Le Château noir

VII – Expédition

Quelques heures plus tard, à la nuit noire, untrain spécial emportait assez mystérieusement la petite expédition.Elle était composée d’Athanase Khetev, de Rouletabille, du bongéant La Candeur, de cette petite aimable fripouille de Vladimir,de l’ex-garçon de café Modeste et d’un autre géant natif deTransylvanie, le nommé Tondor, valet de chambre de VladimirPetrovitch ; car Vladimir Petrovitch, qui ne savait pas leplus souvent comment il dînerait, avait un valet de chambre !et quel valet ! Celui-ci avait la folie des grandeurs commeson maître qui lui avait promis qu’un jour tous deux« rouleraient carrousse » ; Tondor seraitsur le siège, bien entendu.

Ces messieurs emmenaient naturellement aveceux des chevaux et des mules destinées à porter les tentes,Modeste, qui faisait fi du panache, avait décidé de monter une mulesur laquelle il serait mieux, disait-il, pour dormir. C’était untrès fidèle domestique qui somnolait toujours quand il ne dormaitpas tout à fait, mais, dans cette époque troublée, on prenait cequi vous tombait sous la main. Rouletabille lui avait demandé,entre deux sommes, s’il n’avait pas servi dans quelque restaurantde la Côte d’Ivoire où il aurait attrapé la maladie du sommeil. Àquoi Modeste lui avait répondu en bâillant qu’il n’était pointbesoin d’aller à la Côte d’Ivoire pour attraper cette maladie-là etqu’il en avait senti les premières atteintes dans la premièresemaine qu’il avait fréquenté une brasserie du quartier Montmartre,où il servait des clients trop éveillés jusqu’à trois heures dumatin.

« C’est une maladie fort répandue,monsieur, expliqua-t-il, chez les garçons de café. Nous sommescomme ça, rien qu’à Paris, plusieurs milliers qui arrivons « àla boîte » à neuf heures du matin pour astiquer les cuivres etgarnir la terrasse, et qui ne pouvons guère être dans notre litavant le lendemain matin entre trois et quatre heures. Quatreheures de sommeil, monsieur, ce n’est pas assez… surtout quand onn’a pas le droit de s’asseoir. Si vous arrivez à une heure où iln’y a pas presse, dans un café ou dans une brasserie, voustrouverez tous les garçons debout, appuyés d’une jambe contre unetable ou le pied sur un bâton de chaise, les bras croisés dans uneattitude de profonde méditation. Or, monsieur, ils ne méditentpas ; ils dorment. Ils dorment une minute, deux minutes, troisminutes ; ils se rattrapent comme ils peuvent. Moi, monsieur,j’ai fait mon compte : j’ai vingt-trois mille trois centsoixante-quinze heures de sommeil à rattraper !

– Hein ! s’était écrié Rouletabille.

– Suivez-moi bien. J’ai quarante ans, je suisgarçon de café depuis l’âge de quinze ans, par conséquent, il y avingt-cinq ans que je sers et, par une sorte de fatalité, toujoursdans des maisons qui ont « la permission de troisheures ». Un honnête homme doit dormir sept heures au moins.Moi, monsieur, j’en dormais quatre. Trois cent soixante-cinq joursmultipliés par les trois heures qui me manquaient quotidiennementfont 1095, que je multiplie par 25, ce qui fait bien 23 375 heuresde sommeil à rattraper !

– Vous auriez dû me dire ça, mon garçon, avaitfait Rouletabille, mélancolique, avant que je vous aie engagé.

– Ah ! monsieur, je ferai le service demonsieur en dormant, mais je le ferai… »

…………………………

Le lendemain matin la petite expédition étaitdéposée au pied de l’Istrandja-Dagh. Vladimir et La Candeursavaient vaguement que l’on allait étudier les futurs champs debataille. À partir de là on allait entrer en pays ennemi. Aussifallait-il voir la figure que faisait le bon géant La Candeur, quitrouvait que Rouletabille se livrait à un reportage aussi dangereuxque compliqué ! Cependant, les jours suivants, il finit par sedérider en constatant que le voyage, dans ce pays de mine sihostile, se passait sans méchante aventure et cela en dépit desfâcheux pronostics de Vladimir qui croyait reconnaître dans chaquesilhouette apparue un peu furtivement, Marko le Valaque ! Plusque jamais c’était sa bête noire !

Le soir, sous leur tente, quand Rouletabillecroyait que Vladimir et La Candeur dormaient, les deux reporters,peut-être pour oublier Marko et les méchants tours qu’il leurpréparait dans l’ombre, jouaient aux cartes avec acharnement.Rouletabille finit par les surprendre et leur enlever les cartesmalgré leurs gémissements. Il n’y eut point d’autreincident !

Comment la petite troupe franchit-elle lafrontière sans être gênée par les Turcs, comment traversa-t-elleces montagnes abruptes et sauvages habitées par des populationssoupçonneuses sans être inquiétée ? voilà ce qui ne manqua pasd’étonner Rouletabille, mais une aussi heureuse réussite pouvait aubesoin s’expliquer par la parfaite connaissance du pays qu’avaitAthanase Khetev.

Tout de même une si complète tranquillitécommençait à intriguer assez sérieusement le reporter quand un beaumatin, après maints détours, ils arrivèrent au pays de Gaulow. LàAthanase prit le déguisement d’un pauvre muletier et se plaçalui-même sous les ordres d’un katerdjibaschi (chef desmuletiers) qu’il avait retrouvé dans la montagne et qu’il avaitengagé tout de suite, car il le connaissait depuis longtemps.

Il leur fallut descendre d’abord dans unevallée défendue par des pics farouches. Si loin que le regard pûtaller, la contrée n’avait point un aspect qui portât beaucoup à laréjouissance ; ils trouvèrent des ruines encore fumantes, maisce qui les étonna le plus fut certainement un village aux fenêtresduquel les paysans avaient mis des drapeaux. « Ce n’est paspour nous qu’on pavoise, tout de même ? » grogna LaCandeur.

– Non, répliqua Vladimir qui venaitd’interroger une fillette aux loques sordides, c’est pour lemariage de Kara Selim, le seigneur du Château Noir.

– Quel mariage ? imploraRouletabille.

– Ah ! on ne m’a pas dit exactement avecqui, mais il se marie pas plus tard que demain, avec une jeunechrétienne dont il a fait dernièrement laconnaissance ! »

Athanase, en entendant ces mots, avait enfoncéses éperons dans les flancs de sa bête. Rouletabille cria, la voixrauque : « En route ! » et le dépassa…

« Où allons-nous ? Oùallons-nous ? Qu’est-ce que nous sommes venus faire dans cepatelin de malheur !… gémissait La Candeur, et qu’est-ce queça peut bien nous faire que ce Kara Selim se marie ou restecélibataire ? »

Pendant des heures encore, ils précipitèrentleur marche descendante en silence. Vers le soir, le temps, quiavait été assez beau, changea brusquement comme il arrive dans lamontagne, et ce fut tout à coup, au sombre détour d’un âpre défilé,la tempête… la tempête au fond d’un gouffre.

Ils durent, quelques instants, s’arrêter,s’abriter derrière un rocher qui barrait à moitié la route et quisemblait être descendu là pour leur dire : « Enfants deshommes, n’allez pas plus loin ! »

Cette tempête allait si bien à ce gouffrefermé de tous côtés par de prodigieuses falaises, dont les cimesallaient se perdre dans d’affreux nuages noirs traversés du glaivebrisé de la foudre, qu’il semblait que jamais la nature, en cethorrible endroit, ne devait s’apaiser et que les éléments en furieavaient été enfermés là pour éternellement bouillonner, combattreet rugir !

Des traînées de brouillard flottaient dansl’air comme des oiseaux monstrueux. Le vent tout-puissant aboyaitavec ses mille voix de chiens et aussitôt la redoutable armada desnuées informes se précipita au devant des voyageurs.

« En avant ! hurla Rouletabille enfaisant claquer son fouet au-dessus de la tête des muletiers.

– En avant ! » répéta Athanase.

Et les audacieux sentirent aussitôt sur leurnuque les coups de poing de l’ouragan, de l’ouragan qui plongeaitdans la neige, la fouillait et la dispersait ! Les chevauxbaissaient la tête et s’ébrouaient. D’immenses tourbillonsentouraient la caravane. La Candeur se lamenta lugubrement,Vladimir éclata d’un rire insensé et insultant pour Dieu ou leDiable qui avait pris soin de cette infernale tourmente. Le tempset l’espace semblaient avoir cessé d’exister. Nos voyageursavancent-ils ? Restent-ils en place ? Fait-il nuit ?Fait-il jour ?… Et cette ombre formidable, là-bas, apparuetout à coup avec ses créneaux, ses mâchicoulis, ses échauguettes,son donjon et ses tours… cette ombre terrible accourt-elle vers euxou glissent-ils vers elle ?…

Non ! Non ! ceci n’est pas un rêve,un cauchemar, ceci n’a rien d’une hallucination… ceci existe…« Le Château Noir » est bien accroupi sur ce roc d’enfer,suspendu comme une menace au-dessus de cet abîme… Le Château Noirexiste. Il a une place sur la terre et sur la carte et cependant ilest plus terrible à voir que les horribles châteaux dessinés par lafolie ou par le génie de l’homme ou par l’imagination extravaganteet maladive des poètes !

Quel architecte d’Occident, venu jadis avecles Croisés, s’est arrêté là pour dresser au fond de l’Orientépouvanté cette bâtisse de forme hideuse, hérissée, effrayantecomme une bête gigantesque à l’affût, animal de l’Apocalypse quiguette la terre du haut des repaires célestes, bloc toujours prêtpour la bataille, forteresse de proie que les siècles ont noircie,mais n’ont pas pu entamer !…

« En avant !… En avant !… LeChâteau Noir ! C’est le Château Noir !… » EtRouletabille court jusqu’au fond de cette sombre aventure comme unDon Quichotte moderne, qui, plus heureux que l’ancien, a une vraiedame à sauver !…

Leur courage a vaincu l’ouragan, mais ilsn’ont point fini de lutter. La tourmente se transforme. Le vents’est tu. Mais voilà qu’une pluie atroce, froide et noirâtreépanche ses inépuisables torrents ; la terre qui la reçoitexhale ses vapeurs empestées ; et le choc de la grêle et desfrimas flottants, mêlé au fracas des eaux qui gardent le pied deces murs monstrueux, fatigue la nuit qui tombe !…

« C’est-y bientôt qu’on arrive ?demande le lamentable La Candeur, cependant que Vladimir se déclareenchanté de la douche.

– Encore un peu de patience ! crieRouletabille. Quand tu y seras, tu ne demanderas qu’à ensortir… »

Mais il est probable qu’on les a vus duchâteau, car ils n’ont point à faire entendre d’appel. À leurapproche, un énorme pont-levis se baisse, les happe au passage, lesfait glisser au-dessus de l’abîme, puis se soulève au bout de seschaînes et vient se recoller avec un bruit sourd contre la porte duChâteau Noir qui a englouti nos voyageurs…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer