Le Château noir

III – Nuit d’orient

Devant le café de Sofia qui fermait, car ilallait être dix heures et l’on était en état de siège, Marko leValaque, correspondant particulier de La Nouvelle Pressede Paris, voulut arrêter Rouletabille, lui demander lesnouvelles, mais celui-ci avait hâte de rentrer chez lui pourexpédier une dernière dépêche et se recueillir ensuite, penser auxeffroyables histoires d’Ivana. La pauvre enfant ! la pauvreenfant ! Maintenant, il la plaignait, revoyait la cicatrice.Amour !… Amour !… Chez lui, dans son appartement del’annexe de l’hôtel du Danube, dans le salon transformé en unvéritable bureau d’état-major avec toutes ces cartes étalées surles murs, sur les tables et piquées de petites épingles à tête decouleur, représentant celle-ci la première armée, celle-là laseconde, celle-là la troisième et toutes les épingles noires,là-bas, autour d’Andrinople, figurant les Turcs… Rouletabille, lesmains derrière le dos, se promène, comme Napoléon avant unecampagne.

Mais, au fond, il ne pense qu’à l’amour et àcertaine cicatrice sous une épaule ambrée entrevue dansl’échancrure d’un corsage dont le délicat parfum l’enivreencore…

Rouletabille n’écoute même pas le rapport deson lieutenant La Candeur, un reporter de son service, une espècede géant qu’il a amené de Paris pour les fidèles besognes. Etpourtant ce que dit La Candeur ne semble pas dénué d’intérêt.

« Rouletabille, on connaît le plan desBulgares ! Fais marcher tes épingles ! La première et ladeuxième armée vont descendre le cours de la Maritza et investirAndrinople. La troisième, elle, obliquera à l’ouest des deuxpremières, descendra d’abord du nord au sud, s’emparera de la voieferrée, puis prendra l’offensive à l’est. Le gros coup sera d’abordla prise d’Andrinople. Le généralissime Savoff affirme à qui veutl’entendre qu’il va d’abord sacrifier cinquante mille hommes pourprendre Andrinople « à la japonaise ».

– Qu’il dit ! » finit par laisseréchapper Rouletabille.

Et il ajouta :

« Tais-toi, idiot ! S’il le dit,c’est qu’il ne le fera pas ! S’il devait le faire, il ne ledirait pas !… On connaît le plan des Bulgares, dis-tu ?Du moment qu’on le connaît, exprima le reporter en haussant lesépaules, c’est que ce n’est pas celui-là ! »

Et il alla se planter devant une immense cartedes Balkans.

« J’suis pas plus idiot que toi, répliquaLa Candeur, vexé. La preuve que c’est vrai, c’est que tous lesofficiers ont reçu des ordres conformes…

– Veux-tu que je te prouve que ce n’est pasvrai ? fit Rouletabille. Tiens, écris ! »

Et il lui dicta une dépêche retraçant lefameux plan des Bulgares, sonna son domestique, un Français nomméModeste, ex-garçon de café et fort brave homme, et lui ordonna dela porter à la censure.

« À quoi penses-tu ? La censure estfermée à dix heures, dit La Candeur.

– Eh bien, Modeste, cours chezM. Franghia, le ministre des Postes et Télégraphes, qui est unbon ami à moi, et reviens ici avec le télégramme et l’estampilleofficielle, tu sais, le petit paraphe au crayon bleu !

– Jamais Franghia ne signera ça ! fit LaCandeur.

– Nous verrons bien ! »

Rouletabille était retourné à sa carte,pensif…

« Tu cherches midi à quatorzeheures ! déclara La Candeur. Les Bulgares ont renoncé à cacherleur plan parce qu’ils ne doivent pas en avoir d’autre ! Ilsne peuvent passer que par la vallée de la Maritza !

– Justement, répliqua Rouletabille, je chercheun endroit par lequel on ne peut pas passer !

– Pourquoi ?

– Parce que c’est là qu’ilspasseront !

– Ils te l’ont dit ? ricana le brave LaCandeur.

– Non ! Et c’est parce qu’ils ne me l’ontpas dit et que personne ne peut même y penser, que j’y pense,moi !

– Oh ! t’es malin ! on le sait… T’asbeau regarder, va… pas une bonne route, pas de chemin de fer… Rienà faire à l’est de la Maritza. Les montagnes de Viza et del’Istrandja ? infranchissables ! »

Rouletabille, qui avait repris sa pose à laNapoléon, répondit :

« C’est ce qu’on a dû dire à Bonaparte laveille du jour où il a franchi le Saint-Bernard ! »

À ce moment la porte s’ouvrit sous la pousséed’un jeune homme remarquablement beau, mais qui avait l’air d’unepetite fripouille. Rouletabille avait choisi ce jeune Slave de Kiewcomme interprète, d’abord parce qu’il parlait parfaitement bienplusieurs langues, dont les patois des Balkans et de l’Istrandja,et puis parce qu’il était débrouillard et à peu près sans scrupule.Il lui laisserait faire ce qu’un honnête reporter ne peut pas fairelui-même. À la guerre comme à la guerre ! Enfin, Vladimirprétendait avoir toujours des tuyaux spéciaux grâce à la bonneamitié d’une femme du plus grand monde (disait-il), à certaineprincesse d’un certain âge, mais très riche et toujours habillée desomptueuses fourrures, que le jeune homme promenait avec un orgueilde paon dans des cafés de second ordre…

« Que se passe-t-il, VladimirPétrovitch ? Vous avez l’air furieux, monami ! »

Vladimir Pétrovitch posa sa canne, sonchapeau, ôta ses gants (toujours très élégant, Vladimir Pétrovitch)et dit :

« Je suis furieux parce que j’ai encorerencontré ce brigand de Marko le Valaque ! Vous savez bien, lecorrespondant particulier de La Nouvelle Presse deParis. Il me suit partout pour savoir ce que je vais faire, ceque je vais télégraphier. Ah ! méfiez-vous, monsieur, de Markole Valaque ! c’est un homme sans scrupule qui est capable detout : je ne le lui ai pas envoyé dire !

– Fiche-moi la paix avec ton Valaque !Qu’est-ce que je t’avais dit de faire ?…

– Je viens de la poste, j’ai tenté en vain detélégraphier comme vous me l’avez demandé, à Jambol, à Straldja, àKizil-Agatch ; toutes les communications postales ettélégraphiques, par ordre du gouvernement, sont coupées sur toutl’est de la Bulgarie ! »

Rouletabille claqua des mains et fit entendreun « parbleu » triomphant, puis il revint devant sa carteet cria à La Candeur :

« Écris ! Journal Époque,Paris. – Le plan adopté par l’état-major bulgare que tous lescorrespondants de guerre télégraphient depuis deux jours n’a pasété sans étonner ceux qui pensaient que l’on ne s’arrêterait pointà l’obstacle d’Andrinople. Mais il faut se rendre sans doute àl’évidence des ordres ostensiblement donnés, sans quoi laconcentration des troupes, au lieu de se faire uniquement près dela Maritza, comme on l’avoue actuellement, aurait eu lieucertainement en grande partie à l’est bulgare, par exemple àStradjal, à Jambol et à Kizil-Agatch, derrière les contreforts del’Istrandja-Dagh, d’où l’armée bulgare, bien dissimulée, eût pu,par surprise, déboucher sur Kirk-Kilissé… »

Rouletabille n’avait pas fini de dicter sadépêche que le domestique rentrait :

« Eh bien, Modeste ?

– Voilà la dépêche visée, monsieur.

– Hein ? fit Rouletabille,vainqueur ; elle ne les gêne pas, celle-là ! »

Et il l’arracha, puis donna le secondtélégramme à Modeste avec les mêmes recommandations pour leministre.

« Vous ne pensez pas, exprima VladimirPétrovitch en se polissant les ongles, que si votre télégramme faitallusion seulement à une parcelle de la vérité, cet excellentM. Franghia va vous le viser ?

– J’espère bien qu’il ne me le viserapas ! répondit le reporter. Le télégramme ne partira donc pas,mais nous, nous partirons… comprends-tu, VladimirPétrovitch… de Kiew ! et à coup sûr, cette fois, et dans unpays où nous ne risquons pas de rencontrer desconfrères ! »

Enchanté de lui-même, il se replongea dansl’étude de ses cartes…

« Qui est-ce qui vous a donné destuyaux ? demanda Vladimir.

– Personne ! s’exclamaRouletabille ; moi, je laisse les tuyaux aux confrères et jefais du reportage avec des idéesgénérales !Voyez-vous, mes enfants, les idées générales,il n’y a encore que ça pour être renseigné !

– En attendant, en voilà un « degénéral », s’écria La Candeur. En effet, le général Poutiloffaisait son entrée, poussant Modeste devant lui et suivi de quatresoldats baïonnette au canon.

« Messieurs, annonça-t-il, vous êtes auxarrêts, par ordre supérieur… Vous ne pouvez pas sortir d’ici.L’ordre vise ce garçon, monsieur et monsieur. (Il désignaitModeste, La Candeur et Vladimir). Quant à vous, monsieur (ilmontrait Rouletabille), veuillez me suivre chez legénéral-major. »

Les jeunes gens étaient ahuris. Avant qu’ilseussent eu le temps de protester, deux soldats prenaient laconsigne dans le vestibule et les deux autres entraînaientRouletabille.

« Bah ! Bah ! Je vous suis, fitle reporter. Bas les pattes ! » et, en lui-même :« Eh bien, ça va être commode de faire du reportage dans cepays-là !… Seulement, maintenant, je connais leurplan !… »

Chez le général-major ! Quelgénéral-major ? Rouletabille ne fut pas peu étonné de se voirconduire à l’endroit même d’où il venait. Il revoit la rueMoskowska et le jardin et la vieille maison du général Vilitchkov,la maison d’Ivana. Le premier étage est encore éclairé. La soiréedoit toucher cependant à sa fin.

On pousse le reporter dans le pavillon duconcierge, près de la grille. Ce pavillon est vide de sonschwitzar. C’était la prison momentanée de Rouletabille.

« Le général-major va venir vous voirtout à l’heure… » annonce le général Poutilof, avant derefermer la porte, devant laquelle il laisse une sentinelle.

Il y a une autre sentinelle à la grille.Rouletabille est bien gardé.

Il attend. Une heure se passe. Ils’impatiente. Il s’assied. Il somnole, il se réveille ensursaut ; il se demande où il se trouve, il se rappelle sonétrange captivité, il court à l’unique fenêtre qui donne sur lejardin ; il soulève le rideau.

Plus de lumière, là-bas… Mais quelles sont cesombres qui glissent dans le jardin sous le clair de lune ? Ondirait des officiers… Pourquoi se dissimulent-ils ainsi ?…Pourquoi marchent-ils courbés ?… Les voilà qui courent !…Ils pénètrent dans la maison comme des voleurs… Puis un crisoudain… un cri de mort ! Rouletabille croit avoir reconnu lavoix d’Ivana. Il ne raisonne plus, il ouvre la fenêtre, bondit dansle jardin sans penser qu’il peut être fusillé à bout portant par lasentinelle… Mais voilà qu’il chancelle sur un corps… Il se penche,il tâte, il recule… C’est la sentinelle qui gît là, assassinée…Rouletabille, le cœur serré d’un horrible pressentiment,s’élance…

Quelle abominable chose se passait, en cemoment ?

Cependant l’alarme a dû être donnée, puisquedes officiers sont accourus. Rouletabille les a vus disparaîtredans la maison, de ses yeux. Pourvu qu’ils arrivent à temps !Il bondit derrière eux, à travers le jardin lunaire, sans pouvoirretenir un rauque gémissement. Il pense à Ivana et à cette terriblehistoire qu’elle lui a dite. Toutefois il s’efforce de se persuaderque le cri qu’il a entendu tout à l’heure n’est point un cri defemme. Il le désire tellement ! Si ce cri était à elle,maintenant elle était peut-être morte !

Dans le moment qu’il allait franchir le seuilobscur de la maison, une faible lumière s’alluma à une fenêtre, aurez-de-chaussée, à gauche. Il y courut. Il allait donc savoir toutde suite ce qui se passait. Il regarda. La fenêtre étaitentrouverte : c’était une pièce de service, nue, assez sale,munie, au centre, d’une cheminée élevée de quelques poucesau-dessus du sol. Tout près étaient rangés les petits pots encuivre servant à faire le café. Détails infimes que saisit leregard qui ne les cherche pas et que garde à jamais la mémoire auxminutes terribles de la vie. Rouletabille devait avoir longtempsaussi dans l’oreille le bruit de l’eau de la fontaine, qui venaitfrapper, goutte à goutte, la dalle de pierre. Et cependant il restalà une seconde ! Les gens qui étaient là ne remuaient pas.Silence et immobilité. Un Albanais sauvage, poudreux, avec ces airsde vagabond que gardent presque toujours les gens de cette race,quand ils n’ont pas d’emploi régulier, la ceinture garnie d’armesétranges, l’œil vif, les bras croisés, semblait attendre desordres, être là aux aguets, ainsi que deux Turcs, dans cesvêtements de coton rouge et jaune qu’ils affectionnent dans lesBalkans ; sur leurs épaules, à tous trois, étaient jetées descapotes de soldats bulgares, dans lesquelles ils avaient dûs’envelopper, se déguiser pour pénétrer jusque-là !

Ce qui était stupéfiant, c’était latranquillité de ces bandits quand ils se savaient recherchés déjàpar les officiers dont on entendait la galopade, là-haut, danstoute la maison. Et ils avaient allumé une lanterne, comme chezeux ! L’un d’eux fumait. Le fatalisme, le fatalisme musulman,jamais Rouletabille ne l’avait mieux vu que là, sur ces troisvisages, si calmes en cette seconde tragique.

Au moment où le reporter, qui avait à peinearrêté son élan, allait repartir, quelque chose remua dans l’ombreet Rouletabille aperçut alors, sur la dalle de la cheminée, deuxcorps étendus qu’on avait jetés là, prisonniers ouagonisants : les domestiques peut-être qui s’étaient présentésles premiers aux coups de ces messieurs. Le grand Albanais détachaun coup de sa botte dans la cheminée. Il y eut un gémissement ettout retomba au silence.

Rouletabille était déjà parti, déjà dansl’escalier, ne comprenant rien à ce qu’il venait de voir. Toujours,le plancher, là-haut, résonnait de la galopade, mais le reporter neconnaissait pas la maison. L’obscurité le gênait. Il fit craquerune allumette, aperçut un commutateur, le tourna, ne parvint pointà faire jaillir l’étincelle électrique et s’aperçut alors que lesfils étaient coupés.

« Comme au Konak ! ne put s’empêcherde penser Rouletabille, tout chaud encore des souvenirs deBelgrade… comme au Konak, la nuit de l’assassinat de la reine Dragaet du roi Alexandre… »

Et arrivé sur le palier du premier étage, ilsouffla sur son allumette après s’être orienté. Il préférait encorela nuit. Il ne savait pas qui il allait d’abord rencontrer. Ilavait voulu de la lumière. Maintenant la lumière le gênait. On nesavait pas à qui, après tout, elle pouvait le dénoncer !

À tâtons, il avait pénétré dans le grand salonqu’il connaissait bien pour y avoir passé la soirée avec Ivana. Enpassant près d’une fenêtre, il tira, dans toute sa largeur, unrideau, et la clarté lunaire qu’il évita envahit un grand carré dela pièce, dont il fit le tour avec précaution.

Soudain il trébucha et recula avec horreur,comme tout à l’heure, là-bas, dans le jardin. Il avait encoremarché sur un corps mou. Il se jeta à genoux, dans une angoisseindicible. Il tira le corps à lui, le poussa jusque dans le carréde lumière, et ce faisant, il se rendait compte qu’il tâtait desvêtements d’homme : et cela déjà le soulageait de l’horriblepensée qu’il avait eue. La tête du mort apparut dans la clartéfroide de cette nuit sinistre. Il reconnut l’officier d’ordonnancedu général Vilitchkov, à côté duquel il avait dîné le soirmême.

La galopade, qui s’était éloignée, quisemblait avoir fait le tour des appartements, se rapprochait.

Rouletabille se rejeta dans la nuit. Et troisofficiers qui avaient le sabre nu à la main apparurent à l’entréequi donnait sur le palier, à cette même porte qui venait de laisserpasser Rouletabille cependant que par l’autre porte, au fond, cellequi donnait sur les chambres que lui avait fait visiter Ivana, unautre officier, qui avait également un sabre à la main, surgissaitdans un état de rage et d’exaltation extraordinaire !…

Il jetait aux autres des mots précipités,auxquels ceux-ci ne répondaient que par des monosyllabes, desdénégations énergiques.

À l’apparition des officiers, Rouletabilleavait failli céder à son premier mouvement, qui était de se joindreà eux et de leur demander des explications ; mais la bizarreattitude de ces hommes, leur langage forcené, leur fureur et lafigure terrible de celui qui semblait commander aux autres luidonnèrent immédiatement à réfléchir.

Ces gens avaient moins l’aspect de sauveursque celui d’assassins.

En bas, à la vue des capotes, il avait penséque l’Albanais et les Turcs s’étaient déguisés en soldats ;ceux-là, dont la figure n’était pas plus recommandable, avaientbien pu se déguiser en officiers bulgares… et ainsi s’expliqueraitla facilité avec laquelle ils avaient pu approcher des sentinelles,les supprimer et pénétrer dans la demeure du général Vilitchkov etd’Ivana. Pour quelle abominable entreprise ? Déjà le jeunehomme s’était heurté à deux cadavres… Qu’étaient devenus Vilitchkovet Ivana ?

Avaient-ils été déjà victimes desmisérables ?

Le reporter ne le pensa point, devant lafureur croissante et le désarroi très apparent des conjurés. S’ilavait pu douter encore un instant de la véritable personnalité desofficiers qui se disputaient devant lui en ouvrant des portes et enagitant leurs armes, il ne tarda point à être complètementrenseigné par un nom qui fut prononcé et dont les syllabes sonoreslui étaient restées dans l’oreille depuis sa conversation avecIvana. « Stefo !… Stefo, le Dalmate, avait-elle dit,l’âme damnée de Gaulow ! »

C’était donc la bande de Gaulow qui était là,accomplissant son horrible besogne, achevant l’effroyable vengeancecommencée dix-huit ans plus tôt.

Et ces paroles de sanglant reproche que celuid’entre eux qui paraît le chef adresse à Stefo, si Rouletabille nepeut exactement les comprendre, du moins espère-t-il en saisir lesens… Le nom d’Ivana revient à plusieurs reprises dans la bouche del’homme, de cet homme à la figure terrible, apparue une seconde,dans la clarté lunaire, et qui pourrait bien être la figure deGaulow elle-même !

Évidemment, cet homme se plaint de ce qu’onn’a pas trouvé Ivana… et les autres répliquent qu’ils l’ontcherchée partout. Cela se comprend à leurs gestes…

Ivana est cachée, bien cachée dans cettemystérieuse demeure que Rouletabille quelques heures auparavantcomparait lui-même à une boîte à surprise. Vivante et cachée !Du moins Rouletabille l’espère. Sans quoi, il n’y aurait plus deDieu ! Attention ! Ils ont fini de se disputer. Ils seconsultent. Ils vont reprendre leurs recherches ! Ilss’orientent !

Ils se montrent des portes, des couloirs… Ilsse distribuent la besogne, ils se partagent le chemin àreparcourir.

Et peut-être, cette fois, vont-ils tomber surRouletabille, sur Rouletabille qui ne peut rien faire… rien… rien…qu’attendre qu’ils s’en aillent… ou qu’on le découvre… SurRouletabille qui n’est pas armé. Pas un couteau, pas unrevolver !…

Les faux officiers ont fait jaillir soudaindes rais de lumière de petites lanternes sourdes dont ilsapparaissent munis.

La lanterne d’une main, le sabre de l’autre,ils cherchent, et il y en a qui passent leur sabre au travers desrideaux, comme Hamlet, cherchant, de la pointe, ce pauvre Polonius.S’ils ont des revolvers, ils ne les montrent point. Pas un coup defeu n’a été tiré. On assassine ce soir à l’arme blanche.Rouletabille est accroupi, au fond de la nuit, derrière unfauteuil, un vaste fauteuil de cuir comme celui qui cachaitautrefois Ivana et Irène quand on assassinait leur pauvre maman etleur vieille gniagnia dans la chambre aux reliques. On peut direque Rouletabille fait du reportage vécu. S’il a, quelque jour, àraconter un drame d’Orient dans lequel on assassine les rois et lesreines, il saura la figure et le « cachet » qu’il fautdonner à tous ces gens-là. Il se rappellera le mufle rageur deStefo, les allures fouinardes des autres qui tâtent les murs et lesétoffes, chercheurs de portes secrètes ; et surtout il sesouviendra de la colère formidable de ce Gaulow – car ce doit êtrelui en vérité – à qui sa proie échappe.

Mon Dieu ! pourvu qu’elle leur aitéchappé, Ivana ! Rouletabille, à coup sûr mourrait de la mortd’Ivana. Du moins le pense-t-il parce qu’il aime pour la premièrefois et que le premier amour va toujours jusqu’à la mort,pense-t-on.

Les officiers, par des portes différentes, ontdisparu, ont glissé, passant près de Rouletabille sans le voir,persuadés que cette pièce qu’ils ont certainement fouillée déjà defond en comble, ne contient plus que ce peu intéressant cadavre del’ordonnance du général Vilitchkov.

Et le général, lui, qu’est-il devenu ?…Sans doute est-il déjà mort, car les autres n’en parlaient pas… neprononçaient point son nom, ne s’en étaient, dans leur désarroi,nullement préoccupés. Son compte, à celui-là, devait êtreréglé.

Que va faire Rouletabille ? Se sauverpour chercher du secours ? Ah ! bien, tous les sinistresoiseaux seraient envolés quand il reviendrait tout juste peut-êtrepour prendre dans ses bras le cadavre palpitant et tout chaudd’Ivana…

Alors ?… Ouvrir une fenêtre ?…Appeler ? L’entendrait-on ? Et puis, ils seraient toussur lui, au second cri. Et combien sont-ils ? Huit,dix !… Ah ! s’il avait seulement un revolver !…Ivana ! Ivana ! où es-tu ? Il n’a plus aucuneidée ! C’est l’amour qui lui enlève toute ingéniosité !S’il n’avait pas aimé Ivana, bien sûr qu’il aurait déjà trouvé unmoyen de la sauver, en admettant qu’il en fût temps encore… Mais ilne sait que gémir sourdement, se heurter à nouveau au cadavre del’officier d’ordonnance… Ah ! ah ! le cadavre a un sabre…Rouletabille tire la lame toute nue… déjà à moitié sortie dufourreau… Maintenant, cette arme à la main, il écoute, moinstremblant, si le bruit de son pas n’a point été entendu ; ilse glisse dans la pièce à côté, en rasant les murs, en tâtant lesmeubles, en se faisant tout petit, aussi petit que possible,soufflant tout bas, si bas : « Ivana !…Ivana !… Ivana !… » Il est exact que ce jeune hommeaime jusqu’à la mort puisqu’il ne sait que mourir pour celle qu’ilaime… C’est tout ce qu’il peut faire… venir mourir avec elle.Oh ! avec quelle voix sourde il l’appelle :« Ivana !… Êtes-vous là, Ivana ?… Ils sont loin…répondez-moi !… C’est moi !… moi,Rouletabille !… » Ah ! il fait tomber une chaiseavec un certain fracas… et aussitôt il y a des bruits de pas dansla chambre à côté… une galopade… une galopade qui revient… EtRouletabille s’écrase contre le mur, dans la nuit d’un rideau quile couvre à peine, les yeux grands ouverts sur cette porte éclairéepar la lune, sur cette porte qui va s’ouvrir et laisser repasser lagalopade des assassins !…

Voici Stefo et puis un autre, et un autre,hagards et sanglants. Ils ne font que repasser comme des démons decauchemar, et quand ils ont traversé la pièce, derrière eux, uneforme blanche qui se glisse, chancelante, contre les murs :Ivana, dans sa robe de soirée, déchirée, dont elle traîne leslambeaux comme des ailes lasses, incapables de soulever un corpsmourant, Ivana, dont la gorge blessée fait entendre un sanglotd’épouvante et dont les cheveux épars pendent derrière elle commede longs serpents noirs.

Rouletabille l’a déjà appelée par son nom,s’est précipité vers elle, l’a reçue dans ses bras au moment oùelle allait s’affaisser sur le tapis. Il soulève sur sa jeune etardente poitrine ce poids si cher. Il arrachera cette proie à sesbourreaux. Il a une foi surhumaine dans sa force et dans sachance.

Mais elle, elle, avec sa pauvre voix d’effroi,le fait redescendre à la réalité horrible :

« Les voilà !… Gaulow !j’entends le pas de Gaulow ! »

Et c’est vrai qu’à droite, à gauche, des pasaccourent de partout ! Des voix s’appellent !s’interpellent !

Ivana montre un coin de la muraille.

« Là, là !… »

Que veut-elle dire ?

Ivana retrouve des forces, à cet instantsuprême, pour soulever une tapisserie qui garnit le mur et cacheune double porte qui est là, dissimulée, destinée à mettre encommunication cette chambre avec une petite garde-robe bienétroite. Ivana fait glisser la double porte. Ils se précipitentdans ce refuge, mais pas assez vite pour qu’ils puissent éviterd’être aperçus d’un nouveau personnage qui vient de faire irruptiondans la pièce, qui bondit vers eux… et qui arrive juste à tempspour rabaisser la tapisserie sur la double porte refermée.

Ivana, Rouletabille ont reconnu le bergerVélio, poursuivi, lui aussi, traqué et qui, avant de mourir, auraeu au moins le temps de faire le geste qui, peut-être, sauvera sajeune maîtresse.

Car déjà les assassins sont sur lui…

Du fond de leur armoire, Ivana et Rouletabilleentendent leurs vociférations, leurs admonestations, leurs menaceset leurs promesses.

Ils traînent maintenant Vélio avec eux, lesommant, sous peine de mort, de leur dire où est sa maîtresse, deleur dévoiler la mystérieuse cachette où, dans cette maison qu’ilconnaît, elle a pu se réfugier.

Mais Vélio prétend ne rien savoir… on entendses désespérées dénégations… et la bande passe… pousse lemalheureux plus loin, le traîne avec elle, au centre d’un tas degestes de mort !

Pendant ce temps, les deux jeunes gens, aufond de leur placard, s’étreignent les mains, espèrent qu’ils sontsauvés, n’osent pas respirer, écoutent… Ah ! quandRouletabille traversait naguère Belgrade et visitait les chambresfatales du Konak, il ne pensait point qu’il reverrait si tôt unehorreur pareille et qu’il revivrait si tôt – pour en mourirpeut-être – la nuit d’Alexandre et de Draga, au fond de leurplacard !

Ainsi devaient-ils se tenir tapis, les deuxamoureux souverains, dans la nuit de leur cachette, derrière lesrideaux, tandis qu’ils entendaient « travailler » leursennemis !… et que l’on traînait de pièce en pièce LazarePétrovitch, comme ceux-ci traînaient Vélio, pour qu’il dévoilât laretraite de sa maîtresse…

Mais si Lazare Pétrovitch a parlé, Vélio s’esttu héroïquement comme un bon berger dévoué à la garde de sesmaîtres, comme un chien fidèle.

Ah ! ces bruits de bottes et de sabressur le parquet !… Quand cesseront-ils ?…

L’aurore, en chassant cette sinistre nuit,n’aura-t-elle point bientôt chassé ces bandits ?…

Comme ils s’étreignent éperdument, les petits,au fond de leur placard, quand les bruits se rapprochent !

Que pourrait faire Rouletabille dans cecarnage ? La couvrir de son corps ! Mourir avecelle ! N’est-ce pas ce qu’il a désiré tout à l’heure ?Son vœu est exaucé.

Il tient Ivana, embrassée. Il a sur sonépaule, sa belle tête, appesantie, et il sent sur ses mains coulerle sang de la gorge !

Par quel miracle, après un coup pareil,a-t-elle pu leur échapper ! Et puisque le Ciel a voulu cemiracle-là, comment croire que la Providence n’ira pas jusqu’aubout du miracle lui-même et ne la retirera point, vivante, dugouffre de cette aventure de vengeance et de sang…

Encore des cris ! si proches ! siproches ! « Gaulow ! » La voix d’Ivana sembleprès d’expirer en prononçant ce nom abhorré…

On frappe du poing sur les murs. On tâte lesmurs. Si les poings sonores frappent sur la tapisserie et si lesautres entendent résonner la double porte de bois, ils sontperdus ! Ils sont morts !

Et la porte s’ouvrira comme elle s’est ouvertedevant Draga et Alexandre et ils mourront comme sont mort le roi etla reine et ses deux frères, Nicolas et Nicodème, et le lion LazarePétrovitch et Naumovitch le brave, et Gakovitch, et comme tantd’autres sont morts dans les nuits rouges de l’Orientensanglanté…

Un grand tumulte de meubles remués, de caissesque l’on traîne… et encore la voix de Gaulow qui donne des ordres…et la voix expirante d’Ivana à l’oreille de Rouletabille :« Ils ont fini d’assassiner, maintenant ilsvolent !… »

Oui, les misérables sont à la curée de tousles objets de valeur… Ils dépouillent les murs et vident lestiroirs… Ce Gaulow est décidément un bandit de grand chemin…

Mais ils n’ont pas fini d’assassiner,non ! et la preuve en est que voilà revenu Vélio !

Celui-ci n’est pas encore mort…

On l’a traîné de la cave au grenier, et levoilà de retour dans cette pièce. Il est jeté presque contre lacloison.

Il tombe à genoux et demande grâce,pitié !

Il jure qu’il n’a pas vu sa maîtresse !…qu’il ne sait rien !… qu’il ignore tout de cettemaison !… qu’il vient d’arriver des champs !

Il supplie qu’on lui laisse la vie !…

On lui laisse cinq minutes pour sedécider…

Mais il ne parle pas ! il ne parlepas ! Il fait des grands signes de croix orthodoxes et tout àcoup pousse un horrible cri à cause d’un coup de sabre qui luientre dans la poitrine.

On l’entend qui râle sur le plancher, qui setraîne… et l’on entend les coups de pointe dont il est lardé, clouésur le plancher !…

Rouletabille voudrait s’élancer, défoncer lesmurs ; toute sa jeunesse répugne à cette passivité à deux pasd’un vieux serviteur que l’on assassine et qui meurt pour Ivana,mais aussi pour lui.

Ivana le sent prêt à bondir, mais elle leretient d’une étreinte forcenée.

Elle le presse sur son cœur, sur sa gorgehaletante et, pour le vaincre et le sauver, à deux pas desassassins, elle lui donne, de sa lèvre ardente, enfiévrée, sonpremier baiser d’amour, parmi son sang, ses longs cheveux humides,baiser débordant de désespoir et de tendresse sauvage, d’étrangemais chaste volupté à cause de la mort qui regarde cebaiser-là…

Quand ils purent respirer et que leurs brass’amollirent, toute la nuit qui était autour d’eux et toute lamaison gardaient un immense silence. On eût dit que ce baiser avaitcommandé le silence… et que c’était lui qui avait fait fuir lahorde !…

D’abord, ils ne purent croire à leurbonheur.

Ils écoutèrent, immobiles, des minuteséternelles…

Et puis, Rouletabille, malgré qu’elle leretînt encore, fit glisser la porte, souleva la tapisserie etregarda…

L’aurore, la blême et honteuse auroreéclairait le hideux spectacle… Ici, le corps de l’officierd’ordonnance, la face contre terre, roulé dans un coin, là, lecadavre haché de Vélio… du sang partout… un désordre épouvantable,des meubles renversés… les rideaux des fenêtres arrachés, lesfenêtres ouvertes, les vitres brisées… le silence… la mort… et lesilence… Le reporter risqua quelques pas dans cet horrible domaine…Pâle comme un spectre, comme l’image de la mort elle-même, Ivana lesuivit. Ils s’arrêtaient… écoutaient… épiaient… Oui, en vérité…persuadés qu’il n’y avait plus personne à tuer ni rien à voler, lesmisérables avaient abandonné ce champ de massacre…

Rouletabille se retourna et reprit Ivana dansses bras. Elle était au bout de ses forces et peut-être de sonsang…

« Allons chez le général », souffladerrière lui Ivana… Le jeune homme crut qu’elle allait mourir… maiselle rouvrit les yeux et ses lèvres répétèrent :

« Chez le général… »

Et, de sa main défaillante, elle lui indiquaitle chemin qui conduisait à la chambre des reliques…

« C’est la voix de mon oncle qui m’aavertie, expliqua-t-elle… Mais il a poussé un tel cri qu’il doitêtre mort. Allons voir… »

Et soudain, dans ce silence sépulcral, au furet à mesure qu’ils se rapprochent de la chambre des reliques, ungémissement se fait entendre et grandit… ce sont des faiblesappels… bien faibles… bien bas… bien mourants… mais répétésinlassablement et tout à fait lugubrement… Oh ! l’appellugubre de cette voix qui meurt !…

Enfin ils sont arrivés à la porte,Rouletabille, toujours portant Ivana, qui a dressé sa tête pâle etdont les yeux, sous les paupières lourdes, ont retrouvé un nouveléclat épouvanté à l’audition de ces sons sinistres.

La voix du général ! Elle lareconnaît.

« Prenez garde : il y a deux marchesà descendre ! »

Ah ! la porte est poussée ; ils sontdans la chambre des reliques, avec la voix si lugubre quiappelle.

« Mon oncle, s’écria Ivana, mon onclenous voilà ! C’est nous ! Ils sont partis ! Noussommes sauvés !… »

Elle glisse des bras de Rouletabille. Elleveut faire un pas, mais elle chancelle, elle tombe avec ungémissement si faible, à faire grande pitié, en vérité.

Et la voix, au fond de l’ombre, de la nuit decette chambre, n’a pas cessé son lugubre, épouvantable, mourantappel.

Rouletabille est allé à une fenêtre, a tiré unrideau.

Et l’aurore fait encore son apparition parlà ! Il ne reconnaît plus cette chambre saccagée. Les mainscoupées ne sont plus là ! Oui, même ces mains d’assassiné,Gaulow les a emportées. Elles lui appartiennent, elles font partiedu butin de sa vengeance. Quelles ruines de toutes choses danscette pièce ! Les Turcs et les Bulgares pomaks ont passélà ! Les murs ont été dépouillés de leurs tableaux, de leursicônes, de leurs belles images, dont quelques-unes ont étéarrachées des cadres et taillées en pièces, avec acharnement.

Et, au milieu de tout cela, le corps dugénéral Vilitchkov n’est plus qu’une écumoire, ma parole !tant il est troué, percé de coups, une écumoire dont tous les trouslaisseraient passer des ruisselets de sang… Comment, ayant étépareillement troué, le général vit-il encore ?

Ses doigts pendent au bout de sesmoignons !

Comme ces gens d’Orient aiment à couper lesdoigts ! Oui, c’est leur affaire. Ils veulent bien tuer, maisils n’oublient pas de mutiler. C’est à cela que l’on reconnaît lesvéritables assassins d’Orient[2].

Rouletabille a soulevé la tête du général dontles yeux le fixent si étrangement, si étrangement, cependant que sabouche ne cesse pas son appel lugubre.

Extraordinaire ! Extraordinaire ! Legénéral ne se plaint pas… non, ce ne sont point des plaintes quisortent de ses lèvres vides de sang… ce sont des mots, toujours lesmêmes, toujours les mêmes qui sont un avertissement – Rouletabillecomprend cela – oui, un avertissement qui voudrait se fairecomprendre… comme l’annonce d’un grand malheur que le généralvoudrait faire connaître avant de mourir…

Singulière position occupée par legénéral ; Vilitchkov est étendu, tout de son long, sur leplancher, mais ses bras et ses mains aux doigts pendants,sanguinolents, entourent éperdument, éperdument, le petit fauteuilde bois en X, ce qu’on appelle en Occident un fauteuil à laDagobert, le petit fauteuil-tabouret, sur lequel était, ce soirencore, le coffret aux peintures byzantines, cloué de cuivre, voussavez bien, le petit meuble aux reliques et aux bijoux… et à larobe, souvenirs de l’assassinat de Stamboulov-Vilitchkov, mais lecoffret, lui, a disparu.

La plainte du général doit dire, expliquer deschoses inouïes, car Ivana, sur les coudes et sur les genoux, àtravers un ruisseau de sang, s’est traînée jusqu’à son oncle,jusqu’à Rouletabille et prononce, à son tour, des syllabesinsensées, en regardant le général avec un regard plus épouvantéencore – si possible – que celui qu’elle a montré à Rouletabillequand le jeune homme l’a rencontrée, poursuivie par la mort…

Et toujours le général serre, serre de sesbras défaillants, mutilés, le petit fauteuil à la Dagobert.

En vain, Rouletabille prononce-t-il des motsfrançais… de telle sorte que le général se souvienne, veuille biense souvenir qu’il sait aussi, lui, le général, parler français,mais Vilitchkov semble ne vouloir parler que pour sa nièce Ivanaqui laisse retomber tout à coup brutalement la tête de son oncle etse redresse comme si elle était pleine d’une vie nouvelle et d’uneforce qui va lui permettre de courir on ne sait où.

La plainte du général ne s’est pas tue, maisune autre plainte est venue doubler la sienne. Un autre désespérégémissement qui sort maintenant de la bouche d’Ivana, avec lesmêmes mots sans cesse répétés que ne comprend pas Rouletabille.

Celui-ci voudrait courir derrière Ivana, lavoyant se sauver, aussi stupéfait de cette course inattendue quel’oiseleur qui réchauffe dans ses mains l’oiseau quasi mort et qui,ayant entrouvert les doigts, le voit s’envoler !

Mais le général a poussé un si effrayantsoupir en regardant fixement Rouletabille que le reporter ne peuts’empêcher d’aller à ces yeux qui l’hypnotisent, à cette bouche quisemble vouloir prononcer une parole suprême…

Et cette parole prononcée dans un souffle,Rouletabille la recueille avec un prodigieux étonnement, avec unestupéfaction dont l’expression sur sa bonne ronde héroïque figureeût pu faire sourire s’il n’y avait eu autour de cette dernièreextraordinaire parole tant de sang et tant de cadavres…

Rouletabille recule devant cette phrase defolie. Le général délire, ses lèvres tremblent encore, et puis undernier soupir. Le général est mort.

…………………………

Pendant ce temps, la course de la pauvre Ivanan’a pas été longue…

En sortant de la chambre, la jeune fille aroulé aux deux marches et ne se relève plus…

Alors elle attire de ses bras tremblants latête de Rouletabille, qui s’est rué vers elle et qui se penche surelle, et elle lui dit à l’oreille ces mots précipités :

« Gaulow a volé le coffret byzantin…

– Le coffret byzantin ? » répète,hébété, le pauvre reporter.

Et comme Rouletabille ne semble s’occuper qued’elle-même et nullement de ce qu’elle dit :

« M’entends-tu ?…M’entends-tu ?… Je te dis que Gaulow a volé le coffretbyzantin… »

Et la voilà repartie à gémir des motsincompréhensibles en se tordant les mains…

Ce nouveau désespoir, ce dernier délire fontsangloter Rouletabille, qui se précipite sur cette chère tête, quil’attire à lui de ses bras défaillants, qui se penche sur ceslèvres agitées d’un tremblement convulsif, ces lèvres qui répètentmaintenant en français :

« Les documents… les documents…

– Quoi ?… Quoi ?… Lesdocuments ?… Parleras-tu, Ivana ?…

– Les documents sont partis…

– Mais parle donc, ma chère âme…

– À personne… Il ne faut dire cela àpersonne…

– À personne… mais parle… parle vite…

– Le coffret byzantin…

– Eh bien… le coffretbyzantin ? »

Alors, dans un spasme, Ivana laissaéchapper :

« Dans le coffret byzantin, il yavait un tiroir secret… et dans le tiroir secret le général avaitmis tous les plans secrets de la mobilisation !

– Qu’est-ce que tu dis ? »clama Rouletabille.

Mais elle n’a pas besoin de le répéter…Rouletabille a bien entendu et bien compris…

« À personne… il ne faut le dire àpersonne… souffle Ivana… excepté au généralStanislawof ! »

Et se soulevant sur un coude, et rassemblantses dernières forces :

« Cours chez le tsar !… Cours chezle tsar !… »

Le général Stanislawof était en effet installéau Palais.

Rouletabille se releva.

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