à moi, je suis sur les dents, j’en ai assez, et vous medonneriez bien cent francs par mois que je ne voudrais pas garderdavantage votre petit. Reprenez-le… »

Clément était atterré.

« Donnez-le-moi ! » s’écriaRosalie dans un élan irrésistible de tendresse.

La nourrice, d’un air de satisfaction, tout endisant : « La voilà, ta maman, mon chéri, » s’empressa demettre l’enfant dans les bras de la mère. Rosalie le baisa et leserra contre elle avec transport. Mais l’enfant, sans paraître lemoins du monde ému de ces caresses, se démenait et tâchait à sedébarrasser du châle dont il était emmailloté. En accompagnant sesgestes de quelques cris aigus, il eut bientôt raison de la faiblerésistance que lui opposait sa mère. Rosalie dut l’asseoir sur sesgenoux et lui découvrir le visage. Il tournait le dos à la lumièreet avait naturellement la face dans l’ombre ; à moins d’êtreprès de lui, on ne pouvait distinguer bien nettement sestraits.

Mme Thillard, n’eût-elle pas eu uneréelle amitié pour Rosalie, se fût encore par simple politesseoccupée de son enfant. Elle se leva donc en vue d’en approcher.Clément, devinant tout de suite l’intention de Mme Thiliard,secoua subitement sa torpeur pour s’agiter avec une vivacitéd’écureuil. En deux enjambées il fut devant sa femme.

« Rosalie, lui dit-il d’une voix pleined’anxiété, si tu rentrais chez toi ? Cet enfant va nousimportuner de ses cris, et toi-même tu as besoin derepos. »

Et sans attendre de réponse :

« Max, ajouta-t-il, viens donc m’aider àla rouler dans sa chambre… »

La chaise était déjà ébranlée.

« Laissez-nous au moins le temps de levoir et de l’embrasser, « dit Mme Thillard en se baissantvers l’enfant.

Elle se redressa sur-le-champ avec effroi. Unpeu après, croyant s’être trompée, elle se baissa de nouveau. Sapremière impression fut à ce point confirmée qu’elle en eut la peaumoite et chancela. Clément et sa femme étaient pétrifiés. Àl’exception de Max, les autres personnes ne comprenaient rien autrouble de Mme Thillard, laquelle, d’un pas incertain,regagnant sa place, dit :

« C’est étrange ! »

Sa mère lui dit à mi-voix :

« Qu’y a-t-il d’étrange ! »

Mme Thillard s’attacha encore à l’idéed’avoir mal vu ; elle alla à l’enfant, le prit dans ses bras,le regarda de tous ses yeux ; puis, le présentant àMme Ducornet :

« Voyez ! » lui dit-elle.

Mme Ducornet eut à peine jeté les yeuxsur l’enfant qu’elle s’écria toute saisie :

« Ah ! c’est plusqu’étrange !

– Voyez, Frédéric ! » repritMme Thillard en tournant l’enfant du côté du vieillard.

Celui-ci considéra l’enfant à son tour etparut n’avoir point d’yeux assez grands pour le voir.

« Vous avez raison, madame, » dit-ild’une voix altérée, c’est vraiment miraculeux ! »

Pendant ce temps, la paysanne, qui prenaitpour du ravissement l’effet que causait son nourrisson,s’approchait et disait :

« Je puis bien dire qu’il est aussimignon que gentil et qu’il n’a pas été difficile à élever. Sauf cesderniers temps, ç’a toujours été un modèle de douceur. Je répondsbien qu’il ne criera plus, le mignon chéri, à cette heure qu’ilsera avec sa maman… »

Mme Thillard, sa mère, Frédéric, avaienttoujours les yeux sur l’enfant.

« C’est étrange ! »répétaient-ils tour à tour.

Clément commençait à s’impatienter de sonsupplice. Il montait insensiblement à ce degré de colère où, dominépar sa propre violence, on devient incapable de garder desménagements. Croisant les bras ;

« Après tout, madame, fit-il d’une voixqui présageait un orage intérieur, que voyez-vous donc là de siétrange ? »

Mme Thillard remettait l’enfant sur lesgenoux de la mère.

Elle se tourna vers Clément.

« Vous avez connu mon mari, monsieur,dit-elle d’un air pénétré, et vous vous étonnez de masurprise !

– Eh bien, quoi ! madame, repartitClément, parce que mon fils ressemble vaguement à feu votremari… !

– C’est à s’y méprendre, fit bien basMme Thillard.

– Que voulez-vous que j’y fasse,madame ? » dit aussitôt Clément d’un ton de plus en plusbrutal.

Mme Thillard, par égard pour Rosalie, nevoulut prendre garde ni à ces manières, ni à ce langage.

« Comment ! monsieur, dit-elle del’accent le plus affectueux, vous ne voulez pas même que jem’étonne d’une ressemblance aussi extraordinaire ?

– C’est qu’en vérité, madame, dit Clémenttoujours de même, votre étonnement a quelque chose de si injurieuxpour moi !

– Mais non, monsieur, je vous assure quevous vous trompez.

– Cependant, madame, dit encore Clément,que la politesse de Mme Thillard achevait d’exaspérer,n’est-ce pas, en quelque sorte, mettre en doute l’honneur de mafemme ?

– Ah ! monsieur, » fitMme Thillard en devenant rouge.

Rosalie semblait sur le point de rendre l’âme.D’une voix éteinte, avec l’accent de la prière :

« Clément ! » fit elle enjoignant les mains.

Un calme sinistre suivit cette scène.Impatientes de se soustraire à ce qu’il avait de pénible, choquées,d’ailleurs, de l’inconvenante conduite de leur hôte, et peut-êtreaussi travaillées du désir de la commenter, la mère et la fille,puis, coup sur coup, les diverses autres personnes présentes s’enallèrent. À sa demande, Rosalie, avec son enfant, fut traînée danssa chambre par la vieille sourde, aidée de la nourrice. Destroy etClément restèrent seuls. Une rage sourde contractait horriblementles traits de ce dernier. La tête dans les épaules, le frontpenché, les mains plongées convulsivement dans ses poches, ilmesurait la pièce de long en large.

« Tu ne peux nier, dit tout à coup Max àmi-voix, qu’il n’y ait en tout cela quelque chose deprodigieux… »

Clément s’arrêta brusquement devantDestroy.

« Vous êtes étonnants, vous autres gensde génie ! s’écria-t-il d’un air de haute impudence. Il fauttout vous dire. Je ne puis cacher aucune de mes hontes. Je doisaussi confesser publiquement que ma femme a été la maîtresse deThillard… »

À moins que de cela, Max ne concevait pas, eneffet, qu’il fût possible d’expliquer la conformité singulière duvisage de l’enfant avec celui de l’agent de change. Aussi, quandMme Thillard, qu’il alla voir le lendemain, anéantit cetteexplication rationnelle en lui faisant remarquer que le fils deClément devait être né au moins quinze ou dix-huit mois après lamort de son mari, s’obstina-t-il à croire que son amie, malgré uneexcellente mémoire, faisait confusion de dates.

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