Le Château noir

II – Du sang ! du sang !

À ce moment, un nouveau personnage entra dansle salon et se dirigea aussitôt vers Ivana. Il prit à peine letemps de la saluer pour lui tendre une feuille télégraphique…

« Qu’y a-t-il donc, Vastchenko ?

– Ivana Ivanovna, lisez, je vous prie, cettedépêche d’Andrinople que je viens de recevoir d’AthanaseKhetev.

– Athanase Khetev ! fit Rouletabille,mais je le connais ! Il est venu à Paris…

– Oui, dit Ivana, c’est celui que vousappeliez le Hun…

– Mais lisez donc », insistaVastchenko.

Ivana lut et sourit :

« Ce brave Athanase, il est toujours pourmoi dans des transes !…

– Qu’y a-t-il donc ? » crut pouvoirdemander Rouletabille.

Alors Ivana traduisit la dépêche.

« Allez voir Ivana et dites-lui que jesuis triste parce que j’ai eu un mauvais rêve cette nuit ;qu’elle veille bien sur sa chère santé et sur celle de son oncle etqu’elle ne sorte point de chez elle avant mon arrivée qui n’estplus qu’une question d’heures. »

– Je trouve cette dépêche inquiétante, ditRouletabille.

– Bah !… Vous savez, il voit toujourstout en noir, Athanase Khetev… » répliqua Ivana.

Le reporter lui demanda encore à voixbasse :

« Sait-on où il habite, votrePomak ?…

– Mais vaguement… entre l’Istrandja et la merNoire… Il disparaît pendant des années… On le signale à Andrinople…Il paraît de temps en temps en Bulgarie… Il vient sans doute voirsi je n’y suis pas… et puis, on n’entend plus parler delui. »

Et comme, en signe d’affection et deprotection, Rouletabille serrait la main d’Ivana qu’elle lui avaitabandonnée, elle l’entraîna :

« Venez, dit-elle, venez ! Il fautque vous sachiez comment mes parents sont morts… »

Elle souleva une portière et ils quittèrent lesalon sur lequel Rouletabille jeta un dernier regard. Tous cespersonnages si calmes et si corrects qui faisaient autour destables tous les gestes de la civilisation, il les voyait maintenantdépouillés et nus, sanglants, déchirés par le fer, rouges desanciennes guerres et des luttes civiles, atroces, s’assassinant aunom de la patrie pour laquelle ils étaient prêts à mourir ensemble,et à trahir ensemble !… Civilisation et moyen âge !Étrange, trompeur, cruel, attirant et repoussant mélange del’extrême et hypocrite et bourgeoise politesse de l’Occident et desinstincts barbares de l’Orient !

Ivana lui fit traverser une pièce sombre oùune unique lampe semblait n’avoir été laissée là que pour éclairerun portrait de Stamboulov jeune. Elle le lui montra. Sous ceportrait, il lut ces lignes signées de Zacharie Stoianov :« On l’appelait l’écolier, mais sa parole ardente, sarésolution inébranlable, ses chansons patriotiques touchaient lesplus endormis. La fatigue, la faim, l’esclavage, la mort n’étaientrien pour lui. »

« Surtout la mort desautres ! » exprima Rouletabille.

Ivana ne broncha pas. Elle dit :

« Oui, il en a tué beaucoup. Il n’estguère de famille qui n’ait à lui reprocher une victime de sonpatriotisme. Il faisait bien les choses. Les cachots étaient pleinset il y a eu de belles pendaisons après le complot de Routschouk etla trahison de Panitza !… Il le fallait, il le fallait… Monpère a été le bras droit de Stamboulov… lui aussi, il a sauvé lapatrie… Maintenant, ils sont morts tous les deux à la tâche…Venez ! »

Elle le promenait dans une des dernièresvieilles maisons de Sofia qui avait conservé son cachet mi-slave,mi-byzantin, immense masure bâtie de peu de pierre et de beaucoupde bois, où les pièces étaient vastes et sombres, traversées dansle plafond de poutres énormes, pièces sur lesquelles s’ouvraientdes couloirs inattendus, des escaliers insoupçonnés, chambrestruquées avec des placards et des alcôves comme de véritablesboîtes à surprises… et tout cela encombré de meubles cocasses, detapisseries lourdes faisant flotter sur les murs les figureshiératiques des saints orthodoxes tels que les ont fixées lesmoines du mont Athos. Des icônes, des bijoux autour de certainsportraits, des meubles marquetés d’ivoire et d’or, enchâssés depierres précieuses… et des parquets fatigués et gémissants.Curieuse vieille maison, considérée maintenant à Sofia comme unphénomène, surtout dans cette rue Moskowska et dans ce quartier oùtout est neuf, à l’exception de la vieille petite église deSainte-Sophie.

Antique demeure qui a vu tant de drames et quipleure et qui geint comme une aïeule, de tous ses membresdesséchés, dès qu’on la remue un peu. Une porte qu’ils poussèrenteut une plainte si lugubre que Rouletabille s’arrêta net, retenantIvana par sa robe. Mais elle, lui jetant par-dessus l’épaule ceregard noir qui eût fait courir le reporter en enfer,fit :

« Venez ! venez ! »

Et ils pénétrèrent dans une chambre qui étaitcomme une chapelle. La piété du général avait réuni là tous lessouvenirs qui lui restaient de son frère et de la femme de sonfrère, la mère d’Ivana. Quels souvenirs ! Le regard, danscette pénombre trouée des yeux clignotants des petites veilleuses,rencontrait d’abord deux mains coupées, effroyablement entaillées,qui avaient été naturalisées telles que l’assassinat les avaitlaissées et qui montraient leurs blessures dans une caisse deverre, comme, quelquefois, derrière la vitre des bijoutiers, unemain de cire montre ses bagues ou ses bracelets. Ici, quellesbagues, quels bracelets dont la pourpre avait horriblementbruni !

« Ce sont les mains de monpère… »

Mais ils entendirent du bruit derrière eux etse retournèrent. Dans l’ombre, sur un sofa, une forme remuait et sedressa tout à coup en prononçant des mots que le jeune homme necomprit pas. Un homme s’avança, habillé comme les tziganes queRouletabille avait visités la veille en compagnie d’Ivana, dans unproche village, à côté du cimetière. Il avait de bonnes bottes, unpantalon bien épais, une ample touloupe de mouton assez sale et unbonnet en peau de chat de trois couleurs.

« C’est notre berger, Vélio, dit-elle,dévoué comme un chien. Je ne sais pas pourquoi mon oncle l’a placéici avec ordre de ne laisser entrer personne. Vélio veut que nousnous en allions. Il s’en va prévenir mon oncle… »

Elle s’en fut vers un énorme coffret peintd’images naïves et tout clouté de cuivre, placé sur un tabouretbyzantin, à côté des dépouilles manuelles de l’illustre mort…

« Ici, dit-elle, sont les souvenirs de mamère… »

Et elle tira sans émotion apparente, maisaprès les avoir dévotement baisées cependant, quelques reliques…des étoffes de vieille soie… une paire de gants… de longs gantsblancs tout maculés d’atroces taches brunes…

« Voyez ces gants !… Pauvremaman ! pauvre maman !… Tenez ! Et la robe qu’elleavait ce soir-là… Elle s’était habillée magnifiquement… il devait yavoir gala à la maison. Voyez la robe… dans quel état… les bandits…Il faut vous dire qu’ils l’ont traînée par sa robe jusqu’à lafenêtre… quand elle fut morte… Ils voulaient jeter son cadavre à lapopulace. Ma petite sœur et moi nous criions, vouspensez !…

– Comment ! Vous étiez là !…

– Ici, répondit-elle, en montrant un angle dela vaste pièce… ma petite sœur et moi nous nous étions réfugiéesderrière ce fauteuil…

– Vous ne m’aviez jamais dit que vous aviezune sœur !

– Eh bien, apprenez-le ! Elle estmorte ! Oui à Constantinople : on l’a jetée dans leBosphore.

– Dans le Bosphore ?

– Oui, dans un sac de cuir, il paraît… Vouscomprenez, nous ne pouvons pas être sûrs… Enfin, on nous a dit…Pauvre petite Irène !… Pourquoi me regardez-vous commeça ?… Rappelez-vous, l’an dernier, la visite que je reçus à laPitié d’Athanase Khetev…

– Oh ! je me rappelle parfaitement lavisite du Hun…

– C’est cela… j’ai pris le deuil alors… Ilvenait m’apprendre la mort de ma sœur.

– Comment ! on jette encore des femmesdans le Bosphore, enfermées dans un sac de cuir ?

– Oh ! il y a huit ans et nous ne l’avonssu que l’an dernier… Vous comprenez, ils n’envoient pas de lettresde « faire part »…

Et elle ne plaisantait certes pas enprononçant cette extraordinaire et inattendue phrase. Elle étaitderrière le fauteuil, maintenant, celui qui l’avait cachée uninstant aux regards des assassins, quand elle avait six ans.

« Quelle scène ! petit ami, quellescène ! Nous étions venues avec notre vieille gniagnia russepour admirer la toilette de maman. Assassinée aussi la vieillegniagnia. Oh ! tout cela a été très rapide, écoutez.Stamboulov, brave comme un glaive, ne prenait aucune précaution. Le15 juillet 1895, il sortait vers huit heures de l’Union Club, avecPetkof et mon père, montait dans sa voiture pour rentrer à lamaison, quand les assassins se jetèrent sur Stamboulov et sur monpère et les accablèrent de coups de poignard et de revolver, sansque les gendarmes intervinssent. Oh ! un coup bienpréparé ! Les malheureux furent taillés en pièces. Rien qu’àla tête, mon père avait quinze blessures. Ses bras étaienthorriblement déchiquetés, les mains ne tenaient plus que par unlambeau de chair. Pendant cette tragédie, ma petite sœur et moi, àla maison, félicitions maman de sa beauté et de sa belle robe quevoilà ! Tout à coup, une grosse voix se fait entendre dans lachambre à côté : et puis des pas précipités, et puis labousculade des meubles. La porte s’ouvre : ma mère pousse uncri déchirant : « Gaulow ! » Oui, c’étaitGaulow avec un sabre nu à la main. Celui-là, d’où sortait-il ?De l’enfer ? On le croyait mort. Mon père avait même montré àma mère le rapport des agents parce que, de celui-là, elle avait laterreur. C’était le fils naturel et adoré d’un compagnon dePanitza. Il avait juré publiquement de nous détruire tous, le soirde l’exécution de Panitza et de son père. Au bruit, épouvantées,nous, les petites, nous avions couru derrière le fauteuil. Ma mère,pour nous protéger, se jette devant nous, à genoux les mainsjointes, suppliant Gaulow. Gaulow lui passe son sabre au travers ducorps et comme de ses mains gantées, elle s’était accrochée àGaulow, Stefo le Dalmate, l’âme damnée de Gaulow, les lui hachait àcoups de poignard. Ils étaient venus quatre pour le massacre. Lesdeux autres, après avoir tué la gniagnia, étaient déjà sur nousattirés par nos cris. Mais Gaulow, qui s’était acharné après mamère, nous réclama comme sa proie : « À moi, les enfants,à moi ! » et il arracha un kandjar des mains de l’un deses acolytes pour m’en frapper… »

Disant ces choses, Ivana était revenue aucoffret d’où elle sortit encore des bijoux anciens d’une grandevaleur, d’admirables colliers de perles, une croix grecque endiamants et rubis, des bracelets d’un travail merveilleux. Il yavait là une fortune sous ces oripeaux sanglants…

« Les bijoux de ma mère… »

Elle les laissa retomber et resta là à lescontempler, les mains coquettement appuyées sur les hanches. Maisle berger Vélio, aux longs cheveux blancs sous son kalback et à lamoustache pendante, est revenu. Et elle se retourne vers lui.Rouletabille fut bouleversé, car elle avait les yeux pleins delarmes. Dans le moment qu’il la croyait de marbre, elle pleurait.Décidément, elle était ainsi dans son pays, tantôt en pierre,tantôt fondant sous les plus tendres sentiments ou encore hirsuteet farouche comme un coq de bataille.

À Paris, elle était toujours tranquille etclaire. Mais la vieille maison l’avait reprise entre ses murssanglants. C’était bien naturel. Elle parut avoir une dispute avecson berger et elle fit signe à Rouletabille qu’ils devaient quitterla chambre. Ils retrouvèrent les salles aux parquets cirés etfléchissants, Ivana revint à son récit.

« J’aurais pu, dit-elle, mourir sur lecoup ; mais l’horreur et la terreur me donnèrent une agilitéinouïe, et je parvins à glisser entre les doigts de mes assassinspour m’en venir tomber dans la troupe des amis de mon père quirapportaient son cadavre. Quand ils pénétrèrent dans la chambre, iln’y avait plus que les corps déchiquetés de maman et de lagniagnia. Ma petite sœur avait disparu. Au dernier moment, au lieude la tuer, Gaulow s’était ravisé et l’avait emportée avec lui.Irène était très jolie. Nous sûmes plus tard qu’il l’avait vendueun bon prix à un marchand d’esclaves de Trébizonde.

– Mais tout cela est épouvantable !s’écria Rouletabille. Que de crimes ! et pourquoi ? etpourquoi ?…

– Ah ! pourquoi ? fit-elle avectranquillité, pourquoi ? Vous êtes extraordinaire. C’estla politique, mon cher ! »

« Je déclare sans atout ! »disait un des joueurs de bridge dans les moments que les deuxjeunes gens rentraient dans le salon.

Rouletabille regarda ce joueur-là, qui étaitun colonel serbe, et il le reconnut :

« Mais c’est Stoian Mikaïlovitch !souffla-t-il, celui qui a assassiné la reine…

– Lui-même, petit ami. Oui, on a dit qu’ilétait de l’assassinat de la reine Draga…

– Bonsoir, Ivana, dit le colonel, en rangeantses cartes. Vous êtes belle, cette nuit, comme une petitelionne.

– Il a raison ! approuva Rouletabille.Votre coquetterie a, ce soir, une nuance de cruauté. Cet homme vousplaît ?

– Beaucoup !

– Moi, je ne puis le regarder sans frissonner.En passant à Belgrade, j’ai vu le placard du Konak dans lequel luiet sa horde ont assassiné ce pauvre petit roi et la malheureusereine Draga… »

Elle le regarda étrangement. Elledit :

« C’était un pauvre petit roiqui avait vendu son pays à l’Autriche ! Ils auraient dû leremercier, peut-être !… Ils n’ont fait que leur devoir !…Croyez-vous que si notre roi ne faisait pas le sien ?…

– On le dit très bien avec l’Allemagne,murmura Rouletabille. Guillaume est l’ami des Turcs,méfiez-vous ! »

Elle haussa les épaules et s’éloigna de lui,brusquement, avec hostilité. Elle se promena encore, un peuénervée, parmi les groupes, puis disparut sans même lui direadieu.

Il sortit, descendit, fut dans la rue, la têteen feu et le cœur en révolte contre Ivana Ivanovna, à cause qu’elleapprouvait l’assassinat d’Alexandre et de Draga, décidémentRouletabille était un sentimental et un piètrepolitique !…

Et puis ! il aurait dû se méfier de cesamours slaves ! Il aurait dû mater son cœur depuis bien desjours… Il en avait connu de ces jeunes filles, en son temps deRussie, que l’on croit douces et tendres comme des agnelles et quisacrifient tout à une idée, et qui ont des cœurs de héros, en roc,contre lesquels viennent se briser le front des amoureux. Mais ellel’avait trompé, avec sa tranquillité et tout son bon sensscientifique à Paris. Il avait rêvé d’un ménage calme, avec cettedoctoresse, un ménage qui l’aurait reposé de ses aventures.Ah ! bien !… Et puis, ce n’était pas tout cela ! Ill’aimait ! Il l’aimait ! Rouletabille aimait pour lapremière fois ! Comme il l’aimait, son Ivana Ivanovna !Même en ce moment où il la détestait, peut-être ne l’avait-iljamais mieux aimée !

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