Le Château noir

XXV – Les dernières cartouches

« S’ils veulent défoncer ainsi la porte,dit Rouletabille, il faut qu’ils sacrifient encore cinq centshommes, car tous nos coups portent !…

– Cinq cents hommes ? ils y réfléchiront,exprima Vladimir, d’autant plus qu’ils ne savent pas si nousn’avons pas encore de gros stocks de munitions.

– Ils essaieront peut-être de venir sousterre ?… émit Ivana.

– Une mine ? ils n’auront pas le tempsd’en creuser !… nous serons délivrés avant, mais c’est trèspossible, en effet, qu’ils y pensent !… »

Modeste dit :

« Croyez-vous que je leur ai servi àdéjeuner ?…

– Oui, répondit en riant Rouletabille, tescasseroles auront au moins servi à quelque chose !… et ilpoussa un soupir dont il eut honte aussitôt.

– Pauvre Zo ! vous avez faim ?…demanda Ivana.

– Moi, pas du tout !… C’est Modeste quis’est mis à parler de son déjeuner et de ses casseroles, sans cela,ma foi, je n’y pensais pas du tout !… Eh bien, et vous, vousne souffrez pas ?…

– Non ! Non ! fit-elle, en secouantla tête avec énergie, l’odeur de la poudre est nourrissante !…mais c’est pour vous que je suis inquiète… Alors nous n’avonsvraiment plus rien !… pas un morceau de pain ?…

– Il nous restait tout à l’heure deux morceauxde pain d’épice, dit Rouletabille, et je les ai jetés moi-même àces misérables pour leur prouver que nous ne craignons point lafamine !… N’est-ce pas, Vladimir ?…

– Oui, monsieur, oui, vous avez été bienhéroïque !…

– À quoi réfléchit Modeste ? fitRouletabille. Vous m’avez l’air bien préoccupé, mongarçon !

– Il a l’air, comme ça, mais il dort !…fit Vladimir.

– Non, monsieur ! répliqua Modeste. Je nedors pas. Je pense.

– À quoi penses-tu ?

– Je pense que je voudrais bien vous faire unautre potage que celui que je viens de servir à ces messieurs…

– Voilà une fameuse idée !… acquiesçaRouletabille en resoupirant. Mais avec quoi pourrais-tu nous faireun potage, puisque nous n’avons plus rien ?…

– Oh ! vous savez, il faut quelquefoispeu de chose !… J’ai vu faire des potages avec deux sous den’importe quoi, des comprimés de rien du tout, qui n’avaient jamaisrien contenu d’alimentaire, ce qui prouve bien, messieurs, qu’iln’est point nécessaire, pour faire un potage, d’avoir desaliments !…

– Oui, mais cela ne nourrit point, ditVladimir avec dédain !

– Vous êtes bon ! fit Rouletabille… onvoit bien que vous venez de manger du pain d’épice, vous !… Sice potage dont parle Modeste ne nourrit point, au moins il trompela faim !… Eh bien, Modeste ?…

– Je cherche, monsieur, je cherche !…D’abord, je dois vous dire que nous ne sommes pas si à bout deressources que cela… Ainsi, il nous reste du sel !

– Ah ! ah ! du sel !…

– Et du poivre !…

– Et du poivre !… Mais alors, Modeste,tout n’est pas perdu !…

– Non ! non ! et de lamoutarde !…

– De la moutarde ! Vous ne me le disiezpas !… Et c’est tout ?

– Oui, monsieur, avec un fond de bouteilled’huile !

– Eh mais ! si nous ne pouvons faire lepotage avec cela, nous pouvons au moins tenter unesalade !…

– Eh, monsieur, j’y avais bien pensé… Mais unesalade, ça se mange cru, et j’ai bien peur que ce que j’ai à vousoffrir comme salade ne soit trop indigeste…

– Tu as quelque chose à nous offrir commesalade ?

– À force de chercher, j’ai déniché dans uncoin un vieux pot de géraniums !… »

À ce moment, La Candeur, qui avait disparuvers la fin de la bataille en déclarant que le spectacle de laguerre lui faisait horreur, se présenta dans un costumeinattendu : il était en habit noir avec une serviette sur leventre qui lui servait de tablier et une autre serviette sur lebras qui achevait de lui donner le type traditionnel du garçon derestaurant.

« Si ces messieurs et dames veulentpasser à table, dit-il, ils sont servis ! »

Rouletabille soulevait des paupières en capotede cabriolet.

« Est-ce que tu deviens fou ? »dit-il.

Mais Vladimir, lui, n’avait nullement l’airétonné, et, offrant son bras à Ivana qui l’accepta, en riant, commesi elle se prêtait à une plaisanterie, il passa devant :

« Ma foi, dit Rouletabille, on verrabien ! suivons-les ! Mais je trouve que l’on fait biendes cérémonies pour une salade de géraniums !… »

La Candeur précédait le cortège. Ilsdescendirent un étage, deux étages. En passant devant la porte desAllemands, Rouletabille dit :

« C’est extraordinaire, on ne les entendplus ! Sont-ils morts ? Ils ne réclament même pas àmanger !

– Qu’ils nous rendent d’abord l’Alsace et laLorraine », prononça solennellement La Candeur qui descendaittoujours.

Il conduisit ainsi le cortège jusque dans lasalle des gardes… Là une table était magnifiquement servie, nousvoulons dire que, avec l’aide des cantines sur lesquelles on avaitjeté quelques planches et que l’on avait couvertes de serviettes,des assiettes, des timbales, des fourchettes et quelques flaconspleins d’une eau limpide, figuraient assez agréablement lecouvert.

« Prelotte !… fit Rouletabille, sic’est toi La Candeur qui as imaginé cette petite farce-là, je ne tela pardonnerai de ma vie !… Ah ! permets-moi de te ledire : tu es un beau mufle, mon garçon !… Non contentd’avoir dévoré en cachette avec Vladimir un pain d’épices que vousavez volé je ne sais où, tu tiens encore à te payer ma tête !…Tu trouves sans doute que nous n’avons pas assez faim, dis ?espèce de bandit ! de va-nu-pieds !… de propre à rien… Ilfaut que tu te déguises en garçon de restaurant et que tu dressesune table à faire venir le bifteck à la bouche !… »

L’autre n’avait pas sourcillé. QuandRouletabille fut au bout de son souffle, La Candeur se tourna versModeste et dit :

« Garçon ! servez le bifteck auxpommes de monsieur !… Allons ! plus vite que ça !…monsieur est pressé !… »

Et Modeste s’esquiva, grimpant quatre à quatrel’escalier, puis La Candeur revint en face de Rouletabille, ettranquillement :

« Monsieur est impatient !… Monsieura sans doute fait beaucoup de chemin !… Monsieur a besoin dese restaurer !… Nous connaissons ça, à l’hôtel desÉtrangers !… On arrive toujours ici avec une fringale… Noussommes habitués aux caractères comme celui de monsieur !… Maison fera tout pour que monsieur soit content et nous donne saclientèle… Si monsieur veut s’asseoir. »

Déjà Vladimir était assis, avait passé saserviette dans le col de sa chemise, avait essuyé son verre etattendait le premier service sans sourire, armé à gauche de safourchette, à droite de son couteau.

Rouletabille regarda encore La Candeur,regarda Vladimir, murmura :

« Qu’est-ce que c’est que cettehistoire-là ?… »

Et finit par s’asseoir. Ivana s’assit à côtéde lui. Là-dessus, un silence pesant régna dans la salle :

« Vous savez, s’écria à la finRouletabille, furieux, ça n’est pas drôle !… »

Mais il n’en dit pas davantage. Une certaineodeur des plus alléchantes descendait l’escalier en même temps queModeste, qui se présenta avec une poêle où grésillaient encore,dans une huile odoriférante, des morceaux de viande qui, par Dieu,ressemblaient fameusement à des biftecks… à de véritables biftecks,bien en chair !…

Rouletabille se leva, plus ému que l’on nesaurait le dire et se demandant tout haut s’il ne rêvait point.

« Servez le bifteck demonsieur ! » criait La Candeur, triomphant.

Il y eut un bifteck non seulement pourRouletabille, mais pour chacun des heureux convives. Ils se ruèrentdessus sans que personne songeât à demander d’explications. Onverrait bien après ! On mangeait d’abord ! Les biftecksfurent proclamés admirables. On n’en avait jamais mangé demeilleurs, bien entendu !

« Eh bien, monsieur, êtes-vouscontent ? demanda La Candeur à Rouletabille qui s’essuyait sonsoupçon de moustache après avoir fait disparaître le derniermorceau.

– Ah ! mon vieux La Candeur, ditRouletabille, qui prenait goût au repas… quel malheur qu’après nousavoir annoncé un bifteck aux pommes, tu nous serves un bifteck sanspommes !

– L’ingrat ! s’écria joyeusement Ivanaqui, elle aussi, avait fait honneur au repas.

– Les pommes frites de monsieur ! »annonça La Candeur d’une voix de stentor.

En effet, Modeste redescendait avec sa poêlequi chantait encore une chanson bien agréable aux oreilles desaffamés : la chanson des pommes de terre frites !… Etelles étaient dorées, un peu huileuses, affilées, jolies comme desamours !

« La maison s’excuse auprès de sonhonorable clientèle, expliqua l’orgueilleux La Candeur, de n’avoirpu servir les pommes de terre en même temps que les biftecks, carla maison ne dispose que d’une poêle et il est nécessaire que lesbiftecks à la poêle soient servis brûlants, grésillants !… Lamaison s’excuse également de ne pas avoir de gril ; elle enavait un, sieurs et dames, mais il lui a été volé par ungentilhomme pomak qui a cru s’emparer d’un instrument demusique !

– Je propose un ban pour la maison !… fitVladimir en se levant, la timbale en main. Vive l’hôtel desÉtrangers !… Madame, messieurs, buvons à sa largehospitalité !… buvons.

– Buvons ! dit Rouletabille qui, décidé àne plus s’étonner de rien, prenait plaisir à provoquer lesmiracles… mais quoi boire !… nous n’avons que del’eau !

– Monsieur aime le sec ou le doux ?demanda aussitôt La Candeur en se penchant, une fiole dans chaquemain !…

– Ah ! ça, c’est trop fort ! s’écriaRouletabille, du coup vous blaguez !…

– Goûte !… »

Et La Candeur remplit les verres… Ils burenten faisant claquer la langue !… Ils dégustaient !…Évidemment, cela ne valait pas un bon vin de Bourgogne qui lesaurait tout à fait réchauffés, mais tout de même, ce petit vinblanc, hein ?…

« Enfin, me direz-vous, où vous avez volétout ça ?…

– À la santé de Rouletabille !… À lasanté de notre général en chef ! criait encore La Candeur, quiparaissait déjà un peu pompette !… Messieurs, nous seronsdélivrés dans deux ou trois jours et je vous annonce que nous avonsencore des provisions pour huit jours !… Hip ! hip !hurrah !…

– Messieurs, voici la salade, annonçaModeste.

– La salade aux géraniums ? demandaRouletabille.

– Non point, monsieur, la salade auxcapucines !… J’ai déniché quelques touffes de capucines entreles vieilles pierres de la plate-forme du donjon ; ellespoussaient mélancoliquement sur la corniche extérieure ; j’airisqué ma vie, messieurs, pour vous les apporter !… Messieurs,songez que ces capucines eussent pu être teintes de mon sang !J’ai préféré vous les servir à l’huile et au vinaigre !… Etvous m’en donnerez des nouvelles !… »

En effet, de l’avis de tous, cette saladeétait exquise et il n’était point besoin, du reste, d’être enfermédans un vieux donjon pour apprécier la salade aux capucines.

« Avez-vous songé au moins à nos fidèlesgardiens ? demanda Rouletabille.

– Oh ! ils ont tout ce qu’il leur faut,déclara Modeste… Tondor en haut et le katerdjibaschi enbas se régalent, je vous prie de le croire…

– Mais enfin me raconterez-vous ?…

– Mange et bois, Rouletabille, et n’en demandepas davantage… fit La Candeur.

– Mais encore ?…

– La curiosité perdra l’homme comme elle aperdu la femme… émit Vladimir.

– Puisque nous gardons « tout lecrime » pour nous ! exprima Ivana…

– Hein ? Quel crime ? »

Rouletabille n’avait plus faim, plus soif… Ilétait déjà debout…

« Que notre conscience, seule, restechargée du forfait !… dit La Candeur d’une voix quasilugubre.

– Mais que nos estomacs digèrent !souhaita Vladimir en tendant sa timbale. Garçon, ne m’oubliez pas,s’il vous plaît. »

Tout à coup, on vit Rouletabille chanceler. Ildut s’appuyer à la table pour ne pas tomber. Une idée épouvantablevenait de lui briser les jambes. Il ne se soutenait plus qu’àpeine.

« Misérables !… leur souffla-t-il.Vous nous avez fait manger le prisonnier !… »

Un formidable éclat de rire accueillit cetteexplication inattendue d’un déjeuner de gala.

« Ah ! ah ! ah ! elle estbien bonne ! disait La Candeur. Le bifteck aupomak !… Messieurs, je vous propose, pour perpétuer cetteminute inoubliable, de fonder le bifteck au pomak ! Si jamaisnous réchappons de cette aventure, nous nous réunirons au moins unefois l’an pour manger le bifteck au pomak !… et nous écrirons,huit jours auparavant à la Karakoulé pour qu’on nous envoie de lamarchandise toute fraîche !… »

Rouletabille, maintenant, riait plus fort queles autres… Il se tourna vers Ivana qui, elle aussi, semblaits’amuser énormément.

« Ma chère Ivana !… je vous en prie…j’en suis malade… Soyez plus charitable que les autres !…dites-moi par quel sortilège…

– Devinez ! dit-elle. Prenez votrebon bout de la raison !

– Je veux bien, dit Rouletabille, jecommence : Messieurs, il ne vous restait point deprovisions ?

– Aucune ! proclamèrent-ils.

– Vous n’êtes pas sortis de laKarakoulé ?

– Nous n’en sommes pas sortis !…

– Ces provisions étaient donc dans laKarakoulé sans que nous le sachions ?…

– Il brûle ! fit La Candeur.

– Je commence par en haut, dit Rouletabille. Àla plate-forme, rien !… Au troisième étage, rien… Au secondétage, les Allemands ! Ah ! les Allemands ! Je parieque vous avez trouvé tout cela chez les Allemands !…

– Il a gagné !… » dit Vladimir.

Mais Rouletabille bondit et frappa du poingsur la table…

« Malheureux ! Vous les avezassassinés !…

– Non ! pas ça !…

– Mais vous avez parlé d’un crime !…

– Cambriolage à main armée !… »avoua La Candeur.

Et ils racontèrent leur petite expéditioncontre les locataires du second. C’est Vladimir qui en avait eul’idée première en entendant un tintinnabulement insolite defourchettes, la veille au soir, dans le moment qu’ils passaientdevant le logement des Allemands.

Depuis plus de quarante-huit heures, on neleur avait rien apporté à manger, à ces Allemands, et ils ne seplaignaient pas et ils faisaient entendre des bruits decouverts ; cela n’était point naturel. Vladimir fut persuadéque, pendant que l’on jeûnait dans le donjon, les Allemands, eux,ne manquaient ni ne se privaient de rien !

C’est alors qu’il parla de la chose à LaCandeur, qui lui répondit aussitôt « qu’il fallait empêcherles Allemands de gaspiller leurs provisions ! »Lui aussi passa et repassa devant la porte, et chaque fois qu’ilentendait le retentissement d’une assiette et quelque bruit demâchoire, il revenait malade.

Ils finirent par en parler à Modeste, etcommencèrent à débarricader le logement des Allemands. Sur leconseil de Vladimir, Modeste, qui parlait très bien l’allemand, seprésenta à leur porte comme un envoyé du consulat de Kirk-Kilissé,le bruit ayant couru jusque-là que des citoyens allemands étaientmolestés au fond de l’Istrandja-Dagh. La porte étaitentrouverte ; le géant La Candeur aidant, toute la familleallemande, sous la menace du revolver de Vladimir, était ficelée,bâillonnée, et le logement cambriolé dans les grandes largeurs. Cesgens voyageaient avec des malles pleines de conserves. Ils avaientdes pommes de terre dans un sac et du corn-beef pourplusieurs jours, et des douceurs, et jusqu’à du nougat… et duvin !… du vin qui sentait un peu la pierre à fusil, mais enfindu vrai Rudesheimer !…

À l’aspect de tous ces trésors, les troiscompères n’avaient pu s’empêcher de danser une danse échevelée, unegigue qui avait attiré Ivana chez les Allemands.

« Surtout, avait-elle demandé, n’en ditesrien à Rouletabille ! »

C’était elle qui avait eu l’idée de lasurprise et qui avait dressé subrepticement le couvert.

Rouletabille lui baisa le bout des doigts, lebout de ces doigts qu’il avait vus naguère si rouges et qu’elle luiabandonnait maintenant avec ses jolis ongles nettoyés du sang deGaulow !… Bah ! c’est la guerre, c’est la vie, c’est lamort !… c’est l’amour !… On se tue, on s’embrasse !On piétine des cadavres et on boit un bon verre de vin !

« Voilà le dessert !…

– Tu n’as pas jeté tout le paind’épice ! » dit La Candeur à Rouletabille.

Modeste apportait le fameux pain d’épice… Etnos jeunes gens mordaient déjà dedans quand une formidableexplosion ébranla à nouveau tout le donjon.

« Ça, s’écria Rouletabille, c’est le feud’artifice !… À vos postes !… »

Chacun se jeta sur sa carabine et bondit auposte qui lui avait été désigné en cas d’alerte. Rouletabille étaitdéjà sur la plate-forme du donjon… Il regardait dans le fossé,entre deux créneaux. Une âcre et épaisse fumée montait ; quandelle fut dissipée, il se rendit compte, à quelques dégâts, près dela poterne, qu’on avait essayé d’une mine ; mais celle-ciavait été si mal et si hâtivement disposée qu’elle avait faitbeaucoup plus de bruit que de mal.

Quelques débris de roc et de pierres, infimepartie des énormes fondations du donjon, avaient sauté un peupartout. La poterne, elle, était restée intacte, mais, ce sur quoil’assaillant n’avait certainement pas compté, deux madriers du pontde fortune avaient été rejetés par le déplacement de l’air dans lefossé ; de telle sorte qu’il ne restait plus guère d’unouvrage auquel il devait tenir beaucoup qu’une assez étroitepasserelle.

Quoi qu’il en fût, cet incident laissaRouletabille assez soucieux. C’était la poterne qui était visée,toujours. Que celle-ci sautât grâce à une autre mine, et lasituation des assiégés devenait tout à fait précaire, sinondésespérée. Ils en seraient réduits à se défendre d’étage en étage.Or, la nuit surtout, par un temps de pluie et de ténèbres, il étaitbien difficile, sinon impossible, d’empêcher l’ennemi de faire toutce qu’il lui plairait autour du donjon, puisqu’on ne voyait pointl’assaillant, et qu’il était interdit à la petite garnison decribler au hasard les alentours de la poterne d’une pluie deballes, à cause de sa pénurie de munitions.

Après avoir réfléchi un instant à ce nouveaudanger, Rouletabille fit redescendre dans la salle des gardes toutce qui lui restait du combustible transporté la veille sur laplate-forme ; puis tout l’après-midi se passa pour lesassiégés à démolir avec les pics des tentes, qui servirent delevier, une partie de l’escalier qui conduisait au premier étage età creuser le plancher de celui-ci et la voûte, de telle sorte qued’en haut on pût facilement, si c’était nécessaire, fusiller ceuxqui se trouveraient en bas.

Quand il y eut, dans l’escalier, une solutionde continuité suffisante pour assurer la retraite, on jeta sur cetrou béant deux planches arrachées à une cloison du troisièmeétage, pour permettre momentanément aux hôtes du donjon decommuniquer entre eux du haut en bas de la tour.

Le soir venu, Rouletabille fit allumer, prèsde la poterne, dans la salle des gardes, un bûcher dont les braisesfurent entretenues avec soin et dont la lueur passant au-dessous dela poterne qui, comme nous l’avons dit, ne reposait pointexactement sur le pavé usé, allait éclairer au-dehors les abords decette poterne et tout au moins la partie du fossé qui touchait àson seuil. Du haut du donjon, Rouletabille se rendit compte parlui-même qu’en glissant le regard entre les trous des« corbeaux », cette lueur lui permettait de surveillercette partie de défense qui lui tenait tant à cœur.

Le malheur était qu’on n’avait guère decombustible que pour une nuit et qu’on ne disposait plus d’aucuneautre sorte de luminaire. Il restait bien encore un bidon depétrole, mais le reporter jugeait cette réserve trop précieuse pourne point la garder jusqu’à la dernière extrémité.

Le commencement de cette nuit-là, qui étaitcelle du 18 au 19 octobre, se passa d’une façon étrangementcalme.

On n’entendait aucun bruit dans le château,pas même le pas d’un soldat, pas l’appel d’une sentinelle.

Un si beau silence ne disait rien de bon àRouletabille, qui ordonna à tout son monde de se tenir éveillé.Sans doute l’ennemi voulait-il donner à l’assiégé une faussequiétude et le surprendre dans son sommeil, ou tout ou moins dansson assoupissement.

C’était d’autant plus probable que, toutl’après-midi, Rouletabille, tout en surveillant les travaux dudonjon, l’avait entendu travailler dans la baille, à l’abri de la« chemise ». À quoi ? Voilà ce qu’il étaitimpossible de deviner. Mais les coups de marteau n’avaient guèrecessé qu’au crépuscule. Quelle machine de guerre fabriquaient-ilsencore pour venir à bout de cette poterne devant laquelle ilsavaient déjà perdu tant de monde ?

Voilà à quoi Rouletabille songeait, du haut deson donjon, en considérant la lueur qui ne lui révélait, dans cettenuit opaque, qu’une bien faible partie du mystère des ténèbres.

Par extraordinaire, il ne pleuvait pas. Leciel même finit par se dégager de ses lourds nuages et, versminuit, la lune se leva. Aussitôt le reporter fit éteindre lesfeux, en bas. Et désormais tout sembla dormir.

Deux heures passèrent encore dans cette paixabsolue… Pour ne point céder au sommeil, Rouletabille marcha un peusur sa terrasse. Près de là, dans l’échauguette, Tondor, sachantRouletabille là, s’était mis à ronfler.

Le reporter regarda longuement les montslointains de la frontière dont les cimes se dégageaient toutesbleues dans la clarté lunaire. Le secours viendrait-il de là ?Et quand ? Athanase maintenant devait avoir terminé samission ; peut-être était-il déjà sur le chemin duretour ? Revenait-il seul ? Ou avec les armées du généralStanislawof ? La guerre était-elle déclarée ? Autant dequestions dont dépendait leur salut à tous et auxquelles nul, à laKarakoulé, ne pouvait répondre.

Il avait demandé à Ivana ce qu’elle pensait,ce qu’elle espérait et si elle espérait encore. Elle lui avaitrépondu qu’elle s’en remettait au destin et à lui, Rouletabille. Etles autres aussi s’en remettaient à lui. Les plus inquiets, commeLa Candeur, finissaient par montrer de la confiance, en le voyantsi sûr du succès final. Or, il n’était sûr de rien du tout. Ledonjon pouvait tenir huit jours, oui. Mais il pouvait aussi êtrepris en deux heures. Est-ce qu’on savait ? Est-ce qu’on savaitce qui se tramait contre eux au sein de ces trop silencieusesténèbres ?

Soudain Rouletabille dressa l’oreille. Ilentendait marcher dans la baille. Un bruit de voix étoufféesparvint jusqu’à lui, et il lui sembla que la nuit s’emplissait peuà peu d’un immense grouillement.

Il réveilla Tondor et lui commanda d’allerchercher La Candeur, Vladimir et Modeste. Les premiers arrivèrent,tout guillerets et bavards. Ils avaient dû passer la nuit à serégaler de quelque pitance qu’ils avaient cachée à Rouletabille,toujours aux dépens des Allemands qui avaient été débarrassés deleurs liens dans l’après-midi et renfermés à nouveau chez eux, avectout juste ce qui leur était nécessaire pour ne pas mourir de faim.Nous ne disons pas de combien d’injures tudesques, de menaces dedéclaration de guerre, cette opération avait été accompagnée. Lafamille de Hambourg n’était pas contente, et il y avait dequoi !

« Surtout, ne faites pas de bruit !souffla Rouletabille aux deux reporters et en secouant Modeste quiavait si bien pris la place de Tondor au fond de l’échauguettequ’il avait commencé lui-même à ronfler… Vos chargeurs sontprêts ?… Je crois que nous allons assister à quelque chose depeu ordinaire… je ne sais pas ce qu’ils nous ontpréparé… »

Ce disant, il finissait tout doucement detirer à lui, près des créneaux et du bouclier de pierre, lesmunitions accumulées dans l’échauguette…

« Comme c’est certainement à la poternequ’ils en veulent encore, nous ne pouvons pas être mieux qu’icipour voir et pour tirer.

– Ça, nous sommes au premier rang desfauteuils d’orchestre, dit La Candeur, que la ripaille de cettejournée mémorable avait mis tout à fait en forme.

– La belle lune ! fit Vladimir…

– Silence !… ordonna Rouletabille, je lesentends !…

– Moi, je n’entends rien, affirma LaCandeur.

– Tu n’entends rien parce que tu parles !Tais-toi !…

– Bien, je me tais !…

– Il est ivre ! dit Vladimir, ne faitespas attention !… »

Rouletabille se retourna furieux sureux :

« Tenez, fit-il, voilà pour vousdégriser ; regardez-moi ça !… Regardez-moi ce quis’avance là, en face de la poterne… Qu’est-ce que c’est queça ?…

– Bon Dieu ! fit La Candeur, moi ça mefait peur !…

– À moi aussi… » annonça Vladimir.

Et, de moins en moins rassurés, ilsallongèrent le cou entre les créneaux, pour mieux voir cette formeinconnue… extraordinaire, qui glissait, qui s’avançait, au-delà dela porte du chemin de ronde… qui débordait dans le chemin de ronde,et qui marchait à petits pas comme une bête monstrueuse !… Etcette bête avait mille pattes !… On eût dit une gigantesquechenille, haute de cinq pieds environ, au dos velu.

La lune éclairait le monstre qui avançaittoujours, du même mouvement lent et régulier.

Tout à coup, Rouletabille cria :

« Le chat !… »

En effet, c’était bien un « chat »,le chat de guerre de jadis que ces guerriers d’un autre âge avaientfabriqué dans le dessein d’approcher des murs du donjon sans avoirà craindre les coups de l’assiégé.

Mais de quoi était fait ce toit qu’ilsportaient au-dessus comme un immense bouclier ? Était-il àl’épreuve de la balle ?

Les jeunes gens déchargèrent sur la terriblebête de nuit leurs carabines : elle avançait toujours et il neparaissait point qu’elle eût été touchée. Cependant cette carapacedevait être en bois ! Oui, mais Rouletabille ne fut pointlongtemps à se rendre compte qu’elle avait été entièrement garniede paille et d’épais fourrage dans lequel les balles entraient maisperdaient aussitôt leur force de pénétration.

« Tirez aux pattes !… Tirez auxpattes !… » criait Rouletabille…

En effet, on voyait tout le long du chat, despieds qui dépassaient, les « pattes » de ceux quiportaient le singulier engin. Dès les premiers coups qui lesatteignirent, ces « pattes » se garèrent etdisparurent…

La longue bête velue atteignait maintenant lefossé, commençait à s’engager sur les trois madriers, quiconduisaient à la poterne…

Là-dessous, les soldats de la Karakouléseraient tranquilles pour manœuvrer le bélier qui finirait bien parjeter bas la poterne.

Voyant qu’il perdait inutilement ses précieuxprojectiles, Rouletabille arrêta le feu et cria à La Candeur, àVladimir et à Modeste de le suivre.

Ils descendirent et revinrent bientôt avectoutes les paillasses qu’ils avaient pu trouver dans le donjon,toute la literie de l’hôtel des Étrangers.

Rouletabille l’arrosa de pétrole dans lemoment que les premiers coups commençaient de retentir contre laporte et que les assiégeants faisaient jouer leur bélier enpoussant des cris de sauvages.

Presque aussitôt les paillasses enflamméesfurent jetées du haut du donjon et vinrent tomber sur le dos du« chat », qui commença de brûler. Voyant cela,Rouletabille, dans un trou de « corbeau », vida le restede son bidon de pétrole qui alla illico augmenterl’incendie.

Tout d’abord, sous leur toit, les assiégeantsne s’étaient aperçus de rien, mais les flammes les gagnèrent etavec des hurlements de rage ils durent, cette fois encore, s’enfuiren désordre pour ne pas être carbonisés. Ils abandonnèrent leurbête d’apocalypse, qui acheva lentement de se consumer enilluminant la nuit et en faisant, par instants, surgir des ténèbresles hauts murs de la Karakoulé qui paraissait alors un châteaud’enfer.

Voyant le désastre de leurs adversaires, lesassiégés ne manquèrent point de reprendre leurs carabines etd’accompagner leur fuite de coups bien dirigés qui firent encorequelques dizaines de cadavres. La fureur de l’ennemi se traduisitalors, du haut de toutes les courtines, par une décharge généralequi avait le donjon pour point de mire et qui ne réussit qu’àblesser, de nouveau, les pierres.

Les clameurs des assiégeants blessés semêlaient à ce tumulte, au-dessus duquel plana la joie débordante deVladimir, qui dansait un entrechat extravagant sur la plate-forme,tandis que les balles sifflaient autour de lui, après avoir frappévainement le bouclier de pierre que Rouletabille avait fait sihabilement édifier.

« Je vous dis, s’écriait Rouletabille, jevous dis que, du moment qu’ils n’ont pas de canon, ils ne viendrontpas à bout de nous ! »

Ivana parut sur ces entrefaites.

« Où étiez-vous ? lui demanda lereporter. Nous avons vaincu cette fois sans vous !

– J’étais allée donner à manger au prisonnier,répondit-elle tranquillement en jetant un coup d’œil assez vaguesur le champ de bataille.

– Quel prisonnier ? demanda le reporterstupéfait.

– Mais Gaulow !… De quel prisonniervoulez-vous qu’il s’agisse ?…

– Gaulow est donc encore vivant ?…

– Oui, fit-elle avec un effrayant sourire, etc’est moi qui le soigne.

– Ah ! Ivana, je croyais bien qu’il étaitmort ! lui dit-il en la prenant à part.

– Et pourquoi croyiez-vous cela, monami ?

– Ivana… ce sang… ce sang dont vos mainsétaient couvertes… ce sang qui remplissait vos ongles ! D’oùvenait donc ce sang-là ?…

– Je vous le dirai peut-être un jour, petitZo !…

– Ah ! vous l’avez torturé, sans letuer ?…

– Gaulow est en très bonne santé, mon ami… Ilne faut pas oublier que nous pouvons en avoir besoin à la dernièreminute et que sa vie nous répondra peut-être de la nôtre !

– Bien ! bien ! Ivana, vous voilàredevenue tout à fait raisonnable ! Je vous aime ainsi !…dit-il.

– Je regrette beaucoup que vous ne m’aimiezpas autrement… ajouta-t-elle et elle s’enfuit.

– Qu’est-ce qu’elle a encore ?… Qu’est-cequ’elle a encore ?… » se demanda le reporter en la voyantdisparaître par le trou de l’échauguette…

L’aurore du 20 octobre se leva et les jeunesgens eurent la joie de constater que l’incendie n’avait passeulement détruit le « chat », mais encore le petit pontde fortune que les assiégeants avaient jeté sur le fossé.

Cependant, cette journée qui avait si biencommencé pour eux, se termina d’une façon bien lugubre.

Ils pensaient que si Athanase avait réussicomme on était maintenant en droit de l’espérer, ils ne devaientpoint tarder à voir poindre sinon une armée, tout au moins unecolonne de secours. Aussi ne cessèrent-ils, tout ce jour-là,d’interroger l’horizon.

La garnison de la Karakoulé, après l’insuccèsde la nuit précédente, les laissait tranquilles et comme il étaitsuffisamment démontré qu’on ne pouvait atteindre l’assiégé sur laplate-forme du donjon, les soldats qui se trouvaient sur la tour deveille avaient cessé de tirer.

Rouletabille et ses compagnons étaient doncsur cette plate-forme comme chez eux. C’est de là qu’ilscherchaient à apercevoir, au loin, dans la campagne, la troupe quidevait les délivrer.

La jumelle de Rouletabille passait de main enmain et quand un groupe un peu nombreux se montrait dans lesdéfilés, du côté du nord, l’espoir faisait battre tous les cœurs.Mais ce groupe n’était suivi d’aucun autre et quand on pouvait endistinguer le détail, on s’apercevait que c’étaient des paysansautour d’une charrette, ou des bergers poussant leurstroupeaux.

Avec leur jumelle, ils n’interrogeaient passeulement les chemins du nord, si tant est que l’on puisse appeler« chemins » des pistes que les récentes pluies avaientrendues encore plus impraticables.

Le secours pouvait venir aussi du nord-ouestet même de l’ouest, en admettant que les armées eussent commencé àfranchir la frontière la veille, du côté de Devetli Agatch.

D’après les calculs de Rouletabille et cequ’il savait de la mobilisation bulgare, c’était par là que seglisseraient les brigades de la quatrième division… Or, vers lesoir, comme Vladimir, fatigué de regarder au nord s’était retournévers l’ouest, son attention fut attirée par un point noir quidescendait entre les cimes et qui semblait se mouvoir avec assez dedifficulté. Il pria Rouletabille de lui passer sa jumelle.

Vladimir resta alors quelques instants sansrien dire et sans bouger ; mais sa physionomie, pendant qu’ilfixait le point en question dans la lorgnette, semblait rayonner,ce dont ses camarades s’aperçurent.

« Enfin, nous diras-tu ce quec’est ? » interrogea La Candeur.

Vladimir ne répondit point encore tout desuite ; mais il affichait un air de plus en plussatisfait…

« Tu nous fais mourir ! gémit LaCandeur.

– C’est pour mieux te faire revivre !…répliqua l’autre. Messieurs, nous sommes sauvés !… Cette fois,il n’y a pas de doute. C’est la tête de l’armée qui débouche,là-bas, dans le défilé, et qui descend au pays deGaulow !…

– De la cavalerie ? demandaRouletabille.

– Non, les Bulgares ont très peu de cavalerie.C’est de l’artillerie, messieurs !… Oui, oui… je vois lescanons ! »

Rouletabille arracha les jumelles des mains deVladimir.

« Montre-moi ça !… »

Il regarda… Il regarda !…

Les autres étaient autour de lui et leurémotion était si intense qu’ils ne trouvaient plus un mot à dire…mais quand Rouletabille eut fini de regarder, ils osaient à peinel’interroger, tant ils virent un visage décomposé…

« Eh bien ?… fit La Candeur dans unsoupir. Ça n’est pas ça ?

– Non ! ça n’est pas ça !… ce nesont pas des canons ! répondit sur un ton de granddécouragement le reporter de L’Époque…Vladimir a mal vu…c’est un canon !… Et je ne pense pas que ce canonappartienne à l’artillerie bulgare !…

– Hein ! qu’est-ce qui te fait croireça ?

– Ce qui me fait croire ça, c’est qu’il n’y apoint d’exemple qu’une armée se présente d’abord en pays ennemiavec un canon… un canon « en l’air ». Ce canon, du reste,semble entouré d’une troupe peu orthodoxe… et si vous voulez toutema pensée, je vous dirai que ce canon appartient aux Pomaks ou auxTurcs, qu’on est allé le chercher à quelque poste avancé etpeut-être même jusqu’à Kirk-Kilissé… tout simplement pour nousréduire, pour nous démolir, messieurs… Messieurs, je crois quecette fois nous sommes bien malades !… Nous ne pouvons riencontre le canon !…

– Alors, nous sommes fichus ! pleura LaCandeur et il s’affala au fond de l’échauguette.

– Combien nous reste-t-il decartouches ?

– Trois cents coups à tirer environ !répondit Vladimir.

– Trois cents coups et Gaulow !…On peut encore tenir quelques heures tout de même, fit Ivana, quiavait assisté en silence à cette désespérée conversation… si nouspouvons résister jusqu’à demain midi… cela donnerait le temps à nosamis d’arriver.

– Je crois que nous pourrons tenir jusqu’àdemain midi, fit Rouletabille. Voici la nuit. Approximativement, lecanon ne sera pas là avant l’aurore… Ils vont nous canonner dès lapremière heure… La porte sautera. Le fossé à franchir, l’assaut,tout cela sera bien rapide, du moment qu’ils ont en face d’eux uneporte ouverte. À huit heures du matin, ils seront maîtres de lasalle des gardes.

– Et puis après ?… Ils ne seront pas surun lit de roses ! dans la salle des gardes !… exprimaVladimir. Nous les fusillerons à bout portant comme des lapins parles trous de la voûte !

– Pendant dix minutes… Après quoi ils ferontsauter la voûte !… Ils ont de la poudre !

– Bon Dieu de bon Dieu !… SeigneurJésus ! dit La Candeur… Ils font sauter la voûte et il n’estencore que huit heures dix ! Nous ne tiendrons jamais jusqu’àmidi !… Et puis, qu’est-ce qui nous dit qu’à midi les autresarriveront justement !

– Oh ! tu as absolument raison, LaCandeur, répliqua Rouletabille. Rien ne nous dit cela… et c’est sipeu sûr que si j’étais à ta place, au lieu de passer par destranses pareilles, je me suiciderais tout de suite !…

– Ça n’est pas le moment de rigoler, grogna LaCandeur.

– Messieurs, dit Ivana, je crois que ce n’estle moment ni de rire ni de pleurer, mais celui de nous préparer ànous défendre d’étage en étage, de porte en porte !… Prenezdonc vos dernières dispositions pendant que je vais m’occuper duprisonnier. Où allons-nous le mettre ? »

Décidément, elle ne pensait encore qu’àGaulow…

« Amenez-le au troisième étage dudonjon ! dit Rouletabille. Ce sera là notre dernier refugeavant la plate-forme, et, quand nous en serons là, nous serons bienheureux de l’avoir, pour, en traitant, gagner encore une heure oudeux…

– Quel que soit le traité, une fois que nousl’aurons « rendu » ils nous « zigouilleront »,fit La Candeur qui voyait tout en noir…

– C’est bien pour cela que nous attendronspour le rendre de ne pouvoir faire autrement… dit Vladimir.

– Eh bien, moi, j’ai une idée, s’écria tout àcoup La Candeur… Quand ils nous assiégeront dans notre dernièreretraite, on placera le Gaulow au beau milieu de l’escalier,attaché sur une planche comme une cible… comme une cible pour eux,comme un bouclier pour nous !… Ils ne pourront pas tirer surnous sans risquer de le tuer ! Qu’est-ce que vous dites deça ?

– C’est pas mal ! dit Vladimir…

– Et vous, Ivana, qu’enpensez-vous ? » demanda Rouletabille en se retournant ducôté de la jeune fille…

Mais il fut étonné de la trouver très pâle…presque tremblante, agitée de mouvements nerveux qu’elle avaitpeine à dompter. Elle haussa les épaules sans répondre etdescendit.

Quelques minutes plus tard, Gaulow, entreTondor et le katerdjibaschi,surveillés par Ivana, étaitamené dans une chambre du troisième étage, à côté de la chambremême d’Ivana. Là, on lui lia à nouveau les pieds et les mains et ilfut entendu qu’il aurait toujours un gardien comme dans son cachot.À ce propos, Ivana dit à Rouletabille :

« Prenez toutes dispositions pour garderGaulow !… Mais croyez-moi, éloignez de lui lekaterdjibaschi… Tout Pomak qu’il est, s’il déteste lesTurcs, il aime bien l’argent… et j’ai surpris tout à l’heure uncoin de conversation entre le chef des muletiers et Gaulow qui medonne à penser qu’il y a tentative de corruption…

– Oh ! dit Rouletabille, il fallait biens’y attendre… mais vous m’aviez dit que nous pouvions être sûrs dukaterdjibaschi…

– Sans doute ! autant qu’on peutl’être d’un pauvre homme à qui l’on offre un million !…

– Gaulow lui a offert un million ?…

– Je l’ai entendu de mes oreilles !…

– Et le katerdjibaschi, comme vous levoyez, a résisté…

– Il a résisté parce qu’il ne croit pas quel’autre, une fois libre, tienne sa parole…

– Un million !… À ce prix-là, j’aimeraismieux ne pas lui donner de gardien du tout !… Ce serait plussûr !…

– Faites ce que vous voudrez !… ditIvana, d’une voix grave… Mais ne le laissez pas partir !… Ça,petit Zo, je ne vous le pardonnerais pas !… »

Et elle s’en alla après avoir jeté un derniercoup d’œil au prisonnier, un coup d’œil terrible…

Rouletabille eut alors la curiosité deregarder Gaulow d’un peu près pour savoir si elle ne l’avait pastorturé… Il n’y paraissait point. Gaulow ne se plaignait pas, il negémissait pas, il ne réclamait rien. Il avait, dans sa mauvaisefortune, gardé tout son orgueil et presque toute sa noblesse.

Bien qu’il passât presque toutes les heures desa captivité dans une position des plus douloureuses, les membresliés, il ne consentait point à faire part de ses souffrances. Sonvisage restait impassible, les traits immobiles comme s’ils avaientété creusés dans le marbre. Le plus souvent il avait les paupièrescloses ; quelquefois il regardait ses geôliers avec une fixitééblouissante et insoutenable.

Rouletabille, dans le moment, considérait cegrand corps abattu, étendu à ses pieds. En dépit de cette misère etde la saleté qui recouvrait cette magnifique défroque, c’étaittoujours là le beau Gaulow. La tête était superbe.

Rouletabille ne lui adressa point la parole.Que lui eût-il dit ? Il ne pouvait point lui promettre unsalut que, du reste, il ne méritait guère. Cet homme était à Ivana.Si elle le voulait, dans quelques minutes, il n’en resterait quedes morceaux.

Le reporter demanda si on lui avait donné àmanger ; on lui répondit que Gaulow avait refusé toutenourriture. Peut-être craignait-il le poison.

Pour qu’il fût mieux gardé, et sous laresponsabilité de tous, Rouletabille transféra le quartier généralde la salle des gardes dans cette pièce du troisième étage oùgisait Gaulow. Ainsi le prisonnier ne restait jamais seul et jamaislongtemps en tête-à-tête avec un seul gardien. Lekaterdjibaschifut envoyé dans l’échauguette, relevantTondor, loin des tentatives de séduction de Kara Selim.

Toute la nuit, chacun travailla activementdans le donjon, préparant la défense de chaque marche, de chaquecouloir, de chaque chambre. Les dernières réserves furenttransportées sur la plate-forme, dont l’accès par l’échauguettedevait être rendu presque impossible par la suppression de quelquesmarches.

L’ennemi ne tenta rien cette nuit-là. Ilattendait son canon, qui ne devait pas tarder à arriver. Commel’avait prévu Rouletabille, la pièce d’artillerie fit son entrée àla Karakoulé au lever du jour. Elle fut saluée par les cris joyeuxet les hourras de toute la soldatesque de la baille ; et, ducoup, les assiégés surent le sort qui leur était réservé.

Du haut du donjon, ils entendaient cesclameurs de féroce allégresse qui annonçaient leur prochainsupplice.

En vain leurs regards faisaient-ils le tour del’horizon… Le fond des défilés restait vide et les cimes ne segarnissaient point de ces troupes en marche qu’ils attendaientd’heure en heure, avec une impatience épuisante, un espoir toujoursdéçu.

Devaient-ils se résoudre à mourir ? Ce 21octobre verrait-il la fin de leur résistance ? En tout cas,ils étaient décidés à vendre chèrement leur vie.

« Gardez-vous toujours une balle pour lafin ! leur avait conseillé Rouletabille, ce qui avait faitfaire une énorme grimace au bon La Candeur.

– Ah ! bien, dit-il, ce n’est pas lesfaçons de mourir qui manquent dans ce pays de malheur ! Onpourra aussi bien se jeter du haut du donjon ! J’aime encoremieux ça que de me mettre un pistolet dans la bouche ! Je meconnais, je me manquerais ou je n’aurais pas la force d’appuyer surla gâchette. »

Un grand bruit venait de la baille, la doubleporte du chemin de ronde était ouverte, mais il était impossibleaux assiégés de s’opposer à la mise en batterie, derrière les murs,du fameux canon. Et tout à coup l’explosion se produisit au milieudes cris sauvages. Une langue de feu s’allongea dans le chemin deronde, une épaisse fumée monta de la baille et, en bas, la porte dudonjon sauta, fut crevée du premier coup. Les assiégeants tirèrentcependant un second coup de canon avant de se ruer à l’assaut, cequ’ils firent bientôt en déchargeant leurs fusils sur toutes lesmeurtrières et en hurlant. On eût dit la poussée d’une horde enfolie.

Ils se jetèrent dans le fossé par centaines etdressèrent aussitôt les échelles qu’ils avaient apportées. Ils sebousculaient, marchaient les uns sur les autres, se disputaientavec acharnement pour arriver les premiers dans le donjon que lecanon leur avait ouvert.

Vladimir et La Candeur avaient commencé le feusur cette masse d’hommes, mais Rouletabille les arrêtaimmédiatement. Il n’y avait plus à défendre extérieurement ledonjon qui était pris. Il fallait conserver ses munitions pourl’intérieur.

Tous descendirent au premier et passèrent lecanon de leurs carabines dans les meurtrières qu’ils avaientpercées dans la voûte et qui commandaient la salle des gardes.

Les premiers assiégeants qui arrivèrent furentfusillés si subitement que ceux qui les suivaient en haut del’échelle hésitèrent un instant ; mais poussés par ceux d’enbas qui ne comprenaient pas ce qui se passait, ils durent sauter àleur tour dans la salle des gardes et recevoir la décharge desdéfenseurs. Malheureusement, il en venait trop, et bientôt il y eutune foule hurlante dans cette salle infernale qui semblait cracherla mort par toutes ses murailles.

De fait, il y eut là un beau massacre.

Les gens de la Karakoulé criblaient l’épaissevoûte de maçonnerie de leurs balles, mais c’était là manifestationsde rage qui ne portaient aucun grave préjudice à la défense.S’étant précipités dans l’escalier, ils avaient trouvé un troubéant qu’ils n’avaient pu franchir et là encore ils avaient étéreçus par une fusillade bien nourrie. Les vivants trébuchèrent surles morts, les blessés jetaient des plaintes lamentables et cetumulte effrayant correspondait dans la salle du dessus à un ordreredoutable. Les jeunes gens, sans se communiquer, même par uneexclamation, leur ardeur, ou leur désespoir, tiraient, tiraientsans cesse.

« Visez bien ! disait Rouletabille.Visez bien !… »

Et c’est tout ce qu’on entendait, avec lescoups de feu.

L’assaillant n’avait heureusement pasd’échelles assez longues pour atteindre, du fond du fossé, lesmeurtrières du premier étage… Il lui fallait, coûte que coûte,passer par cette damnée salle des gardes où tant de braves soldatsde Gaulow avaient déjà trouvé leur tombeau. Si bien que devant uncarnage qu’ils ne pouvaient empêcher et qui ne leur profitaitguère, ils durent encore reculer.

Oui, Rouletabille et ses compagnons virent latroupe hésiter, puis vider précipitamment la salle des gardes et serejeter dans le fossé… mais presque en même temps, ils aperçurentune mèche, laquelle mèche venait aboutir à un petit tonneau quel’on avait roulé jusque-là sans qu’ils s’en fussent aperçus aumilieu de la mêlée et que l’on avait appuyé contre le principalpilier qui soutenait la voûte.

« La poudre ! criaRouletabille ! Ils vont nous faire sauter !… Tous enhaut, au troisième étage !… »

Ils précipitèrent leur retraite et grimpèrentl’escalier à la hâte. Au second, Rouletabille cria aux Allemandsqui s’étaient débarricadés extérieurement et qui s’étaientrebarricadés intérieurement, de les suivre au haut du donjon, caron allait les faire sauter… mais il ne reçut pour réponse que desinjures ; et aussitôt l’explosion se produisit.

Il y eut une telle chasse d’air dansl’escalier que Rouletabille, qui se trouvait encore au second étageà parlementer avec les Allemands, en fut assis du coup. Le donjontout entier sembla s’anéantir.

Mais ce ne fut là qu’une sensation des plusdésagréables. La voûte de la salle des gardes seule s’effondra avecles piliers qui la soutenaient… Le second étage lui-même ne fut pasatteint. Aussitôt les gens de la Karakoulé se ruèrent à nouveaudans le donjon et une bataille acharnée commença dans l’escalier etdans les corridors du second étage. Les jeunes gens reculaient,remontaient pas à pas, après avoir déchargé leurs armes et tout àcoup Vladimir cria :

« Je n’ai plus decartouches !… »

La Candeur n’en avait plus qu’une dizaine. Ilsse jetèrent dans l’étroit boyau qui conduisait au troisième étageen emportant avec eux Modeste qui était grièvement blessé.

Sous eux des clameurs de triomphe montaientdéjà, car le feu de l’assiégé se ralentissait singulièrement etl’on prévoyait certainement le moment où il allait être bientôtobligé de se rendre.

Rouletabille passa ses dernières cartouches àses camarades en leur disant :

« Faites-les durer !… Je vaischercher Gaulow !…

– On lui mettra un poignard sur la gorge et ilfaudra bien qu’il ordonne aux siens de cesser le feu ! »hurla Vladimir.

Ils avaient peine à s’entendre. La cage del’escalier n’était plus qu’une gueule formidable crachant de laflamme, de la fumée et du plomb…

Par instants, des marches s’effondraient etdes grappes humaines étaient précipitées, mais l’assiégeantrevenait à la charge, jetant des planches, des échelles, sesuspendant aux moindres saillies du mur… et cela avec un éland’autant plus irrésistible que maintenant, d’en haut, on ne tiraitpresque plus !…

Rouletabille était entré dans la chambre deGaulow, croyant y trouver le prisonnier et Ivana, à laquelle ilavait ordonné, quelques minutes auparavant, de ne point resterexposée au feu de l’escalier et qui était montée aussitôt autroisième étage.

Quelle fut sa stupéfaction en ne découvrant niIvana ni le prisonnier !

Il bondit dans les autres chambres :personne !… Il ne fit qu’un nouveau saut jusqu’à laplate-forme.

Là, il dut opérer d’abord un mouvement derecul devant une âcre fumée que le vent balayait sur lui et quisemblait monter de la base même du donjon. Le donjon tout entiersemblait brûler.

Enfin il fit un pas hors de l’échauguette. Ilaperçut alors, comme dans un rêve, Ivana attelée à une bien étrangebesogne. Elle manœuvrait avec soin cette sorte de treuil aveclequel il avait pensé, un jour, descendre dans la campagneAthanase… Autour du treuil était enroulée une corde qu’elledéroulait maintenant plus précipitamment, mais en se penchant detemps à autre au-dessus des créneaux, sans doute pour voir où enétait sa besogne… Mais quelle besogne ?… Et quidescendait-elle ?… Qui ?… qui ?… qui ?…

Rouletabille aussi regarda. Et ce qu’il vit lefit rebondir dans l’échauguette sans que, dans le tumulte effrayantde cette fin de lutte, au milieu des clameurs de la bataille etdans les fumées de l’incendie, Ivana eût pu voir que Rouletabilleavait vu !…

Il avait vu Ivana sauverGaulow ! descendre le chef de la Karakoulé au milieu dessiens, le leur rendre, pour rien ! en ce moment où eux, lesassiégés, allaient en avoir le plus besoin… où ils allaient tenterde racheter leur vie avec la sienne !…

Et il ne lui restait même pas la ressource dedouter de ce qu’il avait vu : le spectacle, quoique entouré dela tempête de la bataille, avait été assez précis pour queRouletabille n’eût perdu aucune des précautions qu’avait prisesIvana pour descendre son prisonnier à bon port !

Rouletabille n’avait pas seulement vu :il avait entendu… entendu cette phrase turque, sortie des lèvresd’Ivana, phrase que l’on avait assez répétée devant lui pour qu’iln’en ignorât plus le sens : Tehliké vauni ? (Ya-t-il danger ?) Djevab ver (réponds.) Et Gaulowavait répondu au bout de sa corde : Yok ! Yok !Techekem iderim ! (Non ! Non ! Merci !)Sur quoi, Ivana avait encore déroulé la corde et Kara Selim avaitété recueilli par ses guerriers, cependant qu’il criait àIvana : Benem ilé guel ! Mais ces derniers mots,Rouletabille ne les avait pas compris, ce qui du reste importaitpeu, car ils avaient été prononcés avec un tel accent dereconnaissance et de joie qu’ils ne pouvaient que traduirecelles-ci, en vérité.

D’avoir vu cela, d’avoir entendu cela,Rouletabille semblait être devenu fou !… Il rejoignit enquelques bonds insensés ses compagnons qui tiraient leurs dernierscoups.

« Eh bien, et Gaulow ? cria LaCandeur.

– Gaulow s’est enfui ! hurla une voixdésespérée derrière La Candeur et derrière Rouletabille. Etcette voix était celle d’Ivana. Il s’est enfui du haut dudonjon ! continuait-elle (car elle expliquait ! elleexpliquait !…) Il s’est sauvé avec les cordes !…Ah ! je l’avais bien dit ! Je l’avais bien dit qu’on nele garderait jamais assez ! Ah ! cet homme, pourquoi nel’ai-je pas tué ? pourquoi ?… (Et elle se tourna versRouletabille qui détourna la tête en frissonnant devant tant decynisme et de mensonge.) Pourquoi m’avez-vous empêché de letuer ?

– Nous sommes bien f… ! dit LaCandeur.

– On peut tenir encore un quart d’heure sur laplate-forme, s’écria Vladimir… Voilà le donjon qui commence àflamber… Nous nous jetterons dans les flammes quand il n’y auraplus rien à faire !… En avant ! »

Ce que Vladimir appelait aller « enavant » consistait, bien entendu, à aller en arrière. C’étaitleur dernier recul ! Après, ils n’avaient plus que le ciel ou,comme l’avait dit Vladimir, les flammes. Tondor hissa sur son dosModeste blessé, qui semblait agoniser et être bien près de dormirson dernier sommeil. Ils purent tous atteindre la plate-forme grâceà la précaution qu’ils avaient prise de préparer encore là larupture de quelques marches derrière eux.

Quand ils furent à cet étagesuprême :

« Nous n’avons plus une cartouche, fitVladimir… Ils peuvent venir !

– Oui ! dit La Candeur, ils n’ont plusqu’à se présenter. »

La fumée qui les enveloppait était tellementdense qu’ils avaient peine à respirer et qu’il leur étaitimpossible de distinguer ce qui se passait à quelques pas autourd’eux. Il leur semblait qu’ils étaient au centre d’un bûcher, etils s’attendaient à être, de minute en minute, la proie desflammes !

À ce moment, La Candeur aperçut le treuil etla corde qui pendait hors du donjon.

« C’est par là que s’est sauvé Gaulow,expliqua Ivana, qui paraissait avoir peine à contenir son hypocritefureur.

– Mais il a dû avoir un complice !s’écriait le bon La Candeur.

– Que t’importe s’il a eu un complice ounon ! répondit Vladimir avec la fatalité des Slaves en face del’inéluctable… que t’importe, puisque nous allons mourir !

– Il m’importe qu’avant de mourir ça m’auraitsoulagé de crever ce complice-là ! » gronda le géant enfermant les poings et en regardant farouchement autour de lui.

Ah ! ce n’était plus le timide, le niais,le bon La Candeur… C’était le terrible géant qui, sentant la mortprochaine, eût voulu frapper le traître, frapper de toutes sesforces, jusqu’à épuisement de ses forces avant de fermer les yeuxpour toujours !… Et il grondait :

« Kara Selim avait promis del’argent !… Il m’en a offert à moi !… Qui de nous s’estlaissé acheter par Kara Selim ? Qui a noué toutes nos cordespour assurer le salut de Gaulow !… Celui-là est sûr d’avoir aumoins la vie sauve, n’est-ce pas ? si nous la luilaissons !

– Celui-là est châtié », fit la voixd’Ivana, et elle montra, d’un geste tragique et faux, le corps dukaterdjibaschi qui avait roulé entre deux créneaux et dont lesentrailles pendaient hors des murs… Et elle ajouta :

« C’est moi-même qui l’ai éventré avecl’épée que Kara Selim avait abandonnée ici sans doute parce qu’ellele gênait ! »

Et d’un autre geste de théâtre, elle montraitla grande épée à deux mains, toute sanglante, toute fumante encoredu sang du katerdjibaschi.

« La misérable ! gronda Rouletabilleentre ses dents ; elle a tué le pauvre homme parce qu’ils’opposait à l’évasion ! »

La Candeur la ramassa, cette épée de tueur,et, tranquillement, emmaillota sa pointe avec un coin de sadéfroque ; puis il alla se poser, les deux mains à cettepointe, le pommeau énorme à ses pieds, tout auprès del’échauguette. Et alors, immobile et magnifique comme un hérosantique appuyé sur sa massue et attendant sans émoi les monstressortis des forêts mythologiques, il dit :

« Avant de mourir, vous allez voirquelque chose ! »

Et ils virent en effet quelque chose.

Nous avons dit que l’extrémité de l’escalierdonnant sur la terrasse du donjon ouvrait sous l’échauguette ;La Candeur était placé près de l’échauguette, un peu en dehors etde telle sorte que ceux des assiégeants qui gravissaient lesmarches de cet escalier ne pouvaient le voir.

Si depuis quelques minutes nos jeunes gensjouissaient d’une sorte de trêve, au milieu des tourbillons defumée, qui les enveloppaient, c’est qu’en dessous d’eux, ontravaillait à combler la solution de continuité qu’ils avaientcréée dans l’escalier au troisième étage.

Cet ouvrage fut tôt terminé et les habitantsde la Karakoulé se précipitèrent dans l’étroit boyau avec d’autantplus de rage et d’audace qu’ils s’étaient rendu compte que lesassiégés n’avaient plus de munitions.

Et c’est ainsi qu’une nouvelle et formidableclameur apprit à Rouletabille, à Ivana, à Vladimir et à La Candeurque leur dernière retraite allait être envahie.

Une première tête dont la bouche grandeouverte lançait des paroles irritées se montrait au trou del’échauguette. Aussitôt la formidable épée de La Candeur tournoyadans ses mains puissantes et s’abattit sur le crâne du mécréant quiplongea dans l’escalier.

« Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda LaCandeur.

– Il nous criait de nous rendre ! »expliqua Vladimir.

Cette exécution augmenta la fureur de ceux quis’écrasaient pour passer dans le trou de l’escalier. De nouveauxhurlements retentirent. Deux poings apparurent d’abord armés depistolets qui furent déchargés en pure perte et une nouvelle têtese risqua : l’épée traça un nouvel éclair et frappa. La têtedisparut.

Une troisième, beuglant des motsincompréhensibles, se présenta en manière de protestation.

« Monsieur, fit La Candeur, inutiled’insister. Je ne comprends pas le turc ! »

Sur quoi, il l’assomma.

Puis il ne dit plus rien car il avait trop debesogne… Du reste, il devait se garer à chaque instant pour éviterla pluie de mitraille que déversait ce trou du diable, mais chaquefois qu’une tête apparaissait, son compte était bon ! Garantipar le mur de l’échauguette, au milieu de l’explosion des armes,des flammes et de la fumée, il frappait, frappait sans se lasser.On entendait son « han ! » Et le pommeau de saterrible épée entrait dans les crânes, comme dans le cœur deschênes le coin du bûcheron !

Il arriva que les assaillants se lassèrentavant lui !… Aucune tête ne se montra plus à l’ouverture del’échauguette… les cris cessèrent dans l’infernal boyau…

Un étrange silence succéda tout à coup àl’affreux tumulte… Et La Candeur, qui attendait toujours avec sagrande épée, fut tout étonné de n’avoir plus rien à faire.

En même temps, la fumée qui entourait ledonjon sembla diminuer d’intensité… les jeunes gens purent respirerplus librement. Vladimir s’écria joyeusement :

« Bravo, La Candeur ! c’est toi quinous as sauvés ! Tu les as mis tous en fuite à toi toutseul !… Viens que je t’embrasse.

– Moi aussi, il faut que je t’embrasse, LaCandeur, dit Rouletabille, qui avait assisté à cette dernière phasedu combat sans prononcer un mot et en ne cessant de surveillerIvana qui, appuyée à un créneau, s’était caché la tête dans sesmains… Embrassons-nous tous, mes amis, continua le reporter… car,cette fois, je crois bien que notre dernière minute estvenue !…

– Pourquoi dites-vous cela ? questionnaVladimir. Ils n’oseront pas de sitôt venir se frotter à LaCandeur !

– Vladimir !… Mais tant de silence aprèstant de bruit m’épouvante !… Ils doivent certainement préparerquelque « mine » sous nos pieds !… S’ils se sontsauvés, c’est qu’ils ne veulent pas sauter avecnous !… »

Et les trois jeunes gens aussitôts’étreignirent… car ils comprenaient bien maintenant que seulel’hypothèse de Rouletabille était vraisemblable.

« Vous ne venez pas vous joindre à nous,Ivana ? demanda Rouletabille… Dépêchez-vous, si vous voulezque nous mourions ensemble !… »

Mais Ivana, derrière ses mains gémissait. Onl’entendait râler : « C’est épouvantable !… C’estépouvantable !… »

« Peut-être est-il encore temps de vouslaisser glisser le long de cette corde qui a été si utile àGaulow ! continua Rouletabille, impitoyable… Elle nous estinutile à nous… Nous savons que nous serions très mal reçus en bas…Mais vous, Ivana, vous !… Vous êtes une femme… Ils ont pitiéd’une femme, de la femme de Gaulow !… Ils vous attendent,Ivana ! »

Ivana tomba à genoux sans répondre et elle secachait si bien qu’il était impossible de voir son visage.

« À genoux !… comme Ivana !…Mettons-nous tous à genoux et prions ! dit Vladimir, car nousallons mourir ! »

Rouletabille pensa à la dame en noir, cessa deregarder cette jeune femme qu’il avait tant aimée et qui venait dele trahir, et se laissant tomber à genoux auprès de Vladimir, ildemanda pardon à Dieu et à sa mère d’être content de mourir.

« Moi, je mourrai debout », dit LaCandeur, qui avait été élevé à la laïque.

Et il attendit, appuyé sur son épée, le coupde tonnerre qui devait tous les anéantir.

« Comme c’est long ! murmuraVladimir.

– Oui, fit Rouletabille, c’est bienlong ! »

Tout à coup Vladimir bondit en poussant un criqui n’avait plus rien d’humain. Tous crurent que c’était lecommencement de la catastrophe et une sourde exclamation d’horreurs’échappa de toutes les poitrines. Mais voilà que Vladimir couraitautour de la terrasse, et, montrant la campagne avec des gestes dedément s’écriait :

« Là, là, là !… »

Son émotion était telle qu’il semblait nepouvoir en dire davantage.

Tous se levèrent. Le vent du nord venait dechasser les dernières fumées, le dernier voile qui enveloppait ledonjon, et voilà que les monts, les cimes, les défilésapparaissaient couverts d’une multitude en marche. De longs cordonsde troupes glissaient par les chemins, des cavaliers chevauchaientau flanc des monts, des étendards brillaient dans les premiersrayons du soleil.

« Les voilà ! les voilà !…

– Nous sommes sauvés ! »

Cette fois, ils disaient vrai ! C’étaientles armées du général Stanislavof qui descendaient, en chantant,les pentes réputées infranchissables de l’Istrandja-Dagh, et quidéjà chassaient devant elles les bandes de Gaulow ! Celles-ci,surprises par la nouvelle de cette marche foudroyante, avaientabandonné leur proie, au moment où elles croyaient bien la tenir,et le Château Noir s’était vidé d’un coup de son armée debrigands.

L’ivresse des reporters, à ce spectacle, futsans bornes. Ils s’embrassèrent comme ils l’avaient fait tout àl’heure, mais avec autant d’allégresse dans le cœur qu’il avait étéplein naguère de désespoir. Du moins, tel était l’enthousiasme deLa Candeur et de Vladimir qu’ils ne s’aperçurent même point qu’auxjoies délirantes de ce triomphe Rouletabille et Ivana prenaient unebien faible part. Ivana s’était relevée comme les autres, mais,saisissant la jumelle du reporter, et, sans plus prêter d’attentionau secours qui arrivait du nord, elle ne semblait intéressée quepar ce qui passait vers les chemins du sud, encombrés de la fuiteéperdue de toute la soldatesque de la Karakoulé…

Quant à Rouletabille, penché sur l’agonie dupauvre Modeste, il recueillait, avec son dernier soupir, sesdernières paroles :

« Ah ! monsieur, c’est maintenantque je vais pouvoir les rattraper, mes vingt-trois mille trois centsoixante-quinze heures de sommeil !… »

Et Modeste mourut et Rouletabille pleura.Pleurait-il seulement sur ce mort ?… Pauvre Rouletabille quiavait tout fait pour la délivrance d’Ivana et qu’Ivana ne regardaitmême pas !… Elle venait de quitter précipitamment la terrasse,sans même un mot d’adieu aux reporters.

Quel était donc ce mystère qui l’avait ainsitransformée ? Mystère insondable du cœur d’Ivana ? ouquelque chose de pis encore ?Par quel miracle, cettehéroïne apparaissait-elle tout à coup traîtresse à son amour età son pays ? Allons ! Allons !Rouletabille, ne pleure plus ! Échappe aux flammes de laKarakoulé et cours ! cours vite sur la piste de guerre,derrière Ivana qui t’échappe ! et surtout… surtout ne perdspas en chemin, avec ton cœur, le bon bout de taraison !… Suis sans défaillir ta capricieuse fortune, vajusqu’au bout du mystère, jusqu’à la conclusion de cette étrangehistoire de guerre et d’amour, jusqu’à tes étranges noces, ôRouletabille ![7]

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