Le Château noir

XV – Sur quelques événements quisurvinrent dans le donjon

Rouletabille dormit d’un sommeil de plombjusqu’à huit heures du matin. Alors il se réveilla en sursaut à unbruit de trompette qui sonnait dans la baille.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda-t-il en se frottant les yeux et en s’efforçant de seremettre moralement très vite « dans la situation ». Ellen’était point brillante, la situation, mais, au moins, l’expéditionde la dernière nuit l’avait faite aussi nette, aussi simple quepossible.

À un moment donné de cette journée nuptialeseraient réunis dans une même chambre du château : Gaulow,Ivana et le coffret byzantin !

Le dessein de Rouletabille était d’attendre cemoment-là pour « rafler » le tout : le marié quileur serait un précieux otage, la mariée qu’il se réservaitpersonnellement pour des noces moins païennes, et le coffretbyzantin dont il ferait cadeau au général Stanislawof.

Le « tassement » de cette entrepriseet la façon dont elle se présentait, qui permettrait de toutréussir ou de tout « rater », avait, dès la nuit même,consolé Rouletabille du quasi-échec de son expédition. En arrivantau donjon, il s’était jeté sur son lit, ayant hâte de prendre lerepos nécessaire avant le suprême combat du lendemain.

Il s’était endormi après s’être juré que,cette fois, il triompherait ou y laisserait la peau.

Il se réveilla très allègre. Un gai rayon desoleil pénétrait dans la formidable chambre. Le bruit clair etjoyeux de la trompette lui chantait dans l’oreille. Son premierregard fut pour le visage un peu « terreux », pour laphysionomie généralement sympathique, mais, dans le moment, moitiéfigue, moitié raisin, de ce bon M. Priski que Rouletabilleavait enfermé avec lui pour être sûr de le retrouver à son réveil,tant il l’aimait.

« Eh bien, monsieur Priski, qu’est-ce quec’est que ce bruit de trompette ? Vous ne me répondez pas.

– Monsieur je désirerais savoir si vous n’êtespas bientôt décidé à me rendre ma liberté !…

– Mais pourquoi donc, mon cher monsieurPriski ?

– Ce n’est point parce que je m’ennuie avecvous, loin de là, mais je commence à trouver ridicule ma détentionqui ne rime plus à rien et qui finirait par vous causer le plusgrave préjudice.

– Monsieur Priski, vous nous avez dit que vousétiez un si mince personnage que votre absence ne manquerait pointde passer inaperçue, surtout en ces jours de fête ; comme j’aibesoin de vous, je vous garde.

– Aurez-vous encore longtemps besoin demoi ?

– Vingt-quatre heures au plus !… Ça vousva ?…

– Moi je veux bien… mais vous verrez que çafinira par étonner tout de même quelqu’un que l’on ne m’aperçoiveplus…

– On vous croira occupé près de vos hôtes dudonjon… et ce sera la vérité…

– Et vous-mêmes, reprit Priski, on sedemandera ce que vous devenez !…

– Eh ! mais il n’y a aucune raison pourque l’on ne nous voie pas, nous autres ! N’avons-nous point lapermission de la libre promenade dans le château ? Nous enuserons, monsieur Priski, nous en userons ! Je n’ai jamaisassisté à un mariage musulman, moi !… et puisque nous sommesinvités, je tiens à bénéficier de l’occasion… Ne vous mettez pas enpeine pour nous. »

À ce moment, on entendit un grand tapage àl’étage au-dessus.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda Rouletabille.

– Ça, monsieur, ce sont les Allemands dudessus qui s’impatientent ! Ils trouvent sans doute que l’ontarde bien à leur apporter leur petit déjeuner du matin.

– Qu’est-ce qu’ils prennent ?

– Du café, des confitures et desbiscuits !

– Mais nous avons aussi bien que cela à leuroffrir ! »

Rouletabille appela Modeste et lui ordonna deservir le déjeuner indiqué par M. Priski aux locataires dusecond.

Quand Modeste, toujours somnolent, eut prisles ordres, Rouletabille, par la porte entrouverte, eut tout loisird’entendre la conversation qui se tenait alors entre La Candeur etVladimir. La Candeur racontait l’expédition de la nuit dans destermes homériques.

Il se vantait d’avoir mis en fuite une arméede morts et de vivants, et agitait les bras, donnait des coups depied, semblait se battre avec le ciel et la terre, affirmant qu’ilavait assommé à coup de poing au moins dix hommes.

Au beau milieu de ce discours, Rouletabilletoussa.

La Candeur sursauta, se retourna, vitRouletabille, rougit et baissa la tête.

« Quand on est aussi capon que toi, mongarçon, fit Rouletabille, on est mal venu à raconter de pareillessornettes ! Ne le croyez pas, Vladimir… Il est aussi brave quece bon M. Priski, qui, avec ses histoires à dormir debout,voulait nous priver d’une petite promenade hygiénique, laquelle, detout point, s’est passée d’une façon charmante !

– D’une façon charmante !… D’une façoncharmante !… Enfin, s’exclama La Candeur, j’ai tout de mêmetué une sentinelle, moi !

– Toi ! tu as tué une sentinelle ?…Tu t’imagines cela, La Candeur et, permets-moi de te le dire toutde suite parce que je te veux du bien, que c’est une imaginationbien dangereuse, mon garçon !…

– Je croyais bien pourtant l’avoir tuée… et jene comprends pas…

– Ah ! tu ne comprends pas !… Quandon ne comprend pas, on n’imagine pas !… Rappelle-toi seulementce que t’a coûté à Paris ce pauvre petit coup de poing que tuavais, par mégarde, donné à un sergent de ville… et songe,malheureux, songe à ce que pourrait te rapporter en Turquiel’assassinat d’une sentinelle !…

– Ah ! l’assassinat, monsieur, je n’aipoint dit l’assassinat !… c’est horrible,l’assassinat !

– D’une pauvre sentinelle qui ne faisait demal à personne…

– À personne… ça c’est vrai !… elle nefaisait de mal à personne…

– Tu en conviens toi-même !

– Cependant, Rouletabille, elle nous bouchaitla route !

– Et c’est une raison parce qu’on a la routebouchée pour assassiner les gens ?…

– Mon Dieu ! je ne l’ai pas assassinéeet…

– Ah ! tu vois bien !… Et c’est tantmieux pour toi, car dans le cas où tu l’aurais tuée, cettesentinelle, tu serais, toi, pendu avant la fin du jour !…

– Avant la fin du jour ! tu crois ?…Ah ! Rouletabille, tu as raison… je n’ai certainement pas tuéce pauvre homme…

– Non, La Candeur, non, tu ne l’as pastué…

– Il n’y a eu qu’une coïncidence.

– Oui… une fatale coïncidence.

– Rappelle-toi, Rouletabille… Ce malheureuxest certainement mort d’un coup de sang, juste au moment où nouspassions.

– C’est ce que j’ai toujours pensé pour moncompte… Il est mort d’un coup de sang juste au moment où nouspassions et où tu lui donnais un coup de poing sur latête !

– Tu crois que je lui ai donné un coup depoing sur la tête ?

– Oh ! moi, je ne sais rien derien !… Tu étais plus près de lui que moi !…

– Écoute, Rouletabille, si nous avions desennuis à cause de ce Turc-là, voilà ce qu’il faut dire :« Le pauvre a eu un coup de sang et il est tombé sur monpoing !… »

– Et encore, continua Rouletabille, sérieuxcomme un pape, pourquoi est-il tombé sur ton poing ? Parceque, justement, tu t’avançais vers lui pour l’empêcher detomber !…

– C’est cela !… c’est tout à faitcela !… conclut La Candeur, à peu près rassuré et plein dereconnaissance pour son ami Rouletabille qui pensait à tout(heureusement pour ceux qui ne pensaient jamais à rien) et il seretourna du côté de Vladimir :

– Tu as entendu, Vladimir ? Tu saisexactement maintenant comment ça s’est passé avec ce pauvre granddiable de sentinelle de Turc.

– Oui, oui, répondit Vladimir, qui se retenaitde rire à cause du sérieux imperturbable de Rouletabille. Et soistranquille, va, je ne le raconterai à personne.

– Et vous, Vladimir, qu’avez-vous fait pendantnotre expédition ? demanda Rouletabille en procédantrapidement à sa toilette.

– Monsieur, j’ai mis le donjon en état dedéfense. J’ai transporté nos carabines et les fusils desdomestiques et toutes nos armes et munitions à toutes lesouvertures et à toutes les meurtrières qui, du haut en bas dudonjon (excepté au second, habité par les Allemands), se trouventen face de la poterne du mur de ronde. Si les agents de Kara Selims’étaient présentés à la poterne, monsieur, ils auraient été bienreçus, je vous prie de le croire.

– Compliments, Vladimir. Mais j’espère que tuas fait disparaître ce matin tout cet arsenal ?

– Non, monsieur.

– Imprudent !… Est-ce que tu ne m’as pasvu, en rentrant cette nuit, ranger ma dynamite ?… Courez,Vladimir, courez… Descendez toutes les armes et toutes nosmunitions dans le souterrain de la salle des gardes… Qu’on nesoupçonne chez nous non seulement aucune velléité, mais encoreaucune possibilité de résistance.

– Oh ! monsieur, fit Priski, je crois,tout compte fait, que ce n’est pas aujourd’hui que l’on pensera àvous déranger… Nos gens sont gris de la fête d’hier et ils ne seréveilleront que pour s’enivrer à la fête d’aujourd’hui !

– Mais je m’imaginais que les musulmans nedevaient boire que de l’eau…

– Monsieur, si nous étions restés pluslongtemps hier soir, à la réception de Kara pacha, vous auriez pujuger par vous-même qu’il est avec Allah desaccommodements. »

À ce moment, la trompette qui avait réveilléRouletabille retentit à nouveau et le reporter demanda à nouveau ceque cela signifiait.

« Cela signifie que le voyageur aperçudéjà une première fois par le veilleur a pris la route de laKarakoulé et qu’il sera ici avant dix minutes !

– C’est peut-être de nouveaux clients ?demanda Rouletabille.

– C’est peut-être les gendarmes ! espéraLa Candeur…

– Messieurs, écoutez ces nouveaux éclats de latrompette… Il nous arrive un grand personnage !… On sonne, ence moment, le rassemblement des misruks, qui sont des« lanciers » commandés par le Delhy-Bachi,c’est-à-dire le « chef des fous ». À mon idée, ça doitêtre le seigneur Kasbeck lui-même qui nous arrive !

– Le seigneur Kasbeck ! s’écriaRouletabille.

– Vous le connaissez ? demandaPriski.

– Non ! Non ! mais j’ai entenduparler d’un Kasbeck qui avait été chef des eunuques del’ex-sultan ! Serait-ce le même, mon cher monsieurPriski ?

– Mais c’est exactement lui. Oh ! c’estun homme, celui-là !… Un homme extraordinaire, aimable, bienélevé, poli, même avec les femmes, d’une science sanségale. Il sait tout… Il a tout vu !… Il parle quatrelangues !… Monsieur, si vous le connaissiez, il vous plairaitbeaucoup !… beaucoup !… Voulez-vous que je vous leprésente ?…

– Nous verrons cela, monsieur Priski.

– Il parle français comme vous et moi… Je suissûr qu’il serait enchanté de faire votre connaissance.

– Qu’est-ce qu’il vient faire ici ?

– Sans doute fêter le mariage de notre Karapacha. Ce sont deux vieux amis qui ont quelquefois de fortesdisputes à cause des affaires… mais ça finit toujours pars’arranger… On ne résiste pas au seigneur Kasbeck !… Etriche !… et généreux ! Quand il ouvre la main, monsieur,il y a toujours de l’or dedans !

« Messieurs, laissez-moi aller au-devantdu seigneur Kasbeck ? Si je ne suis pas là pour le recevoir,il ne manquera point de me faire chercher jusqu’ici.

– Bigre ! fit Rouletabille, voilà qui estbien ennuyeux.

– Messieurs, je comprends votre ennui, mais jereviendrai vous retrouver aussitôt que je le pourrai.

– Pardon, monsieur Priski, pardon… Vous nem’avez pas compris… Quand je dis que c’est ennuyeux… Je veux direque c’est ennuyeux pour vous !…

– Et comment cela, monsieur ?

– Vous pensez bien qu’après la confiance quenous vous avons montrée (car nous ne vous avons rien caché de ceque nous avons fait et de ce que nous sommes venus faire ici) ilnous est impossible de vous laisser approcher une personnequelconque de l’extérieur… Qu’allons-nous faire de vous, mon chermonsieur Priski ?

– On peut toujours le descendre dans lesouterrain ! émit La Candeur qui, par extraordinaire, avaitune idée…

– Bravo, La Candeur, tu te formes, mon ami…Descends donc tout de suite M. Priski dans lesouterrain !

– Vous n’allez pas faire ça ! protestaPriski hors de lui.

– Mais qu’est-ce que vous voulez que nousfassions ? N’avez-vous pas dit vous-même que le seigneurKasbeck allait vous envoyer chercher ici ? Descends-le !Descends-le, La Candeur, et sans perdre une minute ! Etligote-le bien : il adore d’être ligoté, cet excellentM. Priski, et s’il n’est pas sage, tu iras le jeter dansl’oubliette !

– Grâce, monsieur ! »

Et comme Rouletabille s’éloignait ets’apprêtait à descendre.

« Vous n’allez pas me quitterainsi ? Où allez-vous, monsieur ?

– Présenter mes hommages à votre ami Kasbeck,mon cher monsieur Priski ! »

Rouletabille, en effet, descendit rapidement,après avoir recommandé à La Candeur une prompte exécution de sesordres. Dans la salle des gardes il rencontra Vladimir, qui venaitde descendre toutes les armes dans le souterrain. Il le pria delaisser le souterrain entrouvert, d’aider La Candeur à y descendreM. Priski, puis il lui donna l’ordre de venir le rejoindredans la baille, avec son camarade.

Avant de sortir il demanda encore desnouvelles d’Athanase Khetev, mais il lui fut répondu qu’on n’avaitpas revu le Bulgare, ce qui contraria fort Rouletabille.

« Où diable peut-il être passé ? Luiest-il arrivé un accident ? Quemanigance-t-il ? »

Telles étaient les questions qu’il se posait.Il redoutait par-dessus tout que l’autre n’eût pris une initiativequi contrariât la sienne.

Il poussa le verrou de la poterne et pénétradans la baille, où régnait une animation extraordinaire. Au milieud’une soldatesque revêtue des uniformes les plus baroques, il vitarriver, entre autres cortèges, celui de la musique militaire deKara pacha. Il imagina que ces messieurs, habillés comme des singesde foire et brandissant des cuivres bizarres, des tambours auxformes inédites, devaient être capables d’une prodigieusecacophonie. Depuis quelques minutes, il assistait à ce spectaclequand il fut rejoint par Vladimir et La Candeur, qui faisaient unefigure bien déplaisante. La Candeur se tenait tristement le nezavec son mouchoir.

« Qu’y a-t-il ? leur demandaRouletabille tout de suite, car les deux autres le regardaient avecconsternation sans lui faire part de la fâcheuse nouvelle dont ilsétaient certainement porteurs.

– Il y a, monsieur, commença Vladimir, qu’ilnous est arrivé une fâcheuse histoire avec ce Priski !…

– Quoi ! s’écria Rouletabille qui devintvert, il ne s’est pas échappé ?

– Mais si, monsieur…

– Ah ! misérables !… »

Vladimir l’arrêta, car il courait déjà audonjon.

« Monsieur ! monsieur !… Ils’est échappé, mais nous l’avons rattrapé !…

– Brute ! que ne le disais-tu tout desuite !

– Ça n’est pas si simple que cela,monsieur ! Il faut que vous nous écoutiez. La faute en estd’abord à La Candeur qui n’a pas ficelé M. Priski tout desuite comme je le lui recommandais.

– C’est vrai, La Candeur ?

– C’est vrai, avoua l’autre en baissant lenez.

– Qu’est-ce que tu avais donc à faire de sipressé ?

– Monsieur, je m’étais mis à étudier leterrain des opérations sur la carte du vilayet d’Andrinople…

– Et moi, fit Vladimir, je regardais l’heurequ’il était à ma montre quand tout à coup ce Priski nous a brûlé lapolitesse.

– Vous êtes donc toujours en train, quand jene suis pas là, d’étudier la carte du vilayet d’Andrinople et deregarder l’heure qu’il est ? Qu’est-ce que signifie encorecette histoire-là ?… Voilà plusieurs fois que je voussurprends dans cette curieuse occupation !… Que je vous ytrouve encore, moi, en train de regarder la carte et de consultervotre montre !

– Si on ne peut plus s’instruire ! grognaLa Candeur.

– Si on ne peut plus savoir l’heure qu’ilest ! soupira Vladimir.

– Allons ! continuez, vous m’avez l’airde deux jolis compères tous les deux !… Il ne faudrait pasessayer de me faire prendre des vessies pour des lanternes, voussavez !… Après !… Alors, vous l’avez rattrapé ?

– Oh ! nous l’avons rattrapé tout desuite dans l’escalier, nous l’avons ramené dans la chambre et,cette fois, La Candeur l’a ficelé ! Mais pendant que nous nele regardions pas, il s’est déficelé !

– Qu’est-ce que vous faisiez donc pendant quevous ne le regardiez pas ?

– Oh ! monsieur, nous croyions être bientranquilles, et La Candeur étudiait le terrain des opérations…

– Tonnerre !… Vous vous fichez demoi !… Vous me prenez peut-être pour un Ramollot ?… Ehbien, je vais vous apprendre comme je m’appelle, moi !… Il sedéficelle, et puis ?

– Et puis il s’est sauvé !…

– Mais vous l’avez rattrapé ?…

– Non, monsieur, cette fois nous ne l’avonspas rattrapé.

– Hein ?…

– Mais ne vous rendez pas malade… nous savonsoù il est.

– Et où est-il ?

– Il s’est sauvé chez les Allemands à l’étageau-dessus !

– Et vous n’y êtes pas allés ?

– Monsieur, nous en revenons. Nous avonsfrappé, frappé. Ils ont ouvert, puis aussitôt qu’ils nous ontaperçus, ils nous ont fermé la porte au nez.

– Tu veux dire que j’ai reçu la porte sur lenez ! dit La Candeur qui, en effet, avait le nez fort enflé.Ils se sont enfermés au verrou, et nous les avons entendus sedisputer avec Priski. Oh ! monsieur, ils lui en ont dit !Mais l’autre criait aussi fort qu’eux, si bien que nous avonscraint que le bruit de leur dispute ne passât le chemin de ronde dudonjon et que nous sommes accourus ici vous le dire !

– Et pendant ce temps-là, il est peut-êtreparti, tas d’idiots ! » leur jeta Rouletabille en prenantsa course vers le chemin de ronde.

Les autres le suivirent.

« Eh ! Rouletabille, ne crains rien,nous avons laissé Tondor et Modeste à la porte des Allemands avecla consigne de ne laisser sortir personne !…

– Quelle histoire !… Je ne peux pasm’absenter une seconde sans que vous fassiez desbêtises !… »

Ils furent tout de suite dans le chemin deronde. La Candeur leva le nez vers la meurtrière du secondétage.

« Tiens, on ne les entend plus !…Tout à l’heure quand nous sommes sortis d’ici, ilsbeuglaient !… »

Terriblement préoccupé par les suites quepouvait avoir la libération de Priski et se jurant que, désormais,il ferait tout lui-même, Rouletabille bondissait dans l’escalier dudonjon et arrivait à bout de souffle devant la porte des Allemands,où il trouvait Modeste étendu sur le seuil, comme un chien de gardeet dormant, et Tondor se promenant de long en large.

« Rien de nouveau ? demandaRouletabille en poussant un soupir de soulagement.

– Si, monsieur, répondit Modeste en ouvrantnaturellement la bouche d’abord, mais ce qui était moins naturelchez lui, un œil ensuite.

– Quoi donc ? Il n’est passorti ?…

– Si ! mais attendez !… Tondor etmoi nous nous sommes jetés derrière lui, ah ! bâillonné,ficelé ! Tondor s’y entend. Il n’a pas dit ouf !…

– Bravo, Tondor, applaudit Vladimir quiarrivait.

– Et où l’avez-vous mis ? demandaRouletabille.

– Mais nous l’avons descendu dans lesouterrain, comme nous l’avait dit M. Vladimir !

– Allons-y ! Je veux le voir !… Vousn’auriez pas dû le laisser tout seul ! et je me demande ce quevous faites encore ici !…

– Mais nous empêchons les autres desortir !… On nous a dit de ne laisser sortirpersonne !…

– Mais je m’en fiche des autres, tasd’idiots ! ! »

Rouletabille ne comptait plus que surlui-même. Toute la bande descendit : Rouletabille, La Candeur,Vladimir et les deux domestiques. Arrivés dans la salle de gardeceux-ci soulevèrent la dalle, et Modeste descendit. Comme il nedisait rien au fond de son trou, Rouletabille fut pris d’unepeur !

« Il n’y est plus !s’écria-t-il.

– Si ! si ! monsieur, il y est…Oh ! il n’a pas bougé, répondit la voix de Modeste. Tenez, jevais vous jeter le bout de la corde : Tondor lehalera. »

Un bout de corde fut en effet jeté dusouterrain dans la salle des gardes et Tondor hala de toutes sesforces. C’était un gars solide que Tondor et cependant ilparaissait « en avoir son plein », comme on dit.

« Jamais je n’aurais cru, fitRouletabille, que Priski était si lourd que ça ! »

Enfin le paquet humain arriva au niveau de lasalle des gardes : la tête émergea du puits. Une tripleexclamation échappa aux trois jeunes gens : ce n’était pas lafigure de Priski ! Ce n’était pas Priski. C’était une énormeface rousse et rubiconde et terriblement barbue. Il ne pouvaitprononcer une parole, un bâillon l’étouffait ; mais les yeuxqui lui sortaient de la tête et toute sa forcenée physionomiedisaient, mieux que des phrases, la fureur dont tout son être étaitanimé.

La surprise pour les jeunes gens était tropforte. Malgré la gravité de la situation, ils partirent à rire.

Les yeux de l’Allemand se firent plusféroces !

« Prenez garde qu’iln’éclate ! » fit La Candeur en se reculant avec sonordinaire prudence.

Mais Rouletabille avait déjà fini de rire et,quand l’Allemand roula sur les dalles comme une énorme saucisse, lereporter demanda à Modeste ce que cela signifiait.

« Monsieur, dit Modeste qui ne comprenaitrien à l’étonnement de ses maîtres et qui s’attendait à desfélicitations, on nous a dit de ne laisser sortir personne :La première personne qui est sortie est monsieur, nous nous sommesassurés de monsieur…

– Monsieur, je vous présente toutes mesexcuses : il y a eu erreur », fit Rouletabille en sepenchant sur l’Allemand.

Mais celui-ci dardant sur le reporter des yeuxde flamme, secoua la tête. Il n’acceptait pas les excuses.

« Reportez-le en haut, commandaRouletabille ; Il faut voir ce qu’est devenu Priski.

– Oh ! monsieur, dit Modeste, il estcertainement toujours là-haut, sans quoi nous l’aurions vusortir.

– M’est avis, dit Vladimir en suivantRouletabille qui remontait vivement au second étage, m’est avis quesi cet Allemand s’est risqué hors de sa chambre pour aller sansdoute menacer quelque autorité turque des représailles de son pays,c’est que les autres ont conservé là-haut Priski comme otage.

– C’est la seule chose en laquelle j’espèreencore, appuya Rouletabille. Nous allons leur rendre leurAllemand ; espérons qu’ils nous rendront Priski.

– Espérons-le, monsieur. Voici toujoursl’Allemand. »

Les domestiques, en effet, apportaientl’Allemand, toujours ficelé.

« Vous savez, dit Vladimir, qu’ils sonttêtus comme le diable. Comment allons-nous faire pour qu’ilsveuillent bien ouvrir leur porte ?

– Enlevez le bâillon del’Allemand ! » ordonna Rouletabille.

Le bâillon fut enlevé.

Aussitôt une bordée redoutable d’injurestudesques fut projetée sur le palier. Mais aussitôt aussi, au sonde cette voix si chère, la famille allemande ouvrit sa porte.

On vit apparaître Mama, Gretchen et les deuxJungenmänner(jeunes gens) qui hurlèrent en apercevantl’équipage dans lequel on leur ramenait leur chef de famille.Vladimir finit tout de même par leur faire entendre que s’ils leurrendaient M. Priski, on leur rendrait leur paterfamilias.

« Ia ! Ia !Ia ! » commanda la terrible voix du terribleAllemand ficelé.

Alors les jungenmänner apportèrent unnouveau colis, c’était ledit M. Priski, ficelé également etbâillonné. Rouletabille livra le paquet allemand et prit possessiondu paquet Priski. La porte se referma avec éclat. Les verrousfurent tirés à l’intérieur et une voix retentissante déclara quel’on n’ouvrirait plus qu’au consul allemand lui-même !

« Maintenant, descendons monsieurPriski », fit Rouletabille.

Le pauvre majordome fut redescendu dans lasalle des gardes, puis glissé dans le trou du souterrain oùModeste, en punition de sa stupidité, fut chargé de lesurveiller.

« Enlevez-lui au moins sonbâillon », dit Rouletabille, après avoir examiné de près lasolidité des liens.

La Candeur se pencha et enleva le bâillon deM. Priski au moment où celui-ci allait disparaître dans letrou et au moment aussi où l’effroyable cacophonie des musiciens deKara pacha éclatait à quelques pas de là, dans la baille.

« Voilà la fête qui commence ! euttout juste le temps de dire avec beaucoup de mélancolieM. Priski avant que la dalle qui refermait le trou ne luiretombât sur la tête.

– Ce pauvre M. Priski, dit Rouletabille,n’a pas beaucoup de distraction ! Et puisqu’il ne peut pasaller à la fête, allons-y, nous autres ! Nous lui raconteronsce qui s’est passé.

– Et nous rapporterons de la pâtisserie àModeste », ajouta La Candeur qui était toujours bon pour lesdomestiques.

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