L’Assassinat du Pont-rouge

Chapitre 16Remords.

Outre qu’il était resté debout jusqu’à cemoment, Clément avait encore joint à son débit une pantomime et unaccent parfois très énergiques. Avant d’aller plus loin, il s’assitpour se reposer et reprendre haleine. Max, lui, n’avait pas plusremué qu’un marbre. Le sang s’était retiré de son visage ; lasueur mouillait son front ; son regard, fiché en terre, avaitl’inflexible roideur d’une balle échappée d’un fusil ; ilsemblait que la colonne d’air qui pesait sur ses épaules eût ladensité du plomb. Dans son accablement, il ne songea guère àmesurer l’intervalle qui sépara l’instant où Clément s’était arrêtéde celui où il reprit :

« À présent, rappelez-vous ma feintemisère, ma conversion hypocrite, mon mariage avec Rosalie sous lepatronage de la société Saint-François-Régis, ma place, mestravaux, mon aisance progressive, ma préoccupation de la justifier,de la prouver au besoin par mes livres, et vous aurez, en mêmetemps que l’intelligence de ma tactique, l’explication de laplupart des scènes énigmatiques auxquelles vous avez assisté. Cequi vous reste à savoir, ce que vous n’avez pu que pressentir,c’est ce que j’ai souffert et ce que je souffre encore à cetteheure.

« Par rapport aux faits, je ne fus trompédans aucune de mes prévisions : tout se passa pour moi de lamanière la plus rassurante. Si la valise et les cent mille francsaccusaient chez Thillard un projet de fuite, le corps intact, lescent mille francs même, et, mieux que cela, une lettre adressée àsa femme où il déclarait, en termes ambigus, que « compromisdans des spéculations malheureuses, et impuissant à se relever, ilse sentait incapable d’assister au spectacle de sa honte, »parurent autant de témoignages irrécusables de son suicide. On seborna à conjecturer qu’au moment de passer à l’étranger, il avaitété assailli par le remords et qu’il s’était tué pour s’ysoustraire. Il n’y a donc pas à le contester : habile autantqu’il se peut, favorisé à souhait par les circonstances, mon crime,aux yeux des hommes, n’était vraiment pas ; je n’avais àredouter ni soupçon, ni enquête ; partant, d’après mesprincipes, je pouvais gager avec moi-même que rien au monde neserait capable de troubler ma sécurité. Cependant, je bâtissais surdes mensonges. Au contraire, ce qui eut lieu, l’état où je suisréduit, tout tend à me faire croire que, dans une société purementformaliste, si la certitude de l’impunité y devient une source descélératesses, cette impunité, la plupart du temps, n’est quefictive, et que le plus insigne scélérat, supposez qu’il soit assezadroit pour échapper au bagne ou à l’échafaud, peut encore trouveren lui-même un châtiment mille fois plus terrible que celui dont ilse joue…

« Dans le principe, les bruits que jerecueillais de droite et de gauche sur l’agent de change, lesplaintes de ceux de ses clients qu’il réduisait à la misère, ledésespoir de sa belle-mère et de sa femme, le tollégénéral contre lui, aidaient amplement à me rassurer, presque àm’absoudre. Sa lettre à madame de Tranchant m’avait révélé unenouvelle et dernière infamie. Il pressait cette femme de toutquitter : mari, enfants, famille ; il lui donnaitrendez-vous à Londres ; il lui recommandait de ne pas oublierses bijoux et lui faisait passer, dans les feuillets d’un livre,cinq billets de cent francs pour le cas où elle ne pourrait mettreaussi la main sur l’argent. J’ajouterai que la préoccupation denous envelopper d’une ceinture impénétrable de mensonges, le soind’organiser notre intérieur, notre assiduité dans les églises, lesexigences de mon emploi, les préparatifs de notre mariage, ne nouslaissaient guère le temps de songer au repentir. Mais ces jours decalme, qui nous semblaient devoir toujours durer, passèrent pournous avec plus de rapidité encore que, dans un convoi à toutevapeur, les panoramas ne défilent sous les yeux.

« Cette quiétude fut troublée dès lespremiers jours de notre mariage. À moins de l’intervention directed’une puissance occulte, il faut convenir que le hasard se montraici étrangement intelligent. Si merveilleux que paraisse le fait,vous ne penserez même pas à le mettre en doute, puisque aussi bienvous en avez la preuve vivante en mon fils. Bien des gens, aureste, ne manqueraient pas d’y voir un fait purement physique etphysiologique et de l’expliquer rationnellement. Quoi qu’il ensoit, je remarquai tout à coup des traces de tristesse sur levisage de Rosalie. Je lui en demandai la raison. Elle éluda de merépondre. Le lendemain et les jours suivants, sa mélancolie nefaisant que croître, je la conjurai de me tirer d’inquiétude. Ellefinit par m’avouer une chose qui ne laissa pas que de m’émouvoir auplus haut degré. La première nuit même de nos noces, en mon lieu etplace, bien que nous fussions dans l’obscurité, elle avait vu, maisvu, prétendait-elle, comme je vous vois, la figure pâle de l’agentde change. Elle avait épuisé inutilement ses forces à chasser cequ’elle prenait d’abord pour un simple souvenir : le fantômen’était sorti de ses yeux qu’aux premières lueurs du crépuscule. Deplus, ce qui certes était de nature à justifier son effroi, la mêmevision l’avait persécutée avec une ténacité analogue plusieursnuits de suite. Je simulai un profond dédain et tâchai de laconvaincre qu’elle avait été dupe tout uniment d’une hallucination.Je compris, au chagrin qui s’empara d’elle et se tournainsensiblement en cette langueur où vous l’avez vue, que je n’avaispoint réussi à lui inculquer mon sentiment. Une grossesse pénible,agitée, équivalente à une maladie longue et douloureuse, empiraencore ce malaise d’esprit ; et, si un accouchement heureux,en la comblant de joie, eut une influence salutaire sur son moral,ce fut de bien courte durée. Je me vis contraint, par-dessus cela,de la priver du bonheur d’avoir son enfant auprès d’elle, puisque,par rapport à mes ressources officielles, une nourrice à demeurechez moi eût paru une dépense au-dessus de mes moyens.

« Émus de sentiments à figurer dignementdans une pastorale, nous allions voir notre enfant de quinzaine enquinzaine. Rosalie l’aimait jusqu’à la passion, et moi-même, jen’étais pas loin de l’aimer avec frénésie ; car, chosesingulière, sur les ruines amoncelées en moi, les instincts de lapaternité seuls restaient encore debout. Je m’abandonnais à desrêves ineffables ; je me promettais de faire donner uneéducation solide à mon enfant, de le préserver, s’il étaitpossible, de mes vices, de mes fautes, de mes tortures ; ilétait ma consolation, mon espérance. Quand je dis moi, je parleégalement de la pauvre Rosalie qui se sentait heureuse rien qu’àl’idée de voir ce fils grandir à ses côtés. Quelles ne furent doncpas nos inquiétudes, notre anxiété, quand, à mesure que l’enfant sedéveloppait, nous aperçûmes sur son visage des lignes quirappelaient de plus en plus celui d’une personne que nous eussionsvoulu à jamais oublier. Ce ne fut d’abord qu’un doute sur lequelnous gardâmes le silence même vis-à-vis l’un de l’autre. Puis, laphysionomie de l’enfant approcha à ce point de celle de Thillard,que Rosalie m’en parla avec épouvante, et que moi-même je ne puscacher qu’à demi mes cruelles appréhensions. Enfin, la ressemblancenous apparut telle, qu’il nous sembla vraiment que l’agent dechange fût rené en notre fils. Le phénomène eût bouleversé uncerveau moins solide que le mien. Trop ferme encore pour avoirpeur, je prétendis rester insensible au coup qu’il portait à monaffection paternelle, et faire partager mon indifférence à Rosalie.Je lui soutins qu’il n’y avait là qu’un hasard : j’ajoutaiqu’il n’était rien de plus changeant que le visage des enfants, etque, probablement, cette ressemblance s’effacerait avecl’âge ; finalement, qu’au pis aller, il nous serait toujoursfacile de tenir cet enfant à l’écart. J’échouai complètement. Elles’obstina à voir dans l’identité des deux figures un faitprovidentiel, le germe d’un châtiment effroyable qui tôt ou tarddevait nous écraser, et, sous l’empire de cette conviction, sonrepos fut pour toujours détruit.

« D’autre part, sans parler de l’enfant,quelle était notre vie ? Vous avez pu vous-même en observer letrouble permanent, les agitations, les secousses chaque jour plusviolentes. Quand toute trace de mon crime avait disparu, quand jen’avais plus rien à craindre absolument des hommes, quand l’opinionsur moi était devenue unanimement favorable, au lieu d’uneassurance fondée en raison, je sentais croître mes inquiétudes, mesangoisses, mes terreurs. Je m’inquiétais moi-même avec les fablesles plus absurdes ; dans le geste, la voix, le regard dupremier venu, je voyais une allusion à mon crime. Les allusionsm’ont tenu incessamment sur le chevalet du bourreau. Souvenez-vousde cette soirée où M. Durosoir raconta une de sesinstructions. Dix années de douleurs lancinantes n’équivaudrontjamais à ce que je ressentis au moment où, sortant de la chambre deRosalie, je me trouvai vis-à-vis du juge qui me regardait auvisage. J’étais de verre, il lisait jusqu’au fond de ma poitrine.Un instant, j’entrevis l’échafaud. Rappelez-vous ce dicton :« Il ne faut pas parler de corde dans la maison d’un pendu, »et vingt autres détails de ce genre. C’était un supplice de tousles jours, de toutes les heures, de toutes les secondes. Quoi quej’en eusse, il se faisait dans mon esprit des ravages effrayants.L’état de Rosalie était de beaucoup plus douloureux encore :elle vivait vraiment dans les flammes. La présence de l’enfant dansla maison acheva d’en rendre le séjour intolérable. Incessamment,jour et nuit, nous vécûmes au milieu des scènes les plus cruelles.L’enfant me glaçait d’horreur. Je faillis vingt fois l’étouffer.Outre cela, Rosalie, qui se sentait mourir, qui croyait à la viefuture, aux châtiments, aspirait à se réconcilier avec Dieu. Je laraillais, je l’insultais, je menaçais de la battre, j’entrais dansdes fureurs à l’assassiner. Elle mourut à temps pour me préserverd’un deuxième crime. Quelle agonie ! Elle ne sortira jamais dema mémoire.

« Depuis, je n’ai pas vécu. Je m’étaisflatté de n’avoir plus de conscience, de ne jamais connaître leremords, et cette conscience, ces remords grandissent à mes côtés,en chair et en os, sous la forme de mon enfant. Cet enfant, dont,malgré l’imbécillité, je consens à être le gardien et l’esclave, necesse de me torturer par son air, ses regards étranges, par lahaine instinctive qu’il me porte. N’importe où que j’aille, il mesuit pas à pas, il marche ou s’assoit dans mon ombre. La nuit,après une journée de fatigue, je le sens à mes côtés, et soncontact suffit à chasser le sommeil de mes yeux ou tout au moins àme troubler de cauchemars. Je crains que tout à coup la raison nelui vienne, que sa langue ne se délie, qu’il ne parle et nem’accuse. L’inquisition, dans son génie des tortures, Dantelui-même, dans sa suppliciomanie, n’ont jamais rien imaginé de siépouvantable. J’en deviens monomane. Je me surprends dessinant à laplume la chambre où je commis mon crime ; j’écris au bas cettelégende : Dans cette chambre, j’empoisonnai l’agent dechange Thillard-Ducornet, et je signe. C’est ainsi que, dansmes heures de fièvre, j’ai détaillé sur mon journal à peu près motpour mot tout ce que je vous ai raconté.

« Ce n’est pas tout. J’ai réussi à mesoustraire au supplice dont les hommes châtient le meurtrier, etvoilà que ce supplice se renouvelle pour moi presque chaque nuit.Je sens une main sur mon épaule et j’entends une voix qui murmure àmon oreille : « Assassin ! » Je suis menédevant des robes rouges ; une pâle figure se dresse devant moiet s’écrie : « Le voilà ! » C’est mon fils. Jenie. Mon dessin et mes propres mémoires me sont représentés avec masignature. Vous le voyez, la réalité se mêle au songe et ajoute àmon épouvante. J’assiste enfin à toutes les péripéties d’un procèscriminel. J’entends ma condamnation : « Oui, il estcoupable. » On me conduit dans une salle obscure où viennentme joindre le bourreau et ses aides. Je veux fuir, des liens de ferm’arrêtent, et une voix me crie : « Il n’est plus pourtoi de miséricorde ! » J’éprouve jusqu’à la sensation dufroid des ciseaux sur mon cou. Un prêtre prie à mes côtés etm’invite parfois au repentir. Je le repousse avec mille blasphèmes.Demi-mort, je suis cahoté par les mouvements d’une charrette sur lepavé d’une ville ; j’entends les murmures de la multitudecomparables à ceux des vagues de la mer, et, au-dessus, lesimprécations de mille voix. J’arrive en vue de l’échafaud. J’engravis les degrés. Je ne me réveille que juste à l’heure où lecouteau glisse entre les rainures ; quand, toutefois, mon rêvene continue pas, quand je ne suis pas traîné en présence de celuique j’ai voulu nier, de Dieu même, pour y avoir les yeux brûlés parla lumière, pour y plonger dans l’abîme de mes iniquités, pour yêtre supplicié par le sentiment de ma propre infamie. J’étouffe, lasueur m’inonde, l’horreur comble mon âme. Je ne sais plus combiende fois déjà j’ai subi ce supplice.

« J’ai recours à l’opium. Mes douleurs encombattent l’effet, et rien n’est plus atroce que cette lutte de lasouffrance contre les fatigues du corps. Et il n’y a pas àprétendre que je puisse me soustraire à cela. Je ne puis pasmourir. Que deviendrait mon enfant ? Il me possède, je suis saproie, sa bête de somme ; il tient ferme dans sa main lesrênes du mors que j’ai à la bouche, et, par instants, il tire à mefaire hurler. En d’autres termes, il me rive à la vie, il cloue mesmembres sur cette terre, pour que le remords puisse à l’aisedévorer et redévorer mon cœur, mes entrailles.

« Ce n’est rien encore. Au lieu dedormir, souvent je me lève ; comme un fantôme, j’erre àtravers les rues, je gagne les champs, je vais m’asseoir dansquelque endroit écarté. Les millions d’étoiles qui émergent dansl’espace me semblent autant d’yeux fixés sur moi, et je courbehonteusement la tête : le front dans les mains, en dépit demoi-même, je me recueille, je plonge dans le passé, je reconstruisla chaîne de mes idées et de mes actions. À ces ressouvenirs semêlent, comme autant de voix qui m’accusent, me maudissent, lesbruissements des arbres et des herbes, les hurlements lugubres deschiens. Ces bruits s’enflent graduellement et prennent lesproportions d’une tempête. Glacé de terreur, je me dresse ; uncercle de spectres hideux dansent autour de moi, remplissent monoreille de cris sauvages, déchirent ma chair de leurs griffes. Troprobuste pour perdre connaissance, je suis sans force pour fuir, etje dois endurer ce supplice jusqu’à l’heure où l’hallucinationm’abandonne, de guerre lasse sans doute.

« Voilà mon existence. Vous voyez jusqu’àquel point elle est horrible. Eh bien, je n’aspire qu’à souffrirencore plus. Ah ! que je rende vingt yeux pour un œil, vingtdents pour une dent, mais que je périsse une fois, que mon corpssoit la pâture des vers et qu’enfin je connaisse le repos de lamort !… »

Clément se tut, il n’ajouta plus rien ;un long et funèbre silence eut lieu.

Après ce qu’il venait d’entendre, rempli dessentiments les plus douloureux, muet d’ailleurs à forced’épouvante, Destroy n’avait pas un mot à dire. Il se leva et avecune profonde irrésolution que dénotait son pas mal assuré, sedirigea vers la porte. Clément, pleurant et sanglotant pour ainsidire, sans pleurs ni sanglots, livide et flasque, affaissé surlui-même, agonisait, en quelque sorte, comme ces condamnés en proiedéjà à la mort, avant même que le couteau ait touché leur tête. Aumoment de passer le seuil, Max, qui se détourna et vit cespectacle, ne put se défendre d’un mouvement de pitié. À cet homme,son ami tant d’années, et dont la vue actuellement ne pouvait pluslui causer que de l’horreur, il jeta, avant de disparaître, un longregard de commisération…

Destroy quitta Clément pour ne jamais lerevoir.

Courbé sous le poids des plus effroyablesconfidences que puissent ouïr des oreilles humaines, le pauvre Max,marchant devant lui, gagna la campagne et y erra longtemps auhasard. La mélancolie et l’amertume gonflaient sa poitrine ;il étouffait, les yeux lui faisaient mal, et la solitude où ilcherchait un allégement augmentait encore son malaise. De détoursen détours, un besoin instinctif de consolation le conduisit, sansque sa volonté y fût pour rien, jusque chez Mme Thillard.Effrayée, en le voyant tout défait :

« Mon Dieu, mon ami, lui demanda celle-ciavec inquiétude, que vous est-il arrivé ? »

À demi suffoqué, Destroy s’agenouilla auxpieds de son amie et embrassa ses genoux avec fièvre. Puis, levantvers elle un visage baigné de larmes et un œil étincelant depassion :

« Oh ! madame, s’écria-t-il, que jevous aime ! »

À cet élan passionné qui trahissait uneincommensurable douleur, Mme Thillard, oubliant même d’êtrecurieuse, sentit, elle aussi, l’émotion l’envahir et les pleursmonter à ses yeux…

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