Le Château noir

XI – Les oubliettes du Château Noir

Quand Rouletabille et Athanase pénétrèrentdans la chambre où cet excellent M. Priski était toujoursétendu, ficelé et bâillonné sur le lit de La Candeur, La Candeur etVladimir, singulièrement troublés, paraissaient fort occupés, lepremier à considérer sa montre (car, disait-il, il avait trouvé letemps long), le second à déchiffrer une carte du vilayetd’Andrinople, sur laquelle, affirmait-il, il étudiait le plan desfutures opérations. Rouletabille les regarda tous deux avecsévérité, car il se doutait bien qu’ils mentaient, mais il avaitautre chose à faire qu’à démêler, ce soir-là, le mystère de leurmensonge, et il alla tout droit à M. Priski, qu’il délia deses liens et de son bâillon.

Athanase, qui ne savait pas que le majordomeétait leur prisonnier, se montra tout heureux de l’événement etdaigna féliciter Rouletabille de s’être ainsi assuré la propriétéd’un personnage qui ne manquerait point de leur être fortprécieux.

Aussitôt M. Priski secoua la tête et pritla parole.

« Messieurs, leur dit-il, je suis heureuxque vous m’ayez débarrassé de ce bâillon, moins parce qu’ilm’étouffait que parce que je vais pouvoir vous faire mesurer toutela vanité de ce petit attentat sur ma personne. Vous avez vu,messieurs, que je ne me suis point débattu, que je n’ai pas essayéd’appeler à l’aide ; bref, que j’ai évité de vous causer lemoindre désagrément. Si j’avais crié on serait venu et vous auriezeu à vous repentir de ce léger malentendu.

« Je ne suis point un méchant homme et neveux point, comme on dit, la mort du pêcheur… Et puis j’ail’habitude… oui… Vous pensez bien que ce n’est pas la première foisqu’on se livre à ce genre de sport sur ma personne… Il n’en estjamais rien résulté de fameux, voilà ce que je désirais vous dire.Si vous étiez bien sages, vous me laisseriez, tranquillement allerme coucher…

– Sans doute va-t-on s’apercevoir de votreabsence ? interrogea Rouletabille, frappé du sang-froid dumajordome, et sans doute va-t-on venir vous chercher ?

– Je ne le crois pas, monsieur, je ne le croispas !… Je tiens trop peu de place ici, et l’on a fait trop lafête, ce soir, au château, pour que quelqu’un pense au bon Priski.Non ! non ! votre concierge lui-même, ce grand diabled’Albanais que je vous ai présenté, se préoccupe peu de savoir sije suis encore dans le donjon ou si je suis dans mon lit… Non, onne viendra pas me chercher, rassurez-vous !… Ça n’est pasordinairement ainsi que les choses se passent…

– Et comment se passent-elles donc, mon chermonsieur Priski ?

– Mon Dieu !… On essaie de me mêlertoujours à une tentative d’évasion qui ne réussit jamais… et l’onfinit par me laisser reprendre le chemin de ma loge, bientranquillement !… ou bien encore on veut aller jusqu’au boutdes choses, car il y a des « entêtés » partout et cela setermine fort mal pour les « entêtés » ! Croyez-moi,messieurs, écoutez-moi, c’est la voix de la sagesse qui vous parlepar ma bouche. Ne cherchez pas à vous évader !…S’évader !… Évidemment, c’est un beau rêve…

– Mon cher monsieur Priski, interrompitRouletabille… Il ne s’agit point de nous évader…

– Allons… tant mieux, et de quoi s’agit-ildonc ?… Si je puis vous être utile…

– Voilà ! Au point où nous sommes avecvous, nous aurions tort de vous cacher quoi que ce soit. Nous avonsformé le dessein d’enlever Ivana Hanoum ! »

Cette fois, M. Priski se dressa tout àfait sur son séant !

Et montrant un visage bouleversé parl’effroi :

« Et pourquoi faire, mon Dieu ?…puisque vous ne pouvez pas, puisque vous ne voulez pas vousévader !

– Pour l’amener ici, monsieur lemajordome !…

– L’amener ici !… Mais c’est de ladémence !… Et pourquoi l’amener ici ?

– Monsieur Priski, nous ne pouvons nous passerde la société des dames.

– Messieurs, vous êtes fous et je renonce,dans ces conditions, à continuer un inutile entretien. »

Sur quoi M. Priski s’étendit de nouveausur le lit de La Candeur et tourna la tête du côté du mur.

« Monsieur Priski, levez-vous !Levez-vous ou je vous tue ! »

Le majordome regarda du côté de Rouletabille,vit un revolver dans la main du jeune homme, considéra sa figuretragique et sauta sur ses pieds.

« Alors, c’est sérieux ?

– Si sérieux, monsieur Priski, que si, d’iciune heure, vous ne nous avez pas conduits sans danger pour nous, àla chambre d’Ivana Hanoum, ou tout au moins aussi près que possiblede cette chambre, vous aurez cessé de vivre !…

– Mais vous êtes insupportables !…s’écria Priski en se tordant les mains… tout à faitinsupportables !… Comment voulez-vous que je vous conduise àune chambre que je ne connais pas ?… Elle doit être dans leharem, cette chambre… et on n’approche pas du harem… »

Alors Athanase prit la parole.

« Cette chambre n’est pas dans le harem,dit-il. Ce n’est que demain qu’Ivana Hanoum entrera dans le harem.On lui prépare, en ce moment, les appartements de la kadinefavorite qui a cessé de plaire… »

M. Priski regarda avec stupéfaction cemuletier sordide auquel il n’avait jusqu’alors prêté aucuneattention, qu’il avait pris pour quelque bas serviteur pomak, etqui, cependant, parlait français avec une correction au moins égaleà la sienne. La figure de M. Priski semblait dire :« D’où sort-il, celui-là ? »

« Vous m’avez l’air bien renseigné,l’ami, fit-il.

– Oui, répliqua Athanase, sans s’étonner deson étonnement… je me suis mêlé, pendant que vous étiez auselamlik, à la foule des soldats de la baille et j’ai appris cequ’il nous importait de savoir… qu’Ivana Hanoum, à son arrivée ici,avait été directement conduite dans la chambre haute de latroisième tour de l’ouest. Vos soldats, qui, tous s’entretenaientde l’événement du lendemain, c’est-à-dire du nouveau mariage deleur chef, se montraient une fenêtre de cette tour ; lointaineoù une lumière brillait… tout là-haut, par-dessus les courtines duchemin de ronde.

– Eh bien, vous en savez plus long que moi,exprima Priski. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise deplus ?…

– Monsieur, reprit Rouletabille d’une voixglacé, nous allons vous dire tout de suite ce que nous désirons quevous nous disiez de plus. Nous savons où se trouve cette chambre,mais nous ignorons comment y atteindre ! Il faut nous yconduire, voilà tout !…

– Voilà tout !… Voilà tout !… Vousêtes bon, vous !… Il y a au moins deux fossés, trois cheminsde ronde, quatre cours, quatre murs et autant de portes avantd’atteindre le pied de cette tour, qui est dans l’espace réservéaux bâtiments d’habitation de Kara pacha, et, tout cela gardé pardes gens armés jusqu’aux dents !

– Voilà pourquoi, mon cher monsieur Priski,nous nous adressons à vous, vous qui connaissez tous les arcanes dece château du diable ! »

Priski sembla réfléchir profondément, regardases prisonniers (dont il était le prisonnier), parut se demanderencore à quel genre de fous il avait affaire et pour quelleentreprise dangereuse ces jeunes gens étaient venus se faireprendre au pays de Gaulow, et puis tout à coup il prit son parti,s’assit, pria Rouletabille de rentrer son revolver dans sa poche etdéclara qu’il était à la disposition de ces messieurs.

Il les avait suffisamment avertis d’avoir à setenir tranquilles, et, bien entendu, ils n’auraient à s’en prendreà personne des catastrophes qui ne manqueraient point desurvenir.

« Interrogez-moi, messieurs, je ferai ceque vous voudrez !

– Monsieur Priski, combien y a-t-il de cheminspour se rendre du donjon à la troisième tour de l’ouest ?demanda Rouletabille.

– Trois, répondit le majordome, en se croisantles jambes et en renversant le torse d’un petit air assez insolent.Trois… pas un de plus… pas un de moins… Il y a le chemin de tout lemonde que je vous signalais tout à l’heure, et qui vous estimpraticable puisque, dès la première baille, vous vous heurteriezà une bonne partie de la garnison…

– Ensuite ?…

– Ensuite il y a les courtines… Voussavez, messieurs, ce que sont les courtines, ces petits cheminsaériens, au-dessus des murailles, qui réunissent, entre elles lesdifférentes fortifications. Par ces courtines, on peut se glisserdans toutes les parties du château fort en s’aidant des gouttières.En somme, c’est le « chemin des toits ». La nuit, ilserait assez praticable, quand il ne fait pas clair de lune, sil’on n’était dans la nécessité de passer devant un veilleur qui,sur une terrasse, a justement la consigne de la surveiller !Quoi qu’il en soit, vous pourriez suivre avec quelque chance cechemin, mais il n’est praticable qu’au retour. Oui, on peut, parlà, revenir au donjon, on ne peut pas ensortir.

– Et pourquoi ?

– Parce que, pour isoler tout à fait ledonjon, il a été fait des coupures entre ces courtines et lachemise du donjon. Les deux courtines qui aboutissent à cettechemise par l’est et par l’ouest en restent donc séparées dequelques mètres par un espace béant au-dessus duquel on peutcependant jeter des petits « ponts volants ». Ces petitsponts volants existent… soutenus par des chaînes, mais attachés àla courtine même et non à la chemise du donjon, de telle sorte que,du sommet de la chemise, vous ne pouvez les manœuvrer, tandis quela chose vous est possible si vous êtes sur la courtine,c’est-à-dire dans le château et hors du donjon. Je dois dire quecette disposition est nouvelle et a été imaginée pour le cas où despersonnes de marque comme vous, messieurs, auraient quelquevelléité d’aller, de nuit, se promener sur les toits.

– Et le troisième chemin ?

– Le troisième chemin est celui des caves ousouterrains, que je connais particulièrement pour l’avoir fréquentémoi-même, d’abord une première fois par simple curiosité. Je puisvous en parler en toute connaissance de cause, et je ne sauraistrop vous dissuader d’en user. Toutefois, je dois dire que c’est leseul qui vous reste.

– Il est donc bien terrible ce chemin ?demanda Rouletabille.

– Terrible, c’est peu dire,monsieur !…

– Que vous y est-il donc arrivé de siaffreux ?…

– Il m’est arrivé que je m’y suis évanouid’épouvante et que j’aimerais mieux mourir de votre main que derecommencer un pareil voyage. Toutefois si vous y tenez absolument,je vous accompagnerai jusqu’à un carrefour tout proche de l’endroitoù je me suis évanoui, mais je n’irai certes pas plus loin…

– Et quel est cet endroit où vous vous êtesévanoui ?

– Monsieur, c’est un étroit couloir en hauteurqu’il faut traverser et remonter pour revenir à la lumière du jour.Si on parvient à faire cela, on se trouve alors dans le« quartier des esclaves » d’où il est relativementfacile, en se suspendant aux « corbeaux » de la troisièmetour de l’Ouest d’atteindre la poivrière, et vous vous trouvez làjustement au-dessus de la chambre que monsieur désignait tout àl’heure comme étant celle d’Ivana Hanoum.

– Eh bien, mais voilà le chemin qu’il nousfaut ! fit Rouletabille.

– Vous dites cela, monsieur, parce que vous nesavez pas de quoi il est question, assurément… et je reste persuadéque vous ferez comme il signor Marinetti, un client, monsieur, quin’avait pas froid aux yeux… Quand il fut parvenu à ce point là, ilretourna carrément sur ses pas, sans fausse honte, revint metrouver dans cette chambre où il m’avait préalablement enfermé,ficelé comme une andouille et menacé de mort si je ne lui procuraispas le moyen de s’évader… Eh bien, il me délia, me pria de ne riendire de son escapade à quiconque, m’envoya lui confectionner unplat d’excellents raviolis à la napolitaine et se tint forttranquille jusqu’au jour où, grâce à la générosité d’une vieilletante, il put « payer sa note » et s’en aller.

– Rouletabille ! osa faire entendre LaCandeur, Rouletabille ! réfléchis bien à ce que dit monsieur…monsieur n’a aucun intérêt à te tromper… et ce qu’il nous raconteest assez impressionnant…

– Ce signor Marinetti était une mazette…prononça le reporter.

– Monsieur, continua Priski en se balançantd’une façon de plus en plus énervante sur sa chaise, je vous aigardé le plus beau pour la fin…

« Vous avez peut-être entendu parler deLord Radlan ?…

– Qui est-ce qui n’a pas entendu parler deLord Radlan ? C’est ce riche Anglais, vingt fois millionnaire,qui a disparu, il y a deux ans, pendant une croisière qu’il faisaitdans la mer Noire ? On a dit qu’il s’était noyé en rentrant àson bord, un soir, à Odessa. Mais comme on n’a pas retrouvé soncadavre, les compagnies d’assurances sur la vie n’ont rien voulupayer aux héritiers, d’où de retentissants procès, qui durentencore…

– Parfaitement, vous êtes au courant ? Ehbien, monsieur, Lord Radlan, je peux bien vous le dire pour quevous en fassiez votre profit… Lord Radlan n’est pas mort à Odessa.Il est mort ici, monsieur, victime de son imprudence… Je l’ai bienregretté.

« C’était un homme charmant avec unebelle barbe en or qui lui descendait jusqu’au milieu de la poitrineet qu’il peignait toute la journée.

« À lui aussi il a fallu montrer lechemin, et tout ce que j’ai pu lui dire n’a servi de rien !…Il était aussi entêté que monsieur (Priski montra Rouletabille) etlui aussi avait un revolver et lui aussi menaçait le pauvre Priski…Qu’ajouterai-je, messieurs ? Il s’en est allé par cecouloir-là et n’en est plus jamais revenu !

– C’est peut-être qu’il en était sorti !dit Rouletabille…

– Non, monsieur, non !… Il n’en est passorti !… De cela, on est absolument sûr : lekachef des esclaves me l’a dit assez souvent : on l’aentendu au fond du trou de couloir, pendant plus de huit jours.D’abord il a crié, il a gémi, puis il a agonisé, puis il n’a plusrien dit du tout ! Voilà l’histoire de Lord Radlan.

– Elle est terrible, grelotta La Candeur. Etcomment se fait-il qu’on ait laissé périr un homme de cette valeurqui eût pu payer une rançon digne d’un Rothschild (La Candeurprenait ses précautions).

« Ah ! monsieur ! je vous aidéjà prévenu : ici on ne force jamais les gens ! Libre àeux de vouloir leur malheur ! Lord Radlan avait dit :« Vous n’aurez pas un penny de moi, plutôtmourir ! » et il est mort !

– Et pourrait-on savoir enfin, demandaAthanase, quel est cet endroit si terrible et comment il estfait ?

– Monsieur, répondit Priski en arrêtant soninsupportable balancement et en donnant beaucoup de solennité à savoix, on désigne, en langue pomak, ce lieu maudit d’une appellationassez bizarre : comme on dirait en français : « Jene rends rien et je retiens tout ! »

– Priski, conduisez-nous à ce lieumaudit ! commanda Rouletabille.

– Tout de suite, mon bon jeune homme,obtempéra Priski, mais si vous avez une bonne amie vous pourrez melaisser un mot pour elle !…

– Trêve de plaisanteries, monsieur Priski,voici minuit qui sonne ! C’est l’heure !

– Oui, oui !… Minuit… l’heure descrimes !… Vous êtes bien pressé, suivez-moi !… »

La Candeur éprouva aussitôt le besoin de sejeter dans les bras de Rouletabille, mais celui-ci le repoussaassez brutalement. Le bon La Candeur, très égoïstement,larmoyait :

« Tu veux donc ma mort,Rouletabille ? Tu sais bien que je ne te laisserai jamaisaller tout seul dans un souterrain pareil !… J’aurais troppeur de rester ici sans toi… Alors, c’est décidé, tu y vas !…Tu n’as pas pitié de moi !… Allons-y, Vladimir !Puisqu’il est enragé !… Quel métier, monDieu ! »

Ils descendirent tous dans la salle desgardes, où les conduisit Priski. Là, celui-ci leur montra une dallecirculaire et son anneau de fer.

« Ah ! mon Dieu, gémit La Candeur,voilà la porte du tombeau !… »

Priski demanda à Tondor un piquet de fer qu’ilpassa dans l’anneau, mais la pierre était lourde et ne cédait pas àses efforts.

« Aide-le donc ! » fitRouletabille à La Candeur.

Celui-ci, qui avait des larmes plein les yeux,se baissa et souleva la pierre avec une facilité qui lui valut leséloges du majordome.

« Mâtin ! dit Priski, vous devezavoir un beau biceps, mon ami !… »

Rouletabille penchait déjà une lanterne surl’ouverture noire béante. Les rayons du fanal éclairaient unepetite échelle de fer qui se perdait dans la nuit.

« C’est là le souterrain qui passe sousle chemin de ronde du donjon, fit Priski, et qui se dirige, aprèsavoir traversé la baille et passé sous la petite mosquée, vers leSelamlik. Autrefois, il devait permettre aux défenseurs du donjonde sortir du château du côté ouest du rocher ; mais aucuneissue n’existe plus aujourd’hui. Seulement il se croise avec uncouloir conduisant à cet endroit maudit, qui aboutit, lui, comme jevous l’ai dit, au quartier des esclaves.

– Je ne rends rien et je retiens tout !fit entendre La Candeur comme un écho funèbre.

– Monsieur, dit Priski à Rouletabille,passez-moi votre lanterne et je vous précéderai jusqu’à cecouloir-là. Je ne puis faire davantage pour vous.

– Allume-lui une lanterne », ditRouletabille à La Candeur.

Le bon géant tremblait tellement qu’il luifallut l’aide de Tondor pour arriver à un résultat. Quand il l’eutallumée, il déclara que cette lanterne était pour lui, il neresterait pas dans la salle des gardes. Il avait trop peur.

« J’ai besoin de toi, ici ! fitRouletabille.

– Pour quoi faire ?

– Pour surveiller le poste d’en face ! etgarder nos derrières. Si l’on pénétrait dans le chemin de ronde,chose dont tu peux te rendre compte en entrouvrant le petit« judas », tu n’aurais qu’une chose à faire, tu tebaisserais… baisse-toi… baisse-toi donc ! Et tu allumerais cebout de mèche qui passe… Le pont-volant sauterait. Nous entendrionscertainement la détonation et nous serions là tout de suite. Tuvois ! rien à craindre !…

– J’ai peur ! j’aime mieux aller avectoi ! Vladimir restera pour la mèche ; moi, jetremblerais trop ; je ne pourrais pas l’allumer…

– Je t’ordonne de resterici !… »

Mais il ne voulut pas en démordre. C’était lapremière fois qu’il désobéissait à Rouletabille. Rouletabillel’embrassa :

« Viens donc ! dit-il, tu es unbrave garçon !…

– Brave ! moi… Ah ! si on peutdire !… »

Il fut entendu que Vladimir resterait dans lasalle des gardes avec Tondor qui continuait à ne rien comprendre àce qui se passait et avec Modeste qui dormait entre les mules. À lamoindre alerte, Vladimir devait faire parler la dynamite.

Priski descendit le premier, puisRouletabille, puis La Candeur qui se disputa même à cette occasionavec Athanase, puis Athanase.

Deux minutes plus tard, Vladimir, qui étaitresté aux écoutes au-dessus du trou, n’entendait plus rien et nepercevait aucune lueur. Il s’en fut au petit « judas » dela poterne et là observa le dehors. Mais tout le château, sibruyant tout à l’heure, semblait plongé dans le plus profondsommeil.

Pendant ce temps les autres continuaient leurroute souterraine.

Une cinquantaine d’échelons leur avaientpermis d’atteindre le niveau d’une galerie haute de deux mètres etlarge d’un mètre cinquante environ. Le sol en était humide etvisqueux. Des gouttes d’eau tombaient de la voûte.

« C’est l’eau de l’égout de la baille quiest crevé, expliqua Priski. Vous comprenez, on ne fait plus deréparations. »

Ils marchèrent cinq minutes environ puisdescendirent encore une trentaine de marches. Ils aperçurent alors,sur leur gauche, des portes massives garnies de gros clous, debarres de fer et d’énormes serrures.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda Rouletabille.

– Ça, ce sont d’anciens cachots qui servaientaux condamnés politiques.

– Comment ? aux condamnéspolitiques ?…

– Oui, l’ancien maître du château, l’ancienpacha, celui que Kara Selim a renversé, y est resté, paraît-il,onze ans. Son squelette est encore là, du reste, attaché par lapatte à une énorme chaîne. Si vous voulez le voir, vous n’avez qu’àpousser la porte.

– Une autre fois !… Avançons, ditRouletabille… mais on étouffe déjà ici… l’air devient quasiirrespirable. Comment ce malheureux a-t-il mis onze ans àétouffer ?…

– C’est ce que se demandait souvent KaraSelim. Paraît qu’il n’en revenait pas. Vous savez, il y a des gensqui ont la vie dure !… »

En même temps que l’air devenait de plus enplus irrespirable, le boyau souterrain se faisait plus étroit.Depuis quelques minutes, La Candeur était obligé de marcher plié endeux.

Ils arrivèrent brusquement à un carrefour, àune espèce de petite place sur laquelle s’ouvraient troiscouloirs.

« Vous voyez comme je suis bon, ditPriski. Je vous ai dirigés jusque-là pour que vous ne vous égariezpas, pour que vous ne perdiez pas votre temps. Ce couloir-ciconduit du côté de la tour du veilleur, celui-là du côté de laBarbacane ; mais ils sont bouchés tous les deux à soixantemètres d’ici. Voilà le vrai chemin. Vous n’avez plus qu’à allertout droit. Moi, je reste ici.

– Non, Priski, non ! Il faut venir avecnous, mon ami, déclara Rouletabille.

– Mais, monsieur, je ne puis plus vous êtreutile à rien, fit Priski qui se mit à trembler.

– On ne sait jamais, répondit le reporter. Etpuis qui nous dit que ces deux couloirs sont réellement bouchés,que vous ne pouvez pas vous échapper par l’un d’eux et donnerl’alarme dans le château ? Allons, un peu de courage, monami ! »

Priski se jeta contre le mur et jura qu’iln’irait pas plus loin.

« Prends-le sur ton dos ! »commanda Rouletabille à La Candeur :

Ainsi fit La Candeur qui tremblait presqueautant que Priski.

Priski avait bien essayé un instant de sedébattre ; mais Athanase, qui fermait la marche, mit bon ordreà ces velléités de désordre en lui faisant sentir sur le front lefroid d’un canon de revolver.

« Et maintenant à la… commentappelle-t-on ça ?…

– À la je ne rends rien et je retienstout !… Prends garde à toi, Rouletabille…

– Oh ! ne crains rien… je fais attention,va !…

– Il a un nom qui ne promet rien de bon,c’t’endroit-là !

– Oh ! ce doit être quelque oubliette…C’est un vrai nom d’oubliette, ça !

– Justement, prends garde de tomberdedans…

– Des oubliettes ! continuaitRouletabille en tâtant avec force précautions le terrain devantlui, on sait ce que c’est… Il y en a dans tous les vieux châteauxforts. As-tu jamais visité un château fort sans que le concierget’ait fait voir les oubliettes ?… C’est un trou, quoi !…un puits ! En voilà des histoires pour des oubliettes…

– Eh bien, Priski, vous ne dites plus rien,mon garçon !

– Courez ! Courez toujours, monsieur,nous en reparlerons tout à l’heure !…

– Est-ce que nous approchons ?…

– Encore un peu de patience, monsieur… nous yvoilà… et les dents de Priski se mirent à claquer d’épouvante.

– Prelotte ! fit La Candeur, qui suait àgrosses gouttes… Il n’est pas rassurant, le locataire dudessus !…

– Prenez garde, monsieur, prenez garde, râlaPriski… Nous y voilà… Vous y êtes !…

– Halte ! » hurla Rouletabille.

Il venait de glisser sur le sol visqueux etl’un de ses pieds avait rencontré le vide. La Candeur l’agrippad’une main puissante.

Depuis quelque temps le souterrain s’étaitélargi et Rouletabille venait d’arriver au bord d’un trou, d’unpetit gouffre circulaire, large environ de trois mètres dediamètre.

Ceci avait l’air d’un puits profond,évidemment plus large que ceux que les guides nous font voir lorsde la visite des châteaux moyenâgeux dont les restes nous sontgardés par la piété des archéologues, mais en somme il n’y avaitrien là de si affreux, ni surtout de si redoutable. Évidemment, ilne fallait point se laisser choir dans ce trou, mais telle n’étaitpoint non plus l’intention de Rouletabille. Il se mit à genoux pourmieux voir.

« Prends garde ! mon Dieu !fais bien attention à toi ! » suppliait La Candeur qui,ayant passé sa lanterne à Athanase, tenait d’une main Priski surson dos et retenait de l’autre Rouletabille, qu’il n’aurait pointlâché pour un empire.

« C’est un trou, quoi !… ditRouletabille. Priski nous a « monté un bateau »… N’est-cepas, Priski ?…

– Il ne répond plus ! fit La Candeur, ilne remue plus. Il est peut-être mort !… »

Penché au-dessus de l’oubliette, sa lanterne àla main, Rouletabille s’inclina autant qu’il put.

« Évidemment ! on n’en voit pas lefond, dit-il… et c’est très frais là-dedans… Possible qu’il y aitlà une nappe d’eau souterraine qui communique avec le torrent. Maisc’est pas tout ça !… Je vois bien par où l’on descend, je nevois pas par où l’on monte. »

Alors il leva la tête, et regarda au-dessus delui…

Aussitôt il lâcha la lanterne, qui tomba avecfracas dans l’oubliette, faisant lugubrement retentir les parois deson bruit de ferrailles et vitres brisées, cependant que lereporter se rejetait en arrière avec un grand cri. Il avait faitreculer La Candeur et Athanase qui se pressaient autour de lui.

Priski s’était laissé glisser le long de lamuraille et regardait Rouletabille sans dire un mot, fixant sur luides yeux sans vie. Appuyé contre la paroi du souterrain,Rouletabille respirait bruyamment comme si l’air lui manquait. Sesprunelles semblaient s’égarer dans leur orbe.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-cequ’il y a ? » demandaient La Candeur et Athanase.

La figure de Rouletabille était si défaite, silamentable à voir à la lueur de la lanterne d’Athanase, que LaCandeur en était prêt à sangloter.

« T’as pas mal, dis ?… T’as pasmal ?…

– Non ! répondit le reporter… Non !…c’est passé !… c’est passé !… Non… je n’ai pas mal…

– Mais qu’est-ce que tu as eu ?

– Eh bien, il y a eu que j’ai eupeur !… »

Et, se tournant vers Priski :

« Vous avez raison, Priski… c’estépouvantable… »

Athanase n’y tint plus et s’en vint à son tourau bord de l’oubliette et, lui aussi, leva sa lanterne… et luiaussi eut un mouvement de recul, une sourde exclamation… lui aussirevint vers les autres avec un visage de mort.

« Oh ! fit-il… oh !

– Va voir, La Candeur, va voir !… Il fautque nous revoyions cela… il faut que nous nous habituions à cela…Puisque c’est par là que nous devons passer… Et puis, maintenant,tu es averti… tu sais que c’est horrible… Va !… »

Mais La Candeur secouait la tête. Il nevoulait pas y aller.

« Mais puisqu’il faut passer parlà !

– Eh bien, on y passera, mais je fermerai lesyeux.

– Il faut se faire une raison, ditRouletabille. Après tout, c’est des morts ?

– Vous avez vu souvent des mortscomme ça ? demanda Athanase d’une voix blanche.

– Non, dit Rouletabille, jamais !…

– Si c’est des morts, fit La Candeur, moi çane me fait pas peur !… Je n’ai peur que des vivants…Passez-moi la lanterne… Les histoires de revenants, vous savez, çane m’a jamais beaucoup retourné… et je ne crains pas de passer lesoir devant le cimetière. »

La Candeur faisait le brave – ce qui ne luiarrivait pas souvent – s’en fut avec la lanterne au bout du couloiret, arrivé à l’oubliette, regarda en l’air.

« Ne lâche pas ta lanterne, lui avaitheureusement crié Rouletabille : ce qui fit qu’en effet LaCandeur ne la lâcha pas ; mais il revint en titubant et aussipâle que les autres.

– Oh ! fit-il en secouant la tête… c’estbien la chose la plus affreuse que j’aie vue de ma vie, mais c’estpas tous des morts ; j’en ai entendu un qui respirait.

– Ils peuvent soupirer comme ça pendant desjours et des jours, expliqua Priski qui reprenait du souffle, etmieux, il y en a parfois qui vous parlent comme du fond de l’autremonde… Alors, vous comprenez, quand on ne s’y attend pas, ça vousfiche un coup sur la nuque, surtout quand on est tout seul…Maintenant que vous avez vu ce que c’était, allons-nous-en !…allons-nous-en !… allons-nous-en !…

– En route ! commanda Rouletabille.

– Nous rentrons ?… implora LaCandeur.

– Toi, tu rentreras avec monsieur (il luimontrait Priski) et tu continueras à le surveiller.

– Je ne veux pas te laisser, Rouletabille…Qu’est-ce que je deviendrais sans toi, dans cet abominablesouterrain ?

– Ne pourront passer que ceux qui ont descordes.

– M. Athanase me prêtera lasienne… »

Rouletabille réfléchit et dit :

« Au fond, tu peux nous être encoreutile. Viens donc !

– Et moi ? soupira Priski, laissez-moiretourner au donjon.

– Je vous ai déjà démontré que c’étaitimpossible, cher monsieur Priski.

– Qu’allez-vous faire de moi ?…

– Vous vous suspendrez au cou de mon ami LaCandeur… N’est-ce pas, La Candeur ?

– Ma foi, ce n’est pas de refus… Dans le casoù je tomberais, monsieur me serait bien utile… »

Rouletabille se décida à retourner versl’horrible chose… et cette fois, se força à regarder longuementcette épouvante suspendue sur sa tête.

Quelle vision d’enfer !

Comme de mauvais anges précipités, des corpsaffreux semblaient tomber du ciel, les mains et la tête en bas,dans cette position spéciale que l’art donne quelquefois au nageurqui plonge… nageurs du gouffre noir… plongeurs de la mort dont lesmains à jamais étendues ne rencontrent que le néant. Certains deces corps n’étaient plus que des squelettes encore habillés deloques sanglantes ; mais la plupart avaient conservé sur leursvisages, ravagés par la terreur, les stigmates suprêmes de leuratroce agonie ; d’autres semblaient encore avoir des yeuxvivants, des yeux tout grands ouverts comme pour mieux mesurerl’abîme de l’éternelle nuit… et leur bouche aussi était grandeouverte comme si elle laissait encore passer le hurlement qui avaitaccompagné les premières heures de leur prodigieux supplice. Leursmembres étaient teints de sang, les flots de leurs cheveluresglissaient comme de lourds serpents le long de leurs tempeslivides ; la lueur rouge venue de la lanterne vacillante aupoing tremblant d’un enfant audacieux, éclairait fantastiquementces ombres forcenées, ces gosiers avides aux muets abois, cesflancs épouvantablement déchirés. Tous ces corps, les uns proches,les autres lointains… tous avaient ce même geste de démonsprécipités de la droite de Dieu et courant à la géhenne… Et lesvoyageurs sacrilèges de ces catacombes maudites, en apercevant pourla première fois ce mystère d’apocalypse, avaient dû s’enfuir pouréviter que cette grappe formidable de damnés ne leur tombât sur latête !… Puis ils étaient revenus… Et maintenant Rouletabilleet Athanase cherchaient à comprendre par quel miracle laprécipitation n’avait pas continué, comment cette gesticulationd’outre-tombe était restée suspendue dans le vide…

Rouletabille se retourna vers Priski, enessuyant son front en sueur.

« Quand nous étions dans le donjon, tunous as dit que l’on pouvait passer par là ?… Comment peut-onpasser par là ?…

– Qu’un moyen, monsieur, qu’un moyen !fit Priski, en grelottant : en s’aidant des morts ! Vousvoyez bien qu’ils vous tendent la main !

– Oh ! qu’est-ce qu’il dit ?Qu’est-ce qu’il a dit ? se lamenta La Candeur !

– Il dit des bêtises, répliqua Rouletabille,calmons-nous un peu si possible, et tâchons à reprendre notresang-froid. Ces morts ont été certainement arrêtés dans leur chuteau fond de l’oubliette par des crocs de fer, comme il arrivesouvent. Avec l’hameçon de nos cordes nous pourrons atteindre cescrocs, et nous élever ainsi jusqu’à l’orifice de l’oubliette, sitoutefois les crocs continuent à garnir les parois jusqu’à cetoffice.

– Non, monsieur, interrompit Priski, il n’y apas de crocs jusqu’en haut, mais à partir de l’endroit où il n’y aplus de crocs, il y a un étroit escalier circulaire qui montejusqu’à la dalle. Alors, arrivé là, on peut soulever la dalle, quise présente comme celle du donjon. Ceci n’est pas difficile. Ce quiest difficile, c’est de traverser les morts !

– Nous allons toujours essayer », ditRouletabille, et il lança la pointe de fer recourbée qui terminaitsa corde, au-dessus de sa tête.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer