Le Château noir

XIV – « Je t’aime »

Une main prit les mains de Rouletabille et lereporter se glissa dans la chambre. Quelle émotion pour notreamoureux ! Il avait beau venir là dans des circonstances toutà fait exceptionnelles et dans un but difficile, il n’en était pasmoins dans la chambre de la bien-aimée ! Et c’était sapremière bien-aimée ! Rouletabille, un peu étourdi par lessentiments qui l’assiégeaient, par cette atmosphère de jeune femmed’Orient où les parfums sont combinés toujours avec une scienceséculaire, Rouletabille pressa amoureusement la petite main qui leguidait.

La main aussitôt le quitta.

Il dit à voix très basse :

« Ivana ! »

Elle ne lui répondit point. Elle était alléeallumer une veilleuse qu’elle avait préalablement éteinte poursoulever le rideau de la fenêtre.

Rouletabille la vit très calme et très triste,nullement étonnée de sa singulière visite. Il tendit ses bras verselle : Ivana ! Mais elle mit un doigt sur ses lèvrespâles : Silence !… et enfin, elle voulut bien serapprocher de lui.

« Je vous attendais, dit-elle, je nesavais par où vous viendriez !… Quel chemin vous inventeriez,mais je vous attendais, mon petit Zo !… Chut !… mesfemmes dorment dans la pièce à côté. On croit que je reposemoi-même… J’ai dû me coucher… faire celle qui dormait… et puis jeme suis relevée, car j’étais sûre que je vous verrais cette nuit…Ah ! mon petit, mon petit, je n’avais pas besoin de rencontrervotre regard tantôt dans cette salle de fête pour savoir que nousn’étiez venu que pour moi et que vous alliez tout tenter pour vousrapprocher de moi !… Hélas ! si vous aviez compris monregard, vous ne seriez pas venu, petit Zo !

– Moi, et pourquoi ? Ivana !Ivana ! je suis venu vous chercher !… Nous n’avons pasune minute à perdre !… Suivez-moi et vous êtessauvée !…

– Si vous commettez la moindre imprudence,petit Zo ! tout est perdu !… Vous savez bien que je nepuis vous suivre !… Vous savez bien pourquoi je suislà !… Les documents… Les plans de l’état-major, mon ami,j’aurai les documents demain… Ah ! je crois que nous pouvonsespérer encore !… Je le crois !… et à quel prix, petitZo !… Savez-vous bien que ce que vous faites là estterrible ! Vous êtes dans la chambre de celle qui a consenti àêtre la première kadine de Kara pacha !… »

Elle lui disait ces choses extraordinairessimplement et ainsi qu’elle eût annoncé des choses naturelles surlesquelles il n’y avait plus à revenir ! Non, vraiment !est-ce qu’elle croyait qu’il allait la laisser devenir la femme deGaulow et qu’il n’était venu de si loin, à travers tant de dangers,que pour assister à des noces pareilles !

Il regarda son ombre souple devant lui et quisemblait avoir peur de se rapprocher de lui.

Elle était vêtue d’un vague vêtement sombrequi se confondait avec les ténèbres et il n’apercevait de sonvisage que quelques lignes fantomatiques où brûlait la calme flammede ses beaux yeux noirs.

Il lui tendait toujours les bras. Elle nevenait point. Il s’impatienta. Il lui dit :

« Ivana ! Avant tout, je vousaime ! »

Mais elle secouait la tête, sans doute parcequ’il avait dit « avant tout » et qu’elle, elle nel’aimait point ainsi, qu’elle ne pouvait aimer personne ainsi. Ille vit bien, la trouvant séparée de lui par un espace immense, laBulgarie !…

En ce moment même, où il avait rêvé de latenir dans ses bras et de lui rendre avec tendresse le baisertragique qu’elle lui avait donné devant la mort, en ce moment même,elle ne pensait pas à lui !…

Sa bouche murmura bien, sa belle bouche qu’iladorait : « Oh ! mon ami, mon frère !… PetitZo !… être cher… » Mais ce n’était point là le transportde son amour, c’étaient des termes qui semblaient s’apitoyer surquelqu’un de défunt, sur quelque chose de bien fini, de disparupour toujours… Est-ce que vraiment, vraiment, elle était décidée àêtre la femme de ce monstre ?… Allons donc ! Tout étaitpossible ! Excepté ça !…

Et puisqu’elle ne venait pas à lui et qu’ellese défiait, il se glissa sournoisement jusqu’à elle et brusquementsaisit cette ombre chère dans ses bras.

Elle rejeta la tête en arrière, frémit, etlui, sentant fondre entre ses mains cette âme forte, espéra… maiselle se reprit :

« Petit Zo !… Il fautpartir !…

– Jamais !… je suis venu pour vouschercher… pour vous enlever !… je vous enlève et noustrouverons bien ensuite moyen de sauver ces documents !D’abord, où sont-ils ?

– Je les crois toujours dans le coffret volépar Gaulow… et ce coffret, Rouletabille, ce coffret plein debijoux, il a la générosité de me le rendre le soir de mesnoces !… Comprenez-vous ? Comprenez-vous, petitZo ?… Comprenez-vous pourquoi il faut que je sois la femme deGaulow ?… Demain soir, quand il m’aura apporté ce coffret dansla chambre nuptiale, je saurai la vérité !… je vous leferai savoir dès le lendemain matin !…et vous partirez,vous rentrerez avec elle, à Sofia !

– Et vous ? implora Rouletabillequi trouvait ce plan insensé, monstrueux !…

– Et vous ? répéta-t-il enenlaçant d’un embrassement puissant cette jeune vie dont il sentaitle poids si cher. Et vous ?

– Oh !… moi !… ne vousoccupez plus de moi ! Moi, je serai heureuse si j’ai pu rendreservice à mes frères !… Zo ! Zo ! vousm’aimez !… lui dit-elle en lui prenant la tête entre ses mainsfiévreuses, moi aussi, je vous aime… mais il faut obéir… j’aibesoin de vous… j’ai besoin que vous ne commettiez aucuneimprudence… Le lendemain de ses noces, la kadine sortira du châteauavec le Pacha noir ! Elle demandera à visiter le pays deGaulow. Soyez sur le passage du cortège !…

« Si j’ai un foulard rouge à la main,partez, ne perdez pas une seconde ! Vous avez trouvé le moyende venir jusqu’à moi, vous trouverez bien le moyen de vous enfuird’ici ! Il faut que vous réussissiez, ami ! ami !Faites que l’épouvantable sacrifice auquel je me suis résolue nesoit pas inutile à mon pays… accomplissez des miracles… supprimezles obstacles… franchissez la frontière dans les vingt-quatreheures… courez au général Stanislawof… et dites-lui… dites-luiqu’ils n’ont rien vu, rien découvert !…

– Et si vous n’avez pas le foulardrouge ? » demanda Rouletabille d’une voix sombre et enlaissant tomber ses bras avec désespoir, car il comprenait que lecœur de cette femme était en ce moment loin du sien et que leuramour comptait pour bien peu, hélas ! dans une tragédie decette hauteur !

« Si je n’ai pas le foulard rouge, partezencore !… Courez !… Tuez vos chevaux sous vous… soyezplus diligent encore si possible… et dites au général que latrahison est victorieuse, et qu’il invente autre chose avant dedéclarer la guerre.

– Et après ?

– Après ? répéta-t-elle comme dans unrêve.

– Oui « après ? » dit-il d’unevoix de plus en plus hostile et en s’écartant d’elle tout à fait,car maintenant il la haïssait comme il lui était arrivé souvent… jevous dis : après ? enfin je vous demande ce que je devraifaire après que j’aurai fait cela et que j’aurai obéi à l’ordre quevous m’aurez ainsi donné, le lendemain de vos noces ?

– Oh ! après… mon ami… il ne faudra pluspenser à moi qu’avec un sentiment de grande fierté… si vous m’êtesdévoué vraiment… après il ne faudra pas me plaindre, petit ami, jevous le défends…

– Mon Dieu, madame, je croyais qu’il fallaittoujours plaindre les femmes de Gaulow !

– Pas celle-là ! petit ami, pas celle-là…car j’aurai eu un grand bonheur avant de mourir…

– Votre dessein est donc de mourir ?

– Oui, petit ami, mon dessein est de mouriraprès l’avoir tué ! Vous voyez comme c’est simple !

– Ah ! qu’importe, s’exclama Rouletabilleen s’arrachant les cheveux, qu’importe que vous le tuiez, si vousn’en avez pas moins été sa femme ! »

Et il sanglota comme un enfant en se laissanttomber sur un divan bas qu’elle avait glissé près de lafenêtre.

Alors, elle s’assit près de lui et elle leprit sur son cœur ; et elle étouffa ses pleurs sous sesprudentes mains car elle redoutait que la peine de ce jeune hommene fût entendue des femmes qui étaient chargées de veiller surelle !

Elle lui dit de douces paroles. Elle voyaitqu’il souffrait et elle avait pitié de lui et encore cela faisaitsouffrir davantage Rouletabille qui eût préféré que sa souffrancefût partagée. Mais les grandes héroïnes ont des poitrines de marbrequi s’échauffent difficilement au vulgaire contact de la douleurhumaine… Ah ! Rouletabille était bien malheureux !C’était si simple de partir ensemble !

Il lui dit comment il avait imaginé detransformer le donjon en une forteresse dans laquelle ils auraientattendu que les soldats de Stanislawof vinssent les délivrer.

« Mais ça n’est pas mal du tout, ça,petit Zo ! pas mal du tout !… Je veux dire que çan’aurait pas été mal du tout !… si on avait pu mettre la mainsur le coffret byzantin avant la nuit de noces !… Maishélas ! je n’ai plus d’espoir que dans ma nuit denoces !

– C’est épouvantable ! grondaitRouletabille… J’ai envie de nous tuer tous les deux, là, sur cedivan ! pour ne plus entendre parler de cette nuit denoces-là !…

– Et les documents, mon ami… Vous n’y pensezplus !…

– Ah ! vous… vous y pensez pour moi à cesmaudits documents !… Où sont-ils ? Où sont-ils ? Oùsont-ils ?… Mais, enfin, parlez, mettez-moi sur leur piste…Racontez-moi des choses sur ce coffret byzantin, puisqu’il n’y aque cela qui vous occupe !… Nous avons encore quelques heuresde nuit, faites en sorte que j’en puisse profiter, car enfin, si jereviens à vous en disant : « Le coffret byzantin, levoilà !… Les documents, les voilà !… » vous nerefuserez pas de me suivre cette fois, hein ? N’est-ce pas,Ivana Hanoum ? Vous ne me refuserez pas cela !…

– Ah ! mon ami, en ce cas, je voussuivrais au bout du monde !…

– Eh bien, parlez, dites quelque chose…Croyez-vous d’abord que Gaulow les cherchait, cesdocuments ?

– Oui, de cela, je suis sûre !…

– Miséricorde ! fit Rouletabille, c’estbien ce que j’avais craint !… Oui, oui, il les cherchait… Etsavez-vous, Ivana, où il les cherchait ?… Derrière lestableaux de la chambre des reliques. Voilà pourquoi il a mis enpièces tous ces tableaux, toutes ces icônes !… Le général,votre oncle, avait dû, par précaution, dire à quelqu’un del’état-major, à une seule personne peut-être en qui il avait faittoute confiance, où il cachait les plans secrets de votremobilisation et cette confidence, faite enfrançais, par précaution, a été certainement surprise parun agent de Gaulow, car Gaulow a tout bouleversé dans la chambredes reliques et tout emporté de ce qu’il n’a pas brisé dans cettechambre !

– Mais pourquoi, demanda Ivana, en luipétrissant les mains dans sa fièvre de comprendre, pourquoi a-t-ilbrisé les portraits, les images ? Pourquoi cherchait-il plusspécialement les documents derrière les icônes ?

– Ivana, votre père, avant de mourir, aprononcé une phrase… une phrase que j’ai retrouvée sur un agendatombé de la poche de Gaulow…

– Quelle phrase ?

– Sophie à la cataracte !…

– Sophie à la cataracte ! répétahaletante Ivana qui serra davantage encore les mains deRouletabille entre les siennes qui brûlaient.

– Oui, comprenez-vous ? Pour moi, ilcherchait les plans derrière une icône de sainte Sophie. Il y apeut-être dans l’imagerie byzantine une Sophie à lacataracte, comme il y a dans l’imagerie romaine une Viergeà la chaise ! Mais qu’avez-vous, mon amour ?… Vousétiez brûlante, et vous voilà glacée !

– Ah ! mon ami… mon ami… si vous avez lucette phrase sur le livre de Gaulow… et si Gaulow est venu dans lachambre des reliques, à cause de cette phrase… nous sommes perdus…bien perdus !… Tout est perdu !…

– Et pourquoi ? Remettez-vous,Ivana !… Je vous en prie !… J’ai besoin de toutes mesforces !… de toute votre intelligence !…

– Tout est perdu, répéta-t-elle, d’une voixépuisée, parce qu’il y a en effet une Sophie à lacataracte et que cette Sophie qui est la gardienne de nosdocuments… cette Sophie se trouve sur le coffret byzantin…

– Malheur ! et vous croyez que Gaulowl’aura vue ?… Moi, je ne l’avais pas remarquée…

– Parce que vous ne la cherchiez pas.Ah ! la Sophie à la cataracte est bien visible ! elle estgrande comme le coffret, mon ami !…

– Mais enfin, je l’aurais bien remarquée. Oùest-elle ?…

– Elle est peinte sous le coffret… Et vouscomprenez bien que depuis qu’il voyage, qu’on le tourne et retournecomme une malle, comme une valise, ils l’ont vue ! Ils l’ontvue !… Et s’il en est ainsi, ah ! que Gaulow doit rire ducadeau qu’il va me faire… S’il a repris les documents dans letiroir secret, avec quelle joie machiavélique il va me donner cecoffret vide, ce coffret pour lequel je vais me donner,moi !… »

Elle se laissa tomber tout de son long sur ledivan comme si elle était à bout de tous ses efforts et de sonsuprême espoir… Elle était comme morte… elle était effrayanted’immobilité. Elle avait la tête dans les deux mains, et le regardatone… Et lui n’osait plus risquer une parole devant une douleurpareille, une douleur qui lui redonnait cependant de l’espoir àlui… car enfin si elle jugeait l’abominable sacrifice inutile, ellen’avait plus qu’à fuir… Mais encore il put juger qu’il ne laconnaissait pas. Ce fut elle qui parla la première et pour dired’une voix très sûre :

« Qu’importe ! il fautsavoir !… »

Rouletabille était encore condamné ! Maisil avait vu d’autres condamnations que celles-là ! et ilsavait qu’entre la condamnation et l’exécution il y avait toute lamarge qu’une volonté, servie par un esprit subtil, pouvait ymettre. Il avait été condamné autrefois à être pendu : on luiavait mis la corde au cou et cependant il était encore bien vivant,à côté de cette Ivana qui n’existait pas pour lui alors et quisemblait ignorer aujourd’hui toutes les ressources de sonaudacieuse imagination.

Au milieu de cette grande vague qui lesemportait, qui les roulait l’un et l’autre dans son remousdramatique, son œil fin et rusé ne cessait de fixer cette pauvrepetite planche de salut qu’était la Sophie à la cataracte, surlaquelle il avait essayé une seconde d’appuyer leurs effortsdéfaillants et qui avait cédé tout de suite, tout de suite sous lamain. Il essayait, en se débattant, de ressaisir cette fragileépave. Il y retournait en traînant son Ivana farouche etdésabusée.

« Ivana, cette image, il ne vous en a pasparlé, lui ?

– Non, pas un mot. C’est peut-être qu’il enavait déjà trouvé le secret !

– Et vous, vous le connaissez, cesecret ?

– Moi ? fit-elle en redressant un visageégaré. Moi ? mais je ne sais rien !… Ce secret, jel’ignore !… je n’ai appris qu’à la dernière heure, par labouche de mon père mourant, que ce coffret avait un tiroirsecret ; mais il n’a pas pensé à me signaler comment onl’ouvrait. Et il a voulu certainement réparer cet oubli à ladernière seconde, alors que vous étiez seul près de lui et ainsia-t-il pris le temps de balbutier quelques paroles interrompues parla mort et qui ne nous disent nullement comment s’ouvre cetiroir !…

– Mais cette sainte image, Ivana, vous laconnaissiez déjà ? Elle vous avait déjà frappée ?…

– Autrefois, ma mère s’était amusée à me lamontrer souvent… en me disant que si j’étais bien sage… la sainteSophie à la cataracte me ferait des surprises !… Il y avait làévidemment une allusion au tiroir secret dans lequel elle aimaitsans doute à dissimuler des objets précieux qu’elle me destinait…Elle tenait énormément à ce coffret que lui avait donné mon père lejour de leur mariage… Elle l’avait toujours dans sa chambre ;elle s’en amusait comme une enfant… Elle nous en montrait à mapetite sœur Irène et à moi les trésors cachés pour jouir de notreéblouissement… Mais jamais, jamais devant nous elle n’a fait jouerle tiroir secret…

– Et cette Sophie était appelée « à lacataracte », interrogea encore le jeune homme d’une façonpressante, à cause d’une cascade, d’un paysageaccessoire ?…

– Non ! non ! elle était appeléeainsi à cause d’une taie qu’elle a sur l’œil !…

– Alors, c’est simple, fit l’autre. Pour fairejouer le tiroir secret, il faut appuyer sur l’œil…

– Ma petite sœur Irène et moi avons touchésouvent l’œil malade de la Sophie à la cataracte et nous n’avonsjamais vu apparaître de tiroir secret !… »

Ces mots singuliers et enfantins de tiroirsecret, de cataracte et de Sophie revenaient avec un acharnementbizarre sur leurs lèvres frémissantes ; et ils se lesrenvoyaient avec colère, comme s’ils s’en voulaient mortellement dese battre autour de syllabes aussi ridicules dans un moment où sejouait leur destin.

« Ah ! si je l’avais entre lesmains, ce coffret de malheur, répétait Rouletabille en rage, jevous jure bien que je pourrais l’ouvrir !

– Demain soir ! émit la voix sèched’Ivana, il sera à moi ; je briserai la Sophie à la cataracteet elle n’aura plus rien à nous cacher !… Nous saurons si ellea été la gardienne fidèle des papiers de mon père ou si elle nous atrahis !…

– Demain soir !… demain soir !…encore demain soir !… Demain soir, vous serez… »

Ivana se retourna vers lui en lui montrant sesdents de jeune louve :

« Qu’est-ce que vous voulez que j’yfasse ? gronda-t-elle. Avant d’en arriver là, j’ai tout faitpour approcher du coffret… J’ai usé de ruse. J’ai imaginé descaprices d’enfants !… j’ai joué de l’amour !… oui, jesuis allée jusqu’à simuler de l’amour pour cet assassin desmiens !… Et cela a pris !… Il a trouvé cette monstruositénaturelle !… Il est brave et beau !… Il croit que jel’aime !… Quand il m’approche, mes membres frémissent et ilcroit que c’est d’amour… le feu de mon sang me brûle le visage etil croit que c’est d’une abominable et irrésistiblejoie !…

« Et le plus beau est que je le luilaisse croire !

« Je lui ai promis au cours de ce voyage,qui avait moins l’air d’être un rapt qu’un voyage de noces, je luiai promis de ne consentir à être sa femme consentante, sa kadinefavorite, que s’il me permettait, lui, de me faire reine de toutesmes volontés et des siennes, et de toutes mes fantaisies, et entreautres, je lui disais que je voulais d’abord qu’il me rendît tousles bijoux de ma mère, auxquels je tenais par-dessus tout, et cecoffret byzantin qu’il avait emporté et qui renfermait dessouvenirs précieux… Tout, il m’accorda tout… il me promit tout…pour après !… Il ne m’accorde rien avant ! Vouscomprenez, petit père ?… Qui de nous jouait l’autre ?…Qui de nous se moque de l’autre ?… Un soir, à bord d’un navireà lui qui était venu nous chercher au rivage de cette mer Noirequ’il traite comme si elle lui appartenait, le Pacha noir embarquadevant moi le fruit de ses rapines et je vis passer le coffret… lecoffret byzantin… Je fis aussitôt un mouvement pour m’en approcher…Il s’en aperçut.

– « Ah ! le coffret, fit-il avec unétrange sourire… Vous l’avez reconnu… Ce sera pour le soir de nosnoces !… »

« Et je n’osai insister pour ne pointdonner l’éveil… Et peut-être déjà n’y a-t-il plus rien dedans…Peut-être que les plans sont déjà à Andrinople… Et demain soir…demain soir !… Ah ! comme il rira ! »

– Rouletabille la prit par les cheveux, relevaà la poignée cette belle tête au pâle désespoir, et tel un soldatvainqueur qui contemple son trophée, il approcha de son jeune etardent visage cette face sur laquelle semblaient se répandre déjàles ombres de la mort.

« Non ! fit-il, il ne rirapas !… »

Puis, après l’avoir baisée aux lèvres, illaissa rouler la tête d’Ivana comme si le bourreau de Kara pachal’avait détachée de ce corps aimé et il prononça ces mots, en sedirigeant vers son chemin aérien :

« Au revoir, Ivana Ivanovna !

– Mon ami, mon ami ! que vas-tufaire ? »

C’était elle maintenant qui courait après lui,qui se traînait derrière ses pas… Mais il ne se retournait mêmepoint.

Elle lui jeta ses beaux bras autour ducou.

« Tu sais bien que je t’aime !…

– Oh ! Ivana ! je ne sais pascela !…

– Je t’aime ! Je t’aime ! Avant departir, dis-moi que tu me crois !…

– Je ne dirai pas cela, Ivana !… parceque je ne vous crois pas !… Si vous m’aviez aimé, vous aurieztrouvé un autre moyen de savoir ce qui est ou ce qui n’est pas dansle coffret byzantin !

– Ah ! que tu es cruel… Mais dis-moi aumoins ce que tu vas faire… Puis-je compter surtoi ?… »

Rouletabille la repoussa brutalement et ellegémit pendant qu’il lui disait :

« Oui, oui, vous pouvez compter surmoi ! Nous saurons ce qu’il y a dans le coffret byzantin ets’il n’y a rien, même s’il n’y a rien, il ne rira pas, je vous lepromets ! »

Il avait pénétré sous le rideau et entrouvertla fenêtre ; il était prêt à s’élancer…

« Attends, lui dit-elle, attends au moinsque ce gros nuage noir ait caché la lune. Tes compagnons veillentsur ta fuite là-haut ?…

– Oui, dit-il, là-haut il y a un homme quim’attend ! Vous le connaissez, Ivana. C’est AthanaseKhetev ! »

Et il saisit la corde.

Mais elle le retint de toute la force de sesbras frissonnants… Elle bégayait :

« Athanase !… Athanase estici !… lui !… lui !… là-haut !…

– Eh bien, fit-il, cela vous étonne !…Pourquoi cela vous étonne-t-il ?… Lui aussi veut vous sauver…C’est son droit : il dit qu’il est votre fiancé !…

– Sur la tête de mon père, il n’a pas le droitde dire cela !

– C’est vrai, Ivana ? fit Rouletabille ense retournant. C’est bien vrai ?

– Je te le jure, mon amour ! »

Il était déjà sur le rebord de la fenêtre…

Il allait se jeter dans le vide.

« J’ai peur, dit-elle !… J’ai peurpour toi à cause de cet homme là-haut… Sait-il que tum’aimes ?…

– Il le sait !…

– Alors, pour Dieu ! prends garde àtoi !… Il est capable de tout !…

– Tout à l’heure j’ai failli tomber, il avoulu me sauver !…

– Tout à l’heure, tout à l’heure, tu n’avaispas passé une heure avec moi, dans ma chambre… Comment se fait-ilqu’il t’ait laissé venir ?…

– Parce qu’il a redouté que ce ne fût moi quirestasse là-haut.

– Et toi tu n’as pas craint cela !… Toi,tu ne crains rien !… Ah ! mon bon petitRouletabille ! »

Et elle l’embrassa passionnément.

« Et maintenant, adieu va ! grimpevite ! surprends-le ! Il n’y a pas d’autre chemin. Si tumeurs, je mourrai, petit Zo !… »

Il s’élança vers le ciel, de l’amour plein lecœur. On allait peut-être couper la corde là-haut ! S’il étaitmort dans ce moment-là, il serait mort heureux !…

Mais il acheva son ascension sans encombre, etquand il eut disparu dans l’ombre de la poivrière, Ivana refermasoigneusement la fenêtre, et le rideau de velours retomba.

Rouletabille monta dans la gouttière de lapoivrière. Là il se retrouva en face de La Candeur qui, à genoux,près de la corde, avait l’air fort courroucé contre Athanase,lequel, à genoux lui-même, ne paraissait point de meilleure humeurà l’endroit de La Candeur. Placés comme ils l’étaient là, ilsavaient l’air de deux chats en querelle.

« Qu’y a-t-il ? demandaRouletabille.

– Il y a, répondit La Candeur, que monsieur,sous le prétexte qu’il vous trouvait trop longtemps parti, voulaitcouper la corde !

– Fichtre ! j’ai bien fait de t’emmener,La Candeur !

– Tu penses !… Mais ne fais plus deblague comme tout à l’heure avec ta corde !… Tu sais, j’en aieu une faiblesse !

– Et ce bon M. Priski ! qu’en as-tufait ?

– Ce bon M. Priski nous attend !… Ilfait ce qu’il peut ! »

Rouletabille halait sa corde. Athanase seredressa.

« Et Ivana ? demanda-t-il.

– C’est de Mlle Vilitchkov, je crois, quevous parlez ?… » fit Rouletabille, sans même prendre lapeine de regarder son rival, qui était en ce moment, du reste, fortlaid à voir.

Et s’élançant sur la pente de la poivrièrepour aller détacher sa corde de l’« épi », il laissatomber ces mots :

« Elle va très bien, je vous remercie.Elle m’a chargé de vous faire tous ses compliments… »

En redescendant, il prit soin de se laisserprudemment glisser du côté du quartier des esclaves, sans quoi ileût risqué quelque dangereuse explication avec Athanase, qui nedissimulait plus son envie de l’étrangler.

Rouletabille sauta le premier sur laplate-forme où il retrouva ce bon M. Priski solidement ligoté.Ils profitèrent du premier rayon de lune qui se glissa entre deuxnuages, pour échanger tous deux un petit salut fort amical.

« Messieurs, leur dit le majordome, quandil les vit tous réunis autour de lui et sans Ivana, messieurs,croyez-moi, j’estime que votre petite expédition a suffisammentduré ! Si vous ne tenez pas absolument à ce qu’elle finisseplus mal qu’elle n’a commencé, suivez mon conseil et le chemin destoits et courtines qui vous conduira au donjon. Le seul obstacle,je vous l’ai déjà dit, que vous rencontrerez est cette sentinelle,sur la petite plate-forme de la tour de veille. Vous ne pourrezpasser près d’elle sans qu’elle vous aperçoive. Toutefois je necrois pas, d’après ce que vous m’avez montré de votre savoir-faire,que cette difficulté vous arrête bien longtemps. Rentrons,messieurs, la nuit s’avance… Il n’est que temps de regagner sonhonnête lit !…

– M. Priski parle bien, M. Priski araison, dit Rouletabille. M. Priski va nous précéder sur lechemin des courtines…

– Je n’y vois aucun inconvénient, messieurs,si toutefois, « le neveu de M. de Rothschild »consent à me porter, car je tiens absolument à mon ligotage et jesuis un homme mort si vous oubliez une seconde que je suis votreprisonnier. »

Sur un signe de Rouletabille, La Candeurchargea ce paquet de M. Priski sur son épaule :

« Je n’ “arrête” pas de travailler cesoir, soupira le pauvre garçon.

– Et ça n’est pas fini ! » lui jetaRouletabille pour le consoler.

Au moment où toute la bande allait quitter laplate-forme, Athanase se campa devant Rouletabille. Le Bulgaretremblait encore de colère contenue :

« Je désirerais savoir ce que, pendantune heure, a pu vous dire Mlle Vilitchkov…

– Eh bien, pendant une heure elle m’a dit quevous n’étiez point son fiancé ! »

Athanase, en entendant ces mots, bondit surRouletabille et lui agrippa le poignet si fortement que le reporterne put retenir un petit cri de douleur. Il était, du reste,furieux, et essayait, mais en vain, de se débarrasser de l’étreintedu Bulgare. L’autre le serrait comme dans un étau !…

« Ah ! vous allez me lâcher !finit par lui dire Rouletabille, ou j’appelle La Candeur et je vousfais jeter par-dessus le toit, de l’autre côté du château, dans letorrent ! »

Ce programme très précis effraya-t-il leBulgare ? Toujours est-il qu’il lâcha Rouletabille et neprononça plus un mot. Le reporter courut derrière La Candeur etPriski. Les jeunes gens avaient hâte maintenant de retrouver ledonjon. Le chemin pittoresque fut parcouru sans aventures jusqu’aumoment prévu par le majordome.

Arrivés à cette maudite plate-forme de veille,il leur fallut s’arrêter. On devait passer au-dessus d’elle,derrière les créneaux, à moitié démolis d’un vieux mur qui avaitappartenu à l’enceinte primitive.

Au-dessous, sur la terrasse, la sentinelleallait et venait, d’un mouvement incessant, changeant de temps àautre son fusil d’épaule.

Cette sentinelle était un grand type de Turc,ma foi, fort déplaisant et qui avait une figure bien rébarbativesous la lune, laquelle, voulant sans doute profiter des raresinstants qui lui restaient pour se montrer jusqu’à l’aurore,s’était mise à briller de son plus vif éclat.

Donc nos jeunes gens s’étaient arrêtés etconsidéraient impatiemment cet encombrant gardien. Il ne fallaitpas songer à le tuer d’un coup de feu : le bruit eût donnél’éveil immédiatement au poste qui se trouvait un peu plus bas, àune dizaine de mètres de là et qui gardait une poterne duselamlik.

Pour le même motif, il était égalementimpossible de penser à une agression qui l’eût fait prisonnier. Sirapidement que l’opération eût été menée, la sentinelle eût bientrouvé le temps de pousser un cri.

Un coup de couteau donnerait un résultat tropproblématique.

Bref, toujours allongés derrière leurs débrisde créneaux, Rouletabille et La Candeur paraissaient assez enpeine.

La Candeur avait déposé M. Priski entreRouletabille et lui. Chaque fois que cette vilaine sentinelle deTurc revenait du côté de La Candeur, La Candeur tremblait comme unefeuille.

C’est que ce vilain Turc de sentinelle avaitla tête presque à la hauteur des créneaux, c’est-à-dire à lahauteur de La Candeur.

Si le Turc s’était dressé sur la pointe despieds, il n’aurait point manqué d’apercevoir La Candeur.

« J’ai peur, dit La Candeur.

– Tant mieux ! fit Rouletabille en sepenchant à l’oreille de La Candeur… Tant mieux !… tu vas luidonner ton coup de poing de la peur !… Tu sais, celui qui aassommé le sergent de ville !

– Ah ! oui… oui… acquiesça tout de suiteLa Candeur… Tiens, je n’y pensais plus… ça, c’est uneidée !…

– N’est-ce pas ? Quand il va revenir làtout à l’heure, et que tu auras sa tête, là sous toi… ça te serafacile !… On lui décrocherait presque son bonnet de dessus latête à ce grand diable de sentinelle de Turc !… Il viendrajusque-là !… Tu attends qu’il se retourne… Tu tâches à avoirtrès peur… et pan !

– Compris !… Compris !…

– Tu sais que si tu rates, nous sommes tous« cuits » !

– Ah ! tu me fais trop peur !…

– Tant mieux ! tant mieux !…

– Je sens qu’il n’en réchapperapas !…

– C’est ce qu’il faut, on le croira mort d’uncoup de sang. Tu comprends, il ne faut pas qu’on soupçonne…

– Le pauvre diable ! Il a peut-être desenfants !…

– Je m’informerai… va toujours…

– Taisez-vous ! conseilla M. Priskiau fond de sa ligature, le revoilà !… »

La sentinelle revenait, en effet, sous lesjeunes gens, et M. Priski, qui n’avait rien saisi de laconversation de ses hôtes et qui continuait à se demander commentils allaient sortir de ce mauvais pas, assista au spectaclesuivant, d’abord avec un certain effarement, ensuite avec unévident enthousiasme.

M. Priski aimait « l’ouvrage bienfaite ». Il fut servi.

D’abord il aperçut le neveu deM. de Rothschild qui gonflait le dos comme un animal àl’affût ; puis, lentement, M. La Candeur levait la massede son poing tremblant et formidable au-dessus du Turc quis’avançait avec une lenteur tout à fait majestueuse, puis tout àcoup M. Priski entendit « floc ! » et il ne vitplus de sentinelle.

« Je crois bien qu’il est mort ! ditLa Candeur en se tournant vers M. Priski et en le rechargeantsur son dos.

– Moi aussi, dit Rouletabille, je crois bienqu’il ne s’en relèvera pas !… C’est encore plus épatant quepour le sergent de ville.

– J’ai eu tellement peur !… expliqua LaCandeur.

– Tous mes compliments à monsieur, exprima àson tour Priski sur le dos de La Candeur… monsieur a un jolipoignet, monsieur fait sans doute de la culturephysique ! »

Dix minutes plus tard, ils étaient àl’extrémité de la courtine, devant le chemin du donjon.

« Vous pouvez me délier maintenant, ditM. Priski, nous n’avons plus à craindre les mauvaisesrencontres ; et puis je connais la manœuvre du petit pontvolant, je vais pouvoir vous aider. »

Le pont volant ayant été abaissé entre lacourtine et la chemise, la petite expédition descendit facilementdans le chemin de ronde du donjon. Elle revenait sans Ivana etquelqu’un manquait à l’appel. C’était Athanase Khetev. On ne savaitce qu’il était devenu.

« Laissons le pont volant baissé, ditRouletabille en constatant l’absence du Bulgare. Il ne faut pointlui couper la retraite. »

Précaution inutile… Athanase Khetev ne rentrapoint…

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