Le Fantôme de l’Opéra

Chapitre 2Singulière attitude d’une épingle de nourrice

Sur le plateau, c’est une cohue sans nom. Artistes, machinistes,danseuses, marcheuses, figurants, choristes, abonnés, tout le mondeinterroge, crie, se bouscule. « Qu’est-elle devenue ? » – «Elle s’est fait enlever ! » – « C’est le vicomte de Chagny quil’a emportée ! » – « Non, c’est le comte ! » – «Ah ! voilà Carlotta ! c’est Carlotta qui a fait lecoup ! » – « Non ! c’est le fantôme ! »

Et quelques-uns rient, surtout depuis que l’examen attentif destrappes et planchers a fait repousser l’idée d’un accident.

Dans cette foule bruyante, on remarque un groupe de troispersonnages qui s’entretiennent à voix basse avec des gestesdésespérés. C’est Gabriel, le maître de chant ; Mercier,l’administrateur, et le secrétaire Rémy. Ils se sont retirés dansl’angle d’un tambour qui fait communiquer la scène avec le largecouloir du foyer de la danse. Là, derrière d’énormes accessoires,ils parlementent :

« J’ai frappé ! Ils n’ont pas répondu ! Ils ne sontpeut-être plus dans le bureau. En tout cas, il est impossible de lesavoir ; car ils ont emporté les clefs. »

Ainsi s’exprime le secrétaire Rémy et il n’est point douteuxqu’il ne désigne par ces paroles MM. les directeurs. Ceux-ci ontdonné l’ordre au dernier entracte de ne venir les déranger sousaucun prétexte. « Ils n’y sont pour personne. »

« Tout de même, s’exclame Gabriel… on n’enlève pas unechanteuse, en pleine scène, tous les jours !…

– Leur avez-vous crié cela ? interroge Mercier.

– J’y retourne », fait Rémy, et, courant, il disparaît.Là-dessus, le régisseur arrive.

« Eh bien, monsieur Mercier, venez-vous ? Que faites-vousici tous les deux ? On a besoin de vous, monsieurl’administrateur.

– Je ne veux rien faire ni rien savoir avant l’arrivée ducommissaire, déclare Mercier. J’ai envoyé chercher Mifroid. Nousverrons quand il sera là !

– Et moi je vous dis qu’il faut descendre tout de suite au jeud’orgue.

– Pas avant l’arrivée du commissaire…

– Moi, j’y suis déjà descendu au jeu d’orgue.

– Ah ! et qu’est-ce que vous avez vu ?

– Eh bien, je n’ai vu personne ! Entendez-vous bien,personne !

– Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

– Évidemment, réplique le régisseur, qui se passe avec frénésieles mains dans une toison rebelle. Évidemment ! Mais peut-êtreque s’il y avait quelqu’un au jeu d’orgue, ce quelqu’un pourraitnous expliquer comment l’obscurité a été faite tout à coup sur lascène. Or, Mauclair n’est nulle part, comprenez-vous ? »

Mauclair était le chef d’éclairage qui dispensait à volonté surla scène de l’Opéra, le jour et la nuit.

« Mauclair n’est nulle part, répète Mercier ébranlé. Eh bien, etses aides ?

– Ni Mauclair ni ses aides ! Personne à l’éclairage, jevous dis ! Vous pensez bien, hurle le régisseur, que cettepetite ne s’est pas enlevée toute seule ! Il y avait là “uncoup monté” qu’il faut savoir… Et les directeurs qui ne sont paslà ?… J’ai défendu qu’on descende à l’éclairage, j’ai mis unpompier devant la niche du jeu d’orgue ! J’ai pas bienfait ?

– Si, si, vous avez bien fait… Et maintenant attendons lecommissaire. »

Le régisseur s’éloigne en haussant les épaules, rageur, mâchantdes injures à l’adresse de ces « poules mouillées » qui restenttranquillement blotties dans un coin quand tout le théâtre est «sens dessus dessous ».

Tranquilles, Gabriel et Mercier ne l’étaient guère. Seulement,ils avaient reçu une consigne qui les paralysait. On ne devaitdéranger les directeurs pour aucune raison au monde. Rémy avaitenfreint cette consigne et cela ne lui avait point réussi.

Justement, le voici qui revient de sa nouvelle expédition. Samine est curieusement effarée.

« Eh bien, vous leur avez parlé ? » interroge Mercier. Rémyrépond :

« Moncharmin a fini par m’ouvrir la porte. Les yeux luisortaient de la tête. J’ai cru qu’il allait me frapper. Je n’ai paspu placer un mot ; et savez-vous ce qu’il m’a crié :“Avez-vous une épingle de nourrice ? – Non. – Eh bien,fichez-moi la paix !…” Je veux lui répliquer qu’il se passe authéâtre un événement inouï… Il clame : “Une épingle denourrice ? Donnez-moi tout de suite une épingle denourrice !” Un garçon de bureau qui l’avait entendu – ilcriait comme un sourd – accourt avec une épingle de nourrice, lalui donne et aussitôt, Moncharmin me ferme la porte au nez !Et voilà !

– Et vous n’avez pas pu lui dire : Christine Daaé…

– Eh ! j’aurais voulu vous y voir !… Il écumait… Il nepensait qu’à son épingle de nourrice… Je crois que, si on ne la luiavait pas apportée sur-le-champ, il serait tombé d’uneattaque ! Certainement, tout ceci n’est pas naturel et nosdirecteurs sont en train de devenir fous !… »

M. le secrétaire Rémy n’est pas content. Il le fait voir :

« Ça ne peut pas durer comme ça ! Je n’ai pas l’habituded’être traité de la sorte ! »

Tout à coup Gabriel souffle :

« C’est encore un coup de F. de l’O. »

Rémy ricane. Mercier soupire, semble prêt à lâcher uneconfidence… mais ayant regardé Gabriel qui lui fait signe de setaire, il reste muet.

Cependant, Mercier, qui sent sa responsabilité grandir au fur età mesure que les minutes s’écoulent et que les directeurs ne semontrent pas, n’y tient plus :

« Eh ! je cours moi-même les relancer », décide-t-il.Gabriel, subitement très sombre et très grave, l’arrête.

« Pensez à ce que vous faites, Mercier ! S’ils restent dansleur bureau, c’est que, peut-être, c’est nécessaire ! F. del’O. a plus d’un tour dans son sac ! »

Mais Mercier secoue la tête.

« Tant pis ! J’y vais ! Si on m’avait écouté, il yaurait beau temps qu’on aurait tout dit à la police ! »

Et il part.

« Tout quoi ? demande aussitôt Rémy. Qu’est-ce qu’on auraitdit à la police ? Ah ! vous vous taisez, Gabriel !…Vous aussi, vous êtes dans la confidence ! Eh bien, vous neferiez pas mal de m’y mettre si vous voulez que je ne crie pointque vous devenez tous fous !… Oui, fous, en vérité !»

Gabriel roule des yeux stupides et affecte de ne rien comprendreà cette « sortie » inconvenante de M. le secrétaireparticulier.

« Quelle confidence ? murmure-t-il. Je ne sais ce que vousvoulez dire. »

Rémy s’exaspère.

« Ce soir Richard et Moncharmin, ici même, dans les entractes,avaient des gestes d’aliénés.

– Je n’ai pas remarqué, grogne Gabriel, très ennuyé.

– Vous êtes le seul !… Est-ce que vous croyez que je ne lesai pas vus !… Et que M. Parabise, le directeur du CréditCentral, ne s’est aperçu de rien ?… Et que M. l’ambassadeur dela Borderie a les yeux dans sa poche ?… Mais, monsieur lemaître de chant, tous les abonnés se les montraient du doigt, nosdirecteurs !

– Qu’est-ce qu’ils ont donc fait, nos directeurs ? demandeGabriel de son air le plus niais.

– Ce qu’ils ont fait ? Mais vous le savez mieux quepersonne ce qu’ils ont fait !… Vous étiez là !… Et vousles observiez, vous et Mercier !… Et vous étiez les seuls à nepas rire…

– Je ne comprends pas ! »

Très froid, très « renfermé », Gabriel étend les bras et leslaisse retomber, geste qui signifie évidemment qu’il sedésintéresse de la question… Rémy continue.

« Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle manie ?… Ils neveulent plus qu’on les approche, maintenant ?

– Comment ? Ils ne veulent plus qu’on lesapproche ?

– Ils ne veulent plus qu’on les touche ?

– Vraiment, vous avez remarqué qu’ils ne veulent plus qu’on lestouche ? Voilà qui est certainement bizarre !

– Vous l’accordez ! Ce n’est pas trop tôt ! Et ilsmarchent à reculons !

– À reculons ! Vous avez remarqué que nos directeursmarchent à reculons ! Je croyais qu’il n’y avait que lesécrevisses qui marchaient à reculons.

– Ne riez pas, Gabriel ! Ne riez pas !

– Je ne ris pas, proteste Gabriel, qui se manifeste sérieux“comme un pape”.

– Pourriez-vous m’expliquer, je vous prie, Gabriel, vous quiêtes l’ami intime de la direction, pourquoi à l’entracte du“jardin”, devant le foyer, alors que je m’avançais la main tenduevers M. Richard, j’ai entendu M. Moncharmin me dire précipitammentà voix basse : “Éloignez-vous ! Éloignez-vous ! Surtoutne touchez pas à M. le directeur ?…” Suis-je unpestiféré ?

– Incroyable !

– Et quelques instants plus tard, quand M. l’ambassadeur de LaBorderie s’est dirigé à son tour vers M. Richard, n’avez-vous pasvu M. Moncharmin se jeter entre eux et ne l’avez-vous pas entendus’écrier : “Monsieur l’ambassadeur, je vous en conjure, ne touchezpas à M. le directeur !”

– Effarant !… Et qu’est-ce que faisait Richard pendant cetemps-là ?

– Ce qu’il faisait ? Vous l’avez bien vu ! Il faisaitdemi-tour, saluait devant lui, alors qu’il n’y avait personnedevant lui ! et se retirait “à reculons”.

– À reculons ?

– Et Moncharmin, derrière Richard, avait fait, lui aussi,demi-tour, c’est-à-dire qu’il avait accompli derrière Richard unrapide demi-cercle ; et lui aussi se retirait “àreculons” !… Et ils s’en sont allés comme ça jusqu’àl’escalier de l’administration, à reculons !… àreculons !… Enfin ! s’ils ne sont pas fous,m’expliquerez-vous ce que ça veut dire ?

– Ils répétaient peut-être, indique Gabriel, sans conviction,une figure de ballet ! »

M. le secrétaire Rémy se sent outragé par une aussi vulgaireplaisanterie dans un moment aussi dramatique. Ses yeux se froncent,ses lèvres se pincent. Il se penche à l’oreille de Gabriel.

« Ne faites pas le malin, Gabriel. Il se passe des choses icidont Mercier et vous pourriez prendre votre part deresponsabilité.

– Quoi donc ? interroge Gabriel.

– Christine Daaé n’est point la seule qui ait disparu tout àcoup, ce soir.

– Ah ! bah !

– Il n’y a pas de “ah ! bah !”. Pourriez-vous me direpourquoi, lorsque la mère Giry est descendue tout à l’heure aufoyer, Mercier l’a prise par la main et l’a emmenée dare-dare aveclui ?

– Tiens ! fait Gabriel, je n’ai pas remarqué.

– Vous l’avez si bien remarqué, Gabriel, que vous avez suiviMercier et la mère Giry, jusqu’au bureau de Mercier, Depuis cemoment, on vous a vus, vous et Mercier, mais on n’a plus revu lamère Giry…

– Croyez-vous donc que nous l’avons mangée ?

– Non ! mais vous l’avez enfermée à double tour dans lebureau, et, quand on passe près de la porte du bureau, savez-vousce qu’on entend ? On entend ces mots : “Ah ! lesbandits ! Ah ! les bandits !”

À ce moment de cette singulière conversation arrive Mercier,tout essoufflé.

« Voilà ! fait-il d’une voix morne… C’est plus fort quetout… Je leur ai crié : “C’est très grave ! Ouvrez !C’est moi, Mercier.” J’ai entendu des pas. La porte s’est ouverteet Moncharmin est apparu. Il était très pâle. Il me demanda :“Qu’est-ce que vous voulez ?” Je lui ai répondu : “On a enlevéChristine Daaé.” Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? “Tant mieuxpour elle !” Et il a refermé la porte en me déposant ceci dansla main. »

Mercier ouvre la main ; Rémy et Gabriel regardent. «L’épingle de nourrice ! s’écrie Rémy.

– Étrange ! Étrange ! » prononce tout bas Gabriel quine peut se retenir de frissonner.

Soudain une voix les fait se retourner tous les trois.

« Pardon, messieurs, pourriez-vous me dire où est ChristineDaaé ? »

Malgré la gravité des circonstances, une telle question les eûtsans doute fait éclater de rire s’ils n’avaient aperçu une figuresi douloureuse qu’ils en eurent pitié tout de suite C’était levicomte Raoul de Chagny.

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