Le Château noir

XIII – Sur les toits

La Candeur respirait trop bruyamment au gré deRouletabille et fut prié de commander aux mouvements de sonthorax ; Athanase roulait les cordes en silence, songeantapparemment qu’ils n’étaient encore qu’au commencement de leurbesogne ; M. Priski les regardait tous trois avecadmiration :

« Je ne sais pas ce qu’il adviendra detout ceci, confessa-t-il, mais comme on dit en Transylvanie, vousêtes de « vrais petits lapins blancs » !… Rien nevous arrête et tout vous réussit, et vous avez des yeux rouges pourvoir la nuit. Au fond, qu’est la vie ? Souffrance, doute,angoisse, désespoir ! Qui de nous sait d’où il vient ; oùil va ?…

– Tais-toi, Priski de mon cœur !tais-toi ! ordonna Rouletabille.

– Je ne sais pas où nous allons, ni commentnous reviendrons, mais je souhaite que ce ne soit plus par cechemin-là ! proposa La Candeur en fermant hermétiquementl’orifice de l’oubliette.

– Messieurs, à genoux, à genoux… J’aperçoisune sentinelle là-bas sur la plate-forme.

– C’est la plate-forme de veille, monsieur,expliqua Priski ; les autres postes de garde en bas ne nousgênent pas, mais si nous voulons revenir au donjon par lescourtines et les toits, nous sommes obligés de passer devant cettesentinelle qui est bien gênante, car elle ne manquera point dedonner l’alarme.

– Je crois, en effet, dit Rouletabille, aprèsavoir considéré du lieu assez élevé où il se trouvait ladistribution générale du château, je crois bien que nous seronsobligés de nous en débarrasser.

– Cela fera du bruit, monsieur, ditPriski.

– Non, monsieur. »

Rouletabille avait fait le tour de laplate-forme où il se trouvait, plate-forme qui communiquait avec lequartier des esclaves par trois corridors obscurs fermés degrilles.

À voix basse, Priski donnait les indicationsqu’on lui demandait : par ici les femmes, par là les hommes…Le troisième petit couloir, là au fond, correspondait avec les« conscrits » comme on dit en français, c’est-à-dire ceuxdont on voulait faire des soldats. C’étaient des adolescentsfaméliques raflés dans les plaines d’Anatolie et que l’onsoumettait, avant de les faire entrer dans le rang, à une rudeéducation.

« Enfin, risquons-nous d’être surprisici ?

– Monsieur, on n’y vient de temps en temps quepour l’oubliette… c’est vous dire que, puisqu’elle vient defonctionner, vous pouvez être à peu près tranquille. »

Cette plate-forme qui dominait le quartier desesclaves, touchait, au Sud-Ouest, à la troisième tour de l’Ouest,qui était une grosse tour massive à quatre étages et à poivrière.Au sommet de la poivrière était dressée une énorme girouette quigrinçait sous le vent, lequel venait soudain de s’élever, poussantà nouveau de gros nuages noirs sous la lune, ce qui n’était pourdéplaire à personne.

Athanase, qui avait fini de rouler les cordesfort proprement en rond comme on fait sur le pont des navires,regardait maintenant cette tour et n’y découvrait plus la fenêtrede la chambre d’Ivana. Priski lui dit qu’elle se trouvait surl’autre côté, au nord-est, regardant la baille. Le mur était nu ducôté qui touchait à la plate-forme, sans aucune ouverture.

Du niveau de cette plate-forme jusqu’aux« corbeaux » qui soutenaient la gouttière de la tour, iln’y avait pas quatre mètres.

Rouletabille fit signe à La Candeur des’approcher. Et il le colla contre le mur, grimpa sur son dos, surses épaules, saisit le corbeau, la gouttière, procéda à une rapidegymnastique des poignets et se trouva à la base de la poivrière.Athanase se disposait à suivre le même chemin.

« Et moi ! comment ferai-je ?demanda La Candeur.

– Toi, tu es obligé de rester là, lui soufflaRouletabille. Tu n’as pas la prétention de monter sur les épaulesde M. Priski ? Et qu’est-ce qui surveilleraitM. Priski ? Et puis, nous sommes obligés de repasser parlà… prends patience. »

Athanase, ayant ramassé ses cordes, avaitrejoint Rouletabille. À ce moment M. Priski réclamait unmoment d’attention.

« Messieurs, vous vous disposez à courirde nouveaux dangers qui ne sont pas moindres que ceux que vousvenez de traverser, car vous voilà sur la frontière du haremqu’aucun mortel, soucieux de ses jours…

– Oh !… assez !… La barbe !…fit Rouletabille.

– Si quelqu’un vient, demanda La Candeur, quedois-je faire ?

– Tue d’abord Priski pour qu’il ne parle paset puis fais-toi tuer ensuite sans dire que nous sommes de l’autrecôté !

– Ça, dit La Candeur, c’est toujoursfacile.

– Je vais prier pour qu’il ne viennepersonne », dit M. Priski.

Rouletabille et Athanase, s’allongeant dans lagouttière, comme des chats, disparurent aux yeux de La Candeur.

Cette gouttière, dans laquelle ilsmanœuvraient, était de date récente. Les créneaux, trop vieux,n’avaient pas été remplacés. De telle sorte que la position desdeux hommes était assez critique en ce sens que, s’ils glissaient,ils n’avaient rien pour se rattraper. Leur situation leur apparutplus difficile encore lorsqu’il fut question d’user des cordesqu’ils avaient emportées pour descendre jusqu’à la fenêtre de lachambre haute.

« Monsieur, commença Rouletabille, ils’agit de savoir quel est celui de nous qui va descendre, en selaissant glisser le long de la corde, jusqu’à cette fenêtre.

– Monsieur, répondit Athanase, il ne faitpoint de doute que c’est à moi que cet honneur revient.

– Monsieur ! je voudrais bien savoirpourquoi ?…

– Monsieur, parce qu’il s’agit de pénétrerdans la chambre d’une jeune fille dont je suis le fiancé.

– Monsieur, il n’est point d’usage qu’unfiancé pénètre dans la chambre d’une jeune fille avant qu’elle soitdevenue sa femme, dit Rouletabille.

– Enfin, monsieur, il faut que l’un de nousreste ici !

– C’est absolument nécessaire pour que celuiqui reste ici aide l’autre et Mlle Vilitchkov à sortir decette chambre. C’est de celui qui restera ici, de son courage, desa force et de son sang-froid que dépendra la réussite del’entreprise. Dans ces conditions et pour faire cesser unediscussion qui a déjà trop duré, je vous laisserai donc, monsieur,descendre dans la chambre, pendant que je resterai ici.

– Merci, monsieur, mais où allons-nousattacher la corde ? demanda Athanase.

– Nous ne pouvons l’attacher à lagouttière ; celle-ci ne supporterait point le poids de deuxcorps balancés dans le vide. Il n’est que la pointe de la poivrièrepour nous offrir quelque sécurité. Quand la corde sera attachée àcette pointe, je ne craindrai pas de la voir m’échapper des mainsen guidant votre descente », expliqua Rouletabille d’un airassez dégagé.

Là-dessus Athanase se tut en regardantRouletabille. Il réfléchissait qu’en somme, sa vie allaitcertainement dépendre entièrement du reporter. Rouletabille pouvaitdétacher la corde ou la couper, ou commettre quelque maladressevolontaire et c’en était fait d’Athanase. Athanase n’ignorait pasl’importance que la disparition de son individu pouvait avoir pourRouletabille. En fin de réflexion, il lui dit :

« Monsieur, tout compte fait, il estpréférable que ce soit moi qui me trouve ici pendant que vousdescendrez dans la chambre le long de la corde.

– Vous avez donc changé d’avis ?interrogea Rouletabille, avec un léger sourire, car il comprenaitparfaitement ce qui se passait dans le cerveau d’Athanase.

– Mon unique avis est qu’il faut sauver IvanaVilitchkov, monsieur, je n’ai point d’autre pensée et c’est à cettepensée-là que je sacrifie la joie et l’orgueil que j’aurais eus àl’arracher moi-même à sa prison. Monsieur, je suis beaucoup plusfort que vous, et c’est de la force qu’il fautici ! »

Rouletabille daigna trouver toutes ces raisonsexcellentes ; il les accepta, profitant de la méfiance de sonrival.

Cependant, il ne manquait pas de faire lesmêmes réflexions que se faisait tout à l’heure le Bulgare. Sa vieallait dépendre entièrement d’Athanase qui savait son amour pourIvana.

Si Rouletabille était brave, il n’était niimprudent ni téméraire ; il connaissait trop peu ou tropAthanase pour se livrer complètement à lui. L’amour rendquelquefois misérables les cœurs les plus droits. Pouvait-ilcompter sur Athanase ? Tout était là !

« Monsieur, c’est entendu, vos raisonssont excellentes. C’est moi qui descendrai. Je vais attacher macorde à la girouette de la poivrière.

– Monsieur, fit Athanase, le toit est d’uneinclinaison rapide, faites bien attention à vous. J’ai jugé tantôtque vous étiez sujet au vertige ; moi, je ne le crains pas. Sivous le permettez, j’irai attacher votre corde moi-même.

– Ne vous dérangez pas ! Je vous enprie !… »

Rouletabille grimpait déjà. Il augurait fortmal de la dernière politesse d’Athanase. L’empressement du Bulgareà vouloir attacher lui-même la corde ne lui disait rien de bon.

S’accrochant aux plombs et aux ardoises,Rouletabille eut bientôt atteint la pointe de la poivrière, maisaussitôt il dut faire un faux mouvement, car, emporté par sonpoids, il glissa le long de la dangereuse pente et cela avec uneeffrayante rapidité.

Rien ne pouvait plus le retenir. Rien ne leséparait plus de l’abîme.

Un seul obstacle pouvait encore s’interposerentre le vide et lui, c’était Athanase, Athanase qui avait vu ledrame, qui pouvait accourir au secours du jeune homme, mais qui,alors, eût couru le risque d’être précipité avec lui.

Une seconde et c’en était fini deRouletabille !

Athanase n’hésita pas. Il se jeta au-devant deson rival qui courait à la mort ; et il s’apprêtait à recevoirle choc lorsqu’il vit, avec une stupéfaction indicible, le reporters’arrêter brusquement avant qu’il ne l’eût touché, se redresser àdemi et lui dire :

« Merci, monsieur Athanase ! Vousêtes un gentil garçon !… »

Puis, sans attendre qu’Athanase fût revenu deson étonnement, Rouletabille enjambait la gouttière et se laissaitcouler le long de sa corde… dont il avait eu le temps d’attacher lecrochet à la pointe de la poivrière et qu’il tenait dans sa maingantée en simulant une glissade destinée à le renseigner sur l’étatd’âme d’Athanase Khetev !

Celui-ci, comprenant maintenant le jeu dureporter, se mordait les lèvres, admirait cette présence d’esprit,cette imagination, toujours en activité, et enviait Rouletabilled’être au bout de la corde.

Cette gymnastique se passait à l’intérieur duchâteau, cependant que sur la façade extérieure, du côté del’ouest, on entendait gronder les eaux du torrent.

Comme nous l’avons dit, le vent avaitrecommencé à souffler et la nuit était redevenue noire ; ensomme, le ciel se prêtait à l’entreprise hardie deRouletabille.

La fenêtre de la chambre haute était à troismètres environ au-dessous des « corbeaux ». Le jeunehomme constata avec plaisir que cette fenêtre était dépourvue debarreaux. La hauteur à laquelle la chambre se trouvait et saposition, à l’intérieur du château, avait fait trouver sans douteune précaution de ce genre, tout à fait inutile.

Pour s’approcher de la fenêtre, comme la cordeen était éloignée par la corniche des toits de quatre-vingtscentimètres environ, Rouletabille donna avec le pied appuyé sur lemur, un mouvement de balancement nécessaire à cette corde àlaquelle il était suspendu ; puis, mesurant bien son élan, ilparvint à prendre position sur la fenêtre.

La pierre de la fenêtre n’était pointlarge ; Rouletabille y tenait à peine. Il touchait du front depetits vitraux enclavés dans les cadres de plomb. Derrière cettefenêtre il y avait un lourd rideau entièrement tiré qui ne luipermettait point de voir quoi que ce fût de ce qui se passait àl’intérieur.

Frapper ? C’était bien imprudent !…Il était très possible qu’Ivana ne fût point seule et qu’elle fûtgardée la nuit même par quelqu’une de ses femmes.

Non, Rouletabille ne frapperait pas.

Il tira de sa poche un léger outil de vitrier,car, étant parti de Sofia pour faire besogne de cambrioleur, ils’était muni de tous les ustensiles et instruments dont il pourraitavoir besoin… et, avec son diamant, il commença doucement de couperune petite vitre près de la fermeture. Un grincement, des pluslégers, dénonçait son travail et il pensait bien n’être pointentendu quand il vit, tout à coup, dans la pénombre intérieure dela chambre, l’ombre du rideau s’agiter et une figure venir secoller mystérieusement contre la croisée.

Douce et mystérieuse apparition.

C’était la belle figure pâle d’Ivana, plutôtdevinée qu’entrevue.

Le reporter arrêta son travail, et la fenêtre,avec lenteur, fut ouverte.

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