Le Château noir

XVI – Où l’on voit apparaître pour lapremière fois le seigneur Kasbeck

Ah ! les voyageurs de l’hôtel desÉtrangers pouvaient faire, en ce beau jour, tout ce qu’ilsvoulaient. On n’avait guère le temps de s’occuper d’eux. Et ilspurent juger par eux-mêmes combien ils comptaient pour peu de chosedans ce brouhaha de réjouissances nuptiales ! On les bousculaet ils bousculaient. On ne les regardait même pas !… Les gensde Kara pacha se disaient que c’étaient des voyageurs comme ils enavaient tant vu passer dans le donjon et qui disparaîtraient unbeau jour, comme les autres !

Ils étaient arrivés à nouveau dans la baille,au moment où l’harmonie officielle achevait sa musique du diable etoù chacun se précipitait derrière un groupe de cavaliers quientouraient le kaïmakan, Stefo le Dalmate et un nouveau personnageque Rouletabille n’eut point de peine à connaître pour Kasbeck, cartous le nommaient.

Ce Kasbeck était une chose énorme, montée surune mule magnifique harnachée ; il était tout enveloppé desvoiles blancs les plus rares, et il apparaissait vraiment grandseigneur musulman en ceci qu’il faisait tenir toute son élégancedans la blancheur et la finesse des tissus dont il parait samonstrueuse personne. Le malheur était qu’il fût eunuque, ce quilui enlevait beaucoup de sa dignité de seigneur, mais ce quiaugmentait de beaucoup sa valeur marchande. Et quand un eunuquecomme Kasbeck peut se vanter d’avoir été le premier eunuque dudernier sultan, il trouve à sa fortune incomplète bien desconsolations.

Rouletabille n’eut que le temps d’apercevoirsa masse éclatante de blancheur, sa tête enrubannée à la mode desvieux Turcs, son profil gras, son menton lourd, sa bouche fine etses yeux petits, mais très spirituels.

Tout cela sautait au trot de la mule qu’avaiteffrayée la musique et tout cela disparut avec Stefo le Dalmate,les cavaliers, les lanciers, le chef des fous et les Albanais, sousla voûte romane, au pavé sonore, qui précédait la cour duselamlik…

Rouletabille pensait : si vraiment il estvenu pour acheter Ivana, il va faire une tête en apprenant lemariage… Mais quelle foi faut-il ajouter aux histoiresd’Athanase ?… Voilà sur quoi il faudrait être fixé… et quefait en ce moment le Bulgare ?

Le reporter finissait par redouter qu’il luifût arrivé réellement malheur, qu’il eût été victime d’un accident,qu’il fût tombé du haut d’un toit, d’une courtine !…

Vladimir avait suivi la foule du côté duselamlik, Rouletabille l’arrêta.

« Non, dit le reporter, pas de ce côté.Nous connaissons cet endroit et nos instants sont précieux… »et il l’entraîna sous une autre voûte, vers un côté du château,qu’ils ignoraient encore, et qui était plus proche des bâtiments duharem, lesquels étaient dominés par la quatrième tour de l’Ouest,dont l’échauguette servait à Rouletabille de point de repère.

La grande cour dans laquelle ils pénétrèrenten sortant de la baille, vers le fond, les étonna tout de suite parson aspect de village.

Décidément, ce Château Noir était un monde, sesuffisant à lui-même, capable de nourrir un peuple. La cour étaittout entourée de petites maisons paysannes, commodes, riches etchaudes. Les ustensiles de cuivre qui les remplissaient brillaientde propreté. Des étables immenses servaient au bétail de retraited’hiver ; on voyait là des bœufs assez petits et maigres à lavérité, des moutons magnifiques à larges queues, des chèvres àlongs poils tombant jusqu’à terre.

Rouletabille, derrière le chenil, avaitdécouvert un petit escalier aux pierres usées qui grimpait le longdu roc et permettait d’atteindre une courtine à créneaux. Il fitsigne aux jeunes gens de s’arrêter et grimpa lestement sur ce murqui fermait ce coin du Château Noir, mur du haut duquel il pourraitvoir ce qu’il y avait derrière…

« Oh ! oh ! fit Rouletabille enarrivant au haut de son mur, d’où il découvrit un vastequadrilatère désert, nous ne sommes pourtant pas dans le quartierdes esclaves. »

Et il s’aplatit derrière les créneaux.

« C’est pourtant là le marché,continua-t-il, le marché aux esclaves, ou je me trompe fort… Quandon en a vu un, on les a vus tous… et il est impossible d’en oublierl’aspect triste, inquiétant, nu, délabré, sordide. »

Il avait déjà vu de ces places spéciales,consacrées à la vente de la chair humaine, au Maroc et en AsieMineure. Et dans ce qu’il avait sous les yeux, il reconnaissait ladisposition unique de ces étranges et lugubres carrefours.

Cette disposition consistait en une successionde piliers qui, le plus souvent, soutiennent la voûte d’une galeriequadrangulaire, dans l’ombre de laquelle s’accroupit et grouille lamarchandise humaine. Mais quand il n’y a pas de galerie, lespiliers, carrés et trapus, édifiés en épaisse maçonnerie, sont toutde même là. C’est autour d’eux que les lots d’esclaves étaientautrefois groupés, poussés à coups de fouet. Maintenant que lavente se fait avec une discrétion louable, même dans les partiesles plus reculées du monde musulman, et le plus souvent hors dumarché, ces piliers ne sont plus généralement considérés et visitésque comme des objets historiques.

À la Karakoulé cependant, le marché auxesclaves servait encore, puisque Rouletabille, du haut de sonobservatoire, ne tarda pas à voir apparaître, sur sa gauche et sursa droite, une double troupe ou plutôt un double troupeau humainqui sortait de deux voûtes romanes, obscures et basses, trouéesdans les murs, et dont les grilles venaient d’être ouvertes par desserviteurs.

En même temps survenaient, avec quelquesofficiers, le seigneur Gaulow lui-même et l’eunuque Kasbeck. Gaulowétait tout en noir, comme la veille. Une grande épée lui pendait aucôté, et, de temps à autre, il s’appuyait, des deux mains, sur sonpommeau, comme font les bourreaux dans les vieilles estampes.Kasbeck était tout en blanc, comme nous l’avons vu. Il n’avait prisque le temps de descendre de mule. Il paraissait fort irrité etsemblait ne point vouloir entendre raison sur tout ce que luidisait le maître du Château Noir.

Pour qu’ils continuassent à discuter ainsi enpublic ; et pour qu’un eunuque de l’éducation de Kasbecklaissât voir aussi ostensiblement sa mauvaise humeur, il fallaitque la cause de leur querelle fût bien importante.

Si Rouletabille n’avait pas assez d’yeux pourvoir, il eût voulu avoir encore de plus grandes oreilles pourentendre. Mais sa bonne fortune le servit encore. Sans doute, pourne pas être compris de ceux qui les entouraient, Kasbeck et Gaulowse querellaient en français et quelques éclats de leur ardenteconversation parvenaient jusqu’aux créneaux derrière lesquels lereporter se dissimulait. Aux gestes et aux mots qu’il put discernerlorsque les deux interlocuteurs, dans leur promenade enfiévrée,passaient à portée de son ouïe, il crut comprendre que l’eunuque serefusait à entrer dans le détail d’un marché qui ne lui convenaitpas.

C’est en vain que Gaulow voulait attirerl’attention de Kasbeck du côté des galeries où les serviteursvenaient de faire ranger un lot de belles esclaves qui seprésentaient le visage découvert, souriant de toutes leurs dentsqu’elles avaient éclatantes, et le regard brillant. Elles étaient,pour la plupart, fort convenablement vêtues d’étoffes de damas etde mousselines de Brousse dont elles s’étaient parées aveccoquetterie.

Certes, toutes n’auraient pu faire desodalisques, car il faut beaucoup de choses pour cela et desqualités qui ne s’acquièrent point sans une grande volonté ni sansun travail prolongé, mais la plupart étaient capables de tenir leurrang comme esclaves dans des maisons importantes, et de devenirkjajakadine (première dame de compagnie) avec de la conduite ;et même, celles qui savaient compter, haznadarousta (trésorière).C’était leur rêve, du reste : celui qu’on avait fait entrevoirà ces demoiselles et à leurs parents avant de les acheter enCircassie, chez les Kurdes ou dans les plaines d’Anatolie, carcelles que l’on volait étaient les plus rares et venaient alorspresque toutes de la haute Arménie…

Cette bonne volonté dans l’esclavage etl’avenir qui leur était promis rendait tous ces visages presquegais. Rouletabille, qui avait vu de tristes hordes bousculées surles marchés de l’Atlas, en Mauritanie, ne retrouvait point cetteimpression d’angoisse, de révolte et de pitié qu’il avait ressentiejadis au spectacle de l’encan humain.

Pendant ce temps, Kasbeck, de plus en plustêtu, continuait à ne vouloir rien entendre :

« J’ai là tout ce qu’il vous faut !disait Gaulow avec une patience bien surprenante et en essayant deséduire son hôte par la douceur… je me suis arrangé pour qu’il n’yait aucun retard dans la livraison…

– Ta ta ! ta ta !… laissez-moitranquille ! grondait Kasbeck en essuyant son visage écarlateet tout ruisselant de sueur…

– Deux petites filles de Monktara…

– Ni de Monktara ni d’ailleurs…

– Elles n’ont pas neuf ans et dansent commedes almées…

– Laissez-moi tranquille avec vosalmées !…

– J’ai une jeune fille de Samarie…

– Je n’en veux pas !… Gardez votremarchandise, Kara Selim !… Gardez-la toute…

– Vous avez tort… Je vous aurais consenti unegrande diminution…

– Et moi, je vous aurais donné plus de cinqmille livres turques en plus du prix convenu (plus de cent millefrancs), pour celle que vous savez bien. »

Rouletabille n’avait pas eu besoin d’entendrecette dernière phrase pour comprendre que toute la colère del’eunuque venait de ce que Gaulow lui refusait la seule esclave àlaquelle il tenait par-dessus tout. Le maître du Château Noir avaitcertainement appris à Kasbeck que celle qu’il venait chercher pourremplacer la petite Irène, descendue dans un sac de cuir au fond duBosphore, n’était plus à vendre ! que cette Ivana, surlaquelle l’eunuque avait cru pouvoir compter pour le harem del’ex-sultan, allait devenir la femme de Gaulow !… sa premièrekadine favorite ! et que ces noces inattendues seraientcélébrées le jour même ! Aussi la fureur de l’eunuque étaitextrême.

« Je ne comprends pas !… Non, je necomprends pas, finit-il par dire à Gaulow, qu’on fasse de pareillesbêtises pour les femmes ! »

Gaulow ne put s’empêcher de sourire :

« Eh ! je savais bien que vous neseriez pas content, mon cher Kasbeck, et que vous m’en diriez detrès désagréables… mais, que diable ! vous finirez bien parentendre raison !… Tenez !… Il y en a deux, là, que jevous ai gardées pour la bonne bouche… »

Ce disant, il fit un signe et on fit avancerdevant un pilier, au premier rang, deux femmes qui étaiententièrement enveloppées dans leur feradje et dont lafigure était invisible sous le yasmak…

« Ce sont des princesses, celles-là… Vousentendez ! de vraies petites princesses… les filles d’un aghaen disgrâce dont nous avons surpris la caravane aux environs deSour… Tenez ! regardez-moi ça !… »

Et le geste de Kara Selim repoussa au fond dela cour ses officiers et les serviteurs. Il ne resta près d’eux quel’un des eunuques de service qui souleva le yasmak des deux petitesprincesses. Rouletabille aperçut deux adorables figures, au teintpâle, aux grands yeux noirs très tristes qui se laissaientdévisager comme des choses mortes, sans un mouvement de recul ou derévolte…

« Et les dents ?… Voulez-vous voirles dents ? »

Gaulow leur fit ouvrir la bouche…

« Elles n’ont pas plus de quatorze ans,vous savez !… »

Mais Kasbeck haussa les épaules et, pour bienmontrer qu’il en avait assez de cette comédie, cracha parterre.

Du coup, Gaulow pâlit.

L’injure était forte. Un autre que Kasbeckl’eût payée sur l’heure. Mais sans doute Kara Selim avait-il debonnes raisons pour se contenir car il se tourna d’un autre côté,comme s’il n’avait rien vu.

« Alors, vous ne m’achetez rien, Kasbeck,c’est bien entendu ? »

Il n’attendit point la réponse pour ordonnerle départ des esclaves qui reprirent le chemin obscur des grilles,avec docilité.

On n’avait même pas regardé les hommes.Ceux-ci s’étaient tenus en tas, dans le coin opposé de la cour, àpeine visibles sous la galerie. Ils n’étaient point nombreux, maisles spécimens que Rouletabille put apercevoir étaientsuperbes : des nègres d’Éthiopie, quelques Abyssins, de beauxmulâtres…

« Mon cher Kasbeck, tenta encore KaraSelim… j’ai un eunuque nubien, étonnant, rarissime… qui ferait trèsbien à la porte d’un harem de Galata ; il est grand, a desmoustaches énormes, il ferait honneur à son maître avec un costumerouge et or et des pistolets à sa ceinture, je vous assure…

– Rien du tout !… »

Les esclaves hommes disparurent en silencecomme avaient disparu les femmes… et les officiers de Kara Selim,et les serviteurs quittèrent aussi la cour… Il ne resta plus dansle grand quadrilatère sinistre que Gaulow qui était pourtant aubout de sa patience ; cela se voyait au froncement de sessourcils, à l’éclair cruel de son regard quand Kasbeck lui tournaitle dos…

« Ce n’est pas moi qui ne suis pasraisonnable ! » répondit Kasbeck en prenant le bras deGaulow et en l’entraînant au fond de la cour. Et ilajouta :

« Sommes-nous tranquilles ici pourcauser ?

– Oui, répliqua Gaulow… plus tranquilles quedans mon Selamlik, où il y a toujours des oreilles derrière lesportes… Mais parlez vite, mon cher… car je vous ai dit que je memariais, et l’on attend plus que moi pour que la fêtecommence !

– Kara Selim, tu te maries avec Ivana !tu fais une faute ! Il serait devenu foud’Ivana !… Il l’est déjà !… Ilne vit plusqu’avec sa photographie, celle que tu m’as envoyée et que tu avaispu dérober il y a cinq ans !… Sur cette image, c’est étonnantcomme cette Ivana ressemble à son Irène !… On dirait sa sœurjumelle… et tu sais s’il l’aimait celle-là !…

– Pourquoi l’a-t-il tuée ?…

– Tu sais bien qu’elle le trompait avec Mehmedbey : double crime, celui de l’adultère et celui de commettrecet adultère avec un jeune Turc qui conspirait contreAbdul-Hamid ! Le sac de cuir était tout indiqué. Mais après,ce qu’il l’a regrettée !… Ce qu’il l’a pleurée, sonIrène !… Aucune autre n’a pu la lui faire oublier… Dame !on l’avait prise pour lui, toute petite… et on l’avait bien élevéepour lui… La sultane Valideh s’en était si bien occupée !…Elle en avait fait un petit chef-d’œuvre !…

– Justement, console-toi, Kasbeck… Abdul-Hamidn’aurait rien retrouvé d’Irène dans Ivana… Ivana est uneParisienne… et il ne les aime pas !…

– Mais c’est la sœur d’Irène !… Cetteidée-là le fait passer par-dessus tout !… C’est la sœurd’Irène et elle lui ressemble !… Enfin, ill’attend !…

– Tu lui diras que le coup n’a pas réussi.

– Il ne voudra plus me croire… Je n’aiconservé d’influence sur lui qu’en lui assurant que je pourrais unjour lui présenter une autre Irène…

– Mon cher Kasbeck, vous parlez comme unenfant, répartit l’autre en reprenant son ton de grandecérémonie ; ce n’est pas vous qui avez besoin d’Abdul Hamid,dans sa triste situation, c’est lui qui a besoin de vous, de nous,de tous ceux qui n’ont point perdu l’espoir de le faire remontersur le trône !

– À ce propos, dit Kasbeck, j’ai vu Tysal etSabah, pacha, et Djavid et Kiassim !…

– Eh bien, où en êtes-vous ? demandaGaulow avec une grande précipitation, laquelle pouvait s’expliqueraussi bien par l’intérêt qu’il portait à l’entrevue de Kasbeck avecces messieurs que par le désir qu’il avait de changer deconversation.

– Où nous en sommes ? Par Allah !cela va très bien ! Le complot prend corps. Ils ont tous assezdu comité Union et Progrès et se déclarent prêts à travailler cettefois pour eux, c’est-à-dire pour Abdul-Hamid si celui-ci s’y prêteun peu.

– Il y a un an que vous me dites cela,Kasbeck…

– Ils n’attendent qu’une occasion, et aussi,vous le savez bien, de l’argent… beaucoup d’argent… Ils enmanquent… Ils ont déjà disposé de leur fortune pour la cause… c’estdes millions qu’il faudrait, pour être sûrs de réussir… car il nes’agit point uniquement d’assassiner le gouvernement, ce seraittrop simple !… Il faut que… « l’événement » coïncideavec un soulèvement de toute l’Asie Mineure… Un soulèvement pareil,mon cher Kara Selim, ne peut se produire, qu’avec la complicité desautorités… et, ça coûte cher, les autorités… »

Ici, Kasbeck coula un regard sournois du côtéde Kara Selim et poussa un soupir.

« Ah ! si nous avions les millionsde la chambre du trésor !… dit-il.

– Parlons-en de la chambre dutrésor ! répondit Kara Selim en s’appuyant négligemmentsur le pommeau de sa grande épée… Elle n’a jamaisexisté !…

– Il y a longtemps, Kara Selim, que vous êtespersuadé de cela ? demanda Kasbeck en regardant fixementGaulow qui ne sourcilla point.

– Depuis mon dernier voyage à Constantinople.Les indications que vous m’avez données ne signifient rien,absolument rien. J’ai vu Canendé Hanoum… Elle ne savait même pas ceque je voulais dire avec le couloir de Durdané… Elle n’a jamaisentendu parler de ce couloir-là au temps où elle était au harem…Jamais le nom n’a été prononcé devant elle… bien mieux, elle nevoit pas comment, à l’endroit qui nous occupe, ce couloir aurait puconduire à un escalier descendant à la chambre dutrésor !…

– Canendé Hanoum est prudente, fit observerKasbeck… Elle a toujours passé pour une grande diplomate. Admettonsqu’elle n’ait point voulu se compromettre…

– Elle m’a juré qu’elle était sincère !…et savez-vous ce qu’elle m’a dit encore ? Elle m’a dit que siun pareil couloir avait existé, le grand eunuque en eût su quelquechose ! »

Kasbeck secoua la tête :

« Le maître a toujours eu ses petitssecrets ; même pour le grand eunuque, exprima-t-il…Enfin ! si elle ne sait rien du couloir, elle a tout de mêmeentendu parler de la chambre du trésor ?

– Naturellement, comme tout le monde auharem !… concéda Gaulow. Mais elle n’est point loin de croireà une légende.

– Vous parlez sérieusement ?

– Très sérieusement… Elle ne m’a pas cachéqu’elle ne croyait guère à une fable inventée dans les heuresd’ennui au harem… Toutes les petites cervelles de ces damestravaillaient ferme sur ce thème : la chambre mystérieuse oùAbdul-Hamid enfermait, entassait depuis des années des sommesincalculables, des bijoux, des joyaux de toutes sortes… Un contedes Mille et une Nuits, mon cherKasbeck !…

– Il ne faut pas oublier, mon cher Kara Selim,que nous sommes justement dans le pays de ces contes-là !… EtAbdul-Hamid aura été le dernier sultan qui les aura renduspossibles ou, du moins, qui en aura réalisé quelques-uns !…Cette chambre du trésor était bien dans sa manière… Pourquoin’aurait-il pas eu une chambre pour cacher ses trésors comme il enavait tant pour cacher sa personne ?… Rappelez-vous lastupéfaction avec laquelle les nouveaux venus, dès les premiersjours de la révolution triomphante, ont découvert tout cetenchevêtrement architectural qui faisait de Yildiz-Kiosk unevéritable boîte à surprise, avec des chambres truquées d’où l’onpouvait sortir sans être vu d’aucun serviteur et dans lesquelles onpouvait entrer alors que l’on vous croyait ailleurs !…Rappelez-vous ces mannequins extraordinaires que l’on trouva dansune cave du Djihan-Numa-Kiosk, au fond du jardin intérieur,mannequins ressemblant autant que possible à Abdul-Hamid et qu’ildisposait le soir, derrière telle ou telle fenêtre, dans tellechambre où il était censé travailler, alors qu’il allait se reposerdans une autre !… Et vous trouvez d’une imagination enfantinel’histoire de la chambre du trésor ! Mais vous savez bienqu’Abdul-Hamid était avare ! Ce qui eût été tout à faitextraordinaire, c’est qu’il n’eût point une chambre commecelle-là !… Réfléchissez-y !…

– On l’a cherchée partout ! répliqual’autre… Les hommes du nouveau régime et les deux gouvernements quise sont succédé ont tout bouleversé pour mettre la main sur lestrésors d’Abdul-Hamid, au fond d’Yildiz-Kiosk, et on n’a rientrouvé !… Abdul-Hamid n’était pas un sot et justement parcequ’il était avare et connaissait exactement le prix de l’argent, iln’eût jamais laissé dormir ses fonds dans une cave !… et, lapreuve, c’est qu’il avait des comptes partout et des dépôtspartout, aux banques de Paris, de Berlin, de Londres !… Enfin,si cette chambre existait avec des richesses fabuleuses,Abdul-Hamid, qui n’a plus d’espérance que dans ces richesses-làpour remonter sur le trône, vous aurait déjà donné le moyen certainde les retrouver !…

– Eh ! vous savez bien qu’il n’aconfiance en personne !… Il craint d’être volé et c’est trèsnaturel !… D’un autre côté, il voudrait bien agir… ce qui faitque tantôt il semble prêt à parler… et que tantôt il retient saparole… Enfin, la dernière fois il a « lâché » le couloirde Durdané… et il m’a formellement assuré que la chambre du trésorse trouve sous ce couloir-là.

– Oui, mais le couloir n’existe pas ! n’ajamais existé !…

– Eh ! vous n’en savez rien !

– Ne vous a-t-il pas dit que Canendé Hanoum leconnaissait. Eh bien, il vous a menti ! Il vous mène enbateau, mon cher !… Il a trompé tout le monde, toute savie !…

– Cependant, vous lui êtes toujours dévoué,Kara Selim !

– Toujours !… C’est lui qui a fait mafortune, qui m’a fait pacha !… qui m’a fait vali !… Quim’a fait maître de l’Istrandja-Dagh !… Avec le nouveaugouvernement il n’y a rien à faire pour moi !… je ne me faispas d’illusion, allez !… Le comité Union et Progrès et, d’unautre côté, les gens de Mahomed Chevket pacha me laissenttranquille parce qu’ils ont assez à faire à se quereller entre eux,mais ni avec les Jeunes-Turcs… ni avec le parti militaire je nepourrai jamais m’entendre… Soyez tranquille, Kasbeck, je marcheavec vous !… et le moment viendra, je n’en doute pas, oùAbdul-Hamid, avec l’aide ou sans l’aide des richesses de sa chambredu trésor, retrouvera son trône !… Il y aura encore de beauxjours pour Marénin-Kiosk, l’Adjem-Kiosk !… et le musée desanimaux !… Allah est grand !…

– Si la guerre éclate et si les Turcs sontbattus, comme on peut le craindre… exprima gravement Kasbeck, c’estla victoire à brève échéance d’Abdul-Hamid !…

– Eh bien, mon cher ! fit Gaulow enquittant le banc de pierre où il était assis… je suis plus patrioteque vous !… La victoire d’Abdul-Hamid à ce prix-là… je n’envoudrais pas !… Ma foi non !… Voyez-vous, Kasbeck… jehais trop ce pays-là !… »

Et ce disant, Gaulow montrait du doigt la cimedes monts qui le séparaient de la Bulgarie… Et son visage, si beau,quand il était au calme ou animé des sentiments de l’amour,redevint instantanément hideux de férocité. Les sourcils froncés,les lèvres relevées, la mâchoire mauvaise, il fixait le Nord d’unregard de haine terrible…

« Mes frères, les Bulgares… murmura-t-ildans un rictus sinistre… qu’ils y viennent donc !…

– Croyez-vous qu’ils vont venir ?Croyez-vous qu’ils sont prêts ? demanda Kasbeck…

– Ils vont venir… mais ils ne sont pasprêts… » ricana-t-il.

Et il ajouta, en regardant l’eunuque d’unefaçon assez étrange :

« Vous pouvez m’en croire, Kasbeck…je reviens de là-bas… je suis très renseigné !…Et maintenant, venez !… j’entends le chant joyeux destrompettes !… Ce sont les ripailles qui commencent…Aujourd’hui, je me dois à mes amis… dont vous êtes, Kasbeck… Mafoi, je crois bien que vous êtes mon meilleur ami !… Auselamlik, Kasbeck ! on nous attend !…

– Encore un mot, Kara Selim, fit l’eunuque… Jevoudrais que vous me répondiez franchement sur un point qui metient à cœur… En vérité, en toute vérité, vous ne croyez pas à lachambre du trésor ?…

– Ma foi, non ! je n’y croispoint !…

– Vous ne croyez point qu’en cherchant entrele haremlik, la bibliothèque et le Bosphore ?…

– Tout cela est bien vaste jusqu’auBosphore !…

– Vous savez bien que l’on prétend que lachambre du trésor communique avec le Bosphore et qu’il était facileà Abdul-Hamid de noyer ses richesses d’un seul coup !… Onracontait encore cela de mon temps, à Yildiz-Kiosk !… Je suispersuadé que si l’on cherchait du côté des ruines de Tcheragan…

– Vous êtes fou ! Kasbeck, vous perdez latête !…

– Écoutez ! fit Kasbeck en lui mettantune main sur l’épaule, écoutez, Kara Selim, je sais que vous avezcherché du côté des ruines de Tcheragan !…

– Moi !…

– Oui, vous !

– Quand ?

– La dernière fois que vous êtes allé àConstantinople…

– Mon cher, je suis allé aux échelles prendremon caïk qui m’attendait pour me conduire aux Eaux-Douces d’Asie,voilà tout !… Allons ! au selamlik !… »

Et il parvint à l’entraîner bien que l’eunuquetêtu s’obstinât à vouloir obtenir de lui d’autres précisions surson dernier voyage à Constantinople…

Quand ils furent partis, Rouletabille, qui,depuis plus de vingt minutes, n’avait pas fait un mouvement,commença par se dégourdir les jambes, puis poussa un soupir. Ilavait des « fourmis » dans les pieds et des flammes dansle cerveau !… Ah ! certes, il ne regrettait pas sonankylose ! Ce qu’il avait entendu derrière son créneau valaitbien un tour de rein !… Abdul-Hamid amoureux d’Ivana !…le complot !… assassiner le gouvernement !… lachambre du trésor !… Yildiz-Kiosk ! Ah !mais ! Ah ! mais !… Il y avait bien des pages del’agenda qu’il comprenait maintenant !…

Tant de notes mystérieuses qui ne pouvaientêtre que des aide-mémoire pour celui qui les avait tracées etrestées lettre morte pour tout indiscret qui aurait pu mettre lenez dans le précieux livre, prenaient toute leur significationmaintenant, après la conversation des deux compères !…

Ces noms propres et ces adresses… cesinitiales… c’était le complot tout cela !… c’était la listedes conspirateurs !… et tous ces chiffres et ces petits plans…ces carrés, ces losanges, ces parallélépipèdes se succédant de pageen page, ici avec un point d’interrogation et là un pointd’exclamation !… mais tout cela c’était… c’était… lesrecherches de Gaulow autour de la chambre dutrésor !… Il avait un joli toupet de prétendre qu’il n’ycroyait pas !…

Précieux agenda !…

Comme Rouletabille se félicitait d’avoir pugarder pour lui, tout seul, le secret de sa trouvaille dans le parcdu général Vilitchkov !… Plusieurs fois, il avait été sur lepoint d’en parler au général Stanislawof d’abord, à Athanaseensuite… et de le leur soumettre, pensant qu’ils y trouveraienttout de suite des choses que son ignorance de l’Orient et deslangues orientales ne lui permettait pas de comprendreimmédiatement…

Et puis, au dernier moment, il avait toujoursété retenu… par le pressentiment qu’un pareil carnet tombé d’unepareille poche (celle de Gaulow) pourrait être un jour très utile àcelui qui le déchiffrerait… et qu’il lui serait surtout une arme sitout le monde continuait d’ignorer qu’il la possédât…

Aujourd’hui, il était bien récompensé, car iln’était pas possible que les secrets de ce carnet-là ne l’aidassentpoint dans l’aventure formidable où il était engagé avecIvana ! avec Ivana que se disputaient Abdul-Hamid qui espéraitdevenir son maître, Gaulow qui se disait déjà son époux, Athanasequi se prétendait son fiancé et lui, Rouletabille, qui était sûrd’être le seul aimé ! et, par conséquent, qui n’était pasloin, surtout depuis cinq minutes, de se croire le plusfort !

Après un dernier coup d’œil donné à cettepartie du Château Noir et aux courtines qui montaient du côté duharemlik, il se résolut enfin à redescendre et à regagnerla « bergerie » où il avait laissé La Candeur etVladimir. Mais il ne retrouva point les reporters dans cette couret, du reste, ne s’attarda point à les rechercher.

Il reprit hâtivement le chemin du donjon aumilieu de la cohue des gardes qui faisaient grand tapage dans labaille. Mais à l’hôtel des Étrangers Rouletabille constata avecplaisir que c’était grand calme et que nul ne songeait à venirtroubler la paix des voyageurs.

Dans la salle des gardes, Modesteronflait : Tondor cousait des galons d’argent à son habit,comme il en avait vu à celui du majordome de lakarakoulé ; enfin, au premier étage, dans leschambres, Rouletabille tomba sur Vladimir et sur La Candeur qui, àson aspect, se mirent une fois de plus à « étudier le terraindes opérations et à regarder l’heure à la montre ».

Trop d’objets sollicitaient l’activité dureporter pour qu’il daignât s’étonner une fois de plus d’uneattitude qui l’avait déjà intrigué, et il donna l’ordre aux deuxjeunes gens d’aller lui chercher aussitôt M. Priski. En mêmetemps, il commanda à Modeste, qu’il avait réveillé, au passage,d’un solide coup de pied dans la partie la plus charnue de sonindividu (Modeste dormait sur le ventre), de préparer un excellentdéjeuner pour le majordome du Pacha noir.

M. Priski fut monté, déficelé,frictionné, réchauffé, cajolé, choyé au possible. Il en avait leslarmes aux yeux.

« Qu’est-ce que vous allez encore medemander ? exprima-t-il avec une certaine défiance, carl’expérience l’avait instruit.

– Monsieur Priski, commença Rouletabille, enle faisant asseoir à la table que Modeste avait recouverte de sesconserves les plus appétissantes, monsieur Priski, je vais vousdemander de me faire l’honneur d’accepter ce modeste repas. Et,pendant que vous mangerez, comme nos minutes sont précieuses, vousaurez la bonté de suivre sur ce mur blanc, le tracé que je vaisfaire à l’aide de ce charbon noir. »

Sur quoi Rouletabille dessina sur la muraillele plan de la karakoulé,avec ses cours, ses bâtiments, sesmurs, ses diverses enceintes.

« Est-ce à peu près cela ?demanda-t-il à M. Priski quand il eut achevé toute cettegéométrie.

– C’est tout à fait cela, soupiraM. Priski, la bouche pleine.

– Vous ne voyez point quelque petite erreur àrelever ?

– Ma foi, non.

– Le haremlik et le selamlik sont bien placéspar rapport l’un à l’autre ?

– Mon Dieu ! oui !…

– Eh bien, monsieur Priski, vous allez memarquer avec ce charbon la place exacte où se trouvait, dans leharem, l’appartement de l’ex-première kadine que l’on a remis cesjours-ci entièrement à neuf (je parle de l’appartement) pour qu’ilpuisse être étrenné ce soir par Ivana Hanoum ? »

M. Priski se leva, prit le charbon desmains de Rouletabille et alla faire une croix à un point extrême duplan. Puis il revint s’asseoir après avoir rendu au reporter son« crayon ».

« Merci ! fit Rouletabille, je vouscrois trop intelligent, monsieur Priski, pour mettre, une seconde,en doute votre bonne foi. »

M. Priski leva les yeux au ciel commepour l’attester de ses excellentes intentions à l’égard d’unétranger qui lui faisait servir un aussi excellent déjeuner, dansune aussi méchante circonstance.

Cinq minutes plus tard, M. Priski étaitredescendu au fond de son trou et Modeste était chargé de sa gardeparticulière.

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