Le Fantôme de l’Opéra

Chapitre 14La fin des amours du fantôme

C’est ici que se termine le récit écrit que m’a laissé lePersan.

Malgré l’horreur d’une situation qui semblait définitivement lesvouer à la mort, M. de Chagny et son compagnon furent sauvés par ledévouement sublime de Christine Daaé. Et je tiens tout le reste del’aventure de la bouche du daroga lui-même.

Quand j’allai le voir, il habitait toujours son petitappartement de la rue de Rivoli, en face des Tuileries. Il étaitbien malade et il ne fallait rien de moins que toute mon ardeur dereporter-historien au service de la vérité pour le décider àrevivre avec moi l’incroyable drame. C’était toujours son vieux etfidèle domestique Darius qui le servait et me conduisait auprès delui. Le daroga me recevait au coin de la fenêtre qui regarde lejardin, assis dans un vaste fauteuil où il essayait de redresser untorse qui n’avait pas dû être sans beauté. Notre Persan avaitencore ses yeux magnifiques, mais son pauvre visage était bienfatigué. Il avait fait raser entièrement sa tête qu’il couvrait àl’ordinaire d’un bonnet d’astrakan ; il était habillé d’unevaste houppelande très simple dans les manches de laquelle ils’amusait inconsciemment à tourner les pouces, mais son espritétait resté fort lucide.

Il ne pouvait se rappeler les affres anciennes sans être reprisd’une certaine fièvre et c’est par bribes que je lui arrachai lafin surprenante de cette étrange histoire. Parfois, il se faisaitprier longtemps pour répondre à mes questions, et parfois exaltépar ses souvenirs il évoquait spontanément devant moi, avec unrelief saisissant, l’image effroyable d’Érik et les terriblesheures que M. de Chagny et lui avaient vécues dans la demeure duLac.

Il fallait voir le frémissement qui l’agitait quand il medépeignait son réveil dans la pénombre inquiétante de la chambreLouis-Philippe… après le drame des eaux… Et voici la fin de cetteterrible histoire, telle qu’il me l’a racontée de façon à compléterle récit écrit qu’il avait bien voulu me confier :

En ouvrant les yeux, le daroga s’était vu étendu sur un lit… M.de Chagny était couché sur un canapé, à côté de l’armoire à glace.Un ange et un démon veillaient sur eux…

Après les mirages et illusions de la chambre des supplices, laprécision des détails bourgeois de cette petite pièce tranquille,semblait avoir été encore inventée dans le dessein de dérouterl’esprit du mortel assez téméraire pour s’égarer dans ce domaine ducauchemar vivant. Ce lit-bateau, ces chaises d’acajou ciré, cettecommode et ces cuivres, le soin avec lequel ces petits carrés dedentelle au crochet étaient placés sur le dos des fauteuils, lapendule et de chaque côté de la cheminée les petits coffrets àl’apparence si inoffensive… enfin, cette étagère garnie decoquillages, de pelotes rouges pour les épingles, de bateaux ennacre et d’un énorme œuf d’autruche… le tout éclairé discrètementpar une lampe à abat-jour posée sur un guéridon… tout ce mobilierqui était d’une laideur ménagère touchante, si paisible, siraisonnable au fond des caves de l’Opéra, déconcertaitl’imagination plus que toutes les fantasmagories passées.

Et l’ombre de l’homme au masque, dans ce petit cadre vieillot,précis et propret, n’en apparaissait que plus formidable. Elle secourba jusqu’à l’oreille du Persan et lui dit à voix basse :

« Ça va mieux, daroga ?… Tu regardes mon mobilier ?…C’est tout ce qui me reste de ma pauvre misérable mère… »

Il lui dit encore des choses qu’il ne se rappelait plus ;mais – et cela lui paraissait bien singulier – le Persan avait lesouvenir précis que, pendant cette vision surannée de la chambreLouis-Philippe seul Érik parlait. Christine Daaé ne disait pas unmot ; elle se déplaçait sans bruit et comme une Sœur decharité qui aurait fait vœu de silence… Elle apportait dans unetasse un cordial… ou du thé fumant… L’homme au masque la luiprenait des mains et la tendait au Persan.

Quant à M. de Chagny, il dormait…

Érik dit en versant un peu de rhum dans la tasse du daroga et enlui montrant le vicomte étendu :

« Il est revenu à lui bien avant que nous puissions savoir sivous seriez encore vivant un jour, daroga. Il va très bien… Ildort… Il ne faut pas le réveiller… »

Un instant, Érik quitta la chambre et le Persan, se soulevantsur son coude, regarda autour de lui… Il aperçut, assise au coin dela cheminée, la silhouette blanche de Christine Daaé. Il luiadressa la parole… il l’appela… mais il était encore très faible etil retomba sur l’oreiller… Christine vint à lui, lui posa la mainsur le front, puis s’éloigna… Et le Persan se rappela qu’alors, ens’en allant, elle n’eut pas un regard pour M. de Chagny qui, àcôté, il est vrai, bien tranquillement dormait… et elle retournas’asseoir dans son fauteuil, au coin de la cheminée, silencieusecomme une Sœur de charité qui a fait vœu de silence…

Érik revint avec de petits flacons qu’il déposa sur la cheminée.Et tout bas encore, pour ne pas éveiller M. de Chagny, il dit auPersan, après s’être assis à son chevet et lui avoir tâté le pouls:

« Maintenant, vous êtes sauvés tous les deux. Et je vais tantôtvous reconduire sur le dessus de la terre, pour faire plaisir à mafemme. »

Sur quoi il se leva, sans autre explication, et disparutencore.

Le Persan regardait maintenant le profil tranquille de ChristineDaaé sous la lampe. Elle lisait dans un tout petit livre à tranchedorée comme on en voit aux livres religieux. L’Imitation a de ceséditions-là. Et le Persan avait encore dans l’oreille le tonnaturel avec lequel l’autre avait dit : « Pour faire plaisir à mafemme… »

Tout doucement, le daroga appela encore, mais Christine devaitlire très loin, car elle n’entendit pas…

Érik revint… fit boire au daroga une potion, après lui avoirrecommandé de ne plus adresser une parole à « sa femme » ni àpersonne, parce que cela pouvait être très dangereux pour la santéde tout le monde.

À partir de ce moment, le Persan se souvient encore de l’ombrenoire d’Érik et de la silhouette blanche de Christine quiglissaient toujours en silence à travers la chambre, se penchaientau-dessus de M. de Chagny. Le Persan était encore très faible et lemoindre bruit, la porte de l’armoire à glace qui s’ouvrait engrinçant, par exemple, lui faisait mal à la tête… et puis ils’endormit comme M. de Chagny.

Cette fois, il ne devait plus se réveiller que chez lui, soignépar son fidèle Darius, qui lui apprit qu’on l’avait, la nuitprécédente, trouvé contre la porte de son appartement, où il avaitdû être transporté par un inconnu, lequel avait eu soin de sonneravant de s’éloigner.

Aussitôt que le daroga eut recouvré ses forces et saresponsabilité, il envoya demander des nouvelles du vicomte audomicile du comte Philippe.

Il lui fut répondu que le jeune homme n’avait pas reparu et quele comte Philippe était mort. On avait trouvé son cadavre sur laberge du lac de l’Opéra, du côté de la rue Scribe. Le Persan serappela la messe funèbre à laquelle il avait assisté derrière lemur de la chambre des miroirs et il ne douta plus du crime ni ducriminel. Sans peine, hélas ! connaissant Érik, il reconstituale drame. Après avoir cru que son frère avait enlevé ChristineDaaé, Philippe s’était précipité à sa poursuite sur cette route deBruxelles, où il savait que tout était préparé pour une telleaventure. N’y ayant point rencontré les jeunes gens, il étaitrevenu à l’Opéra, s’était rappelé les étranges confidences de Raoulsur son fantastique rival, avait appris que le vicomte avait touttenté pour pénétrer dans les dessous du théâtre et enfin qu’ilavait disparu, laissant son chapeau dans la loge de la diva, à côtéd’une boîte de pistolets. Et le comte, qui ne doutait plus de lafolie de son frère, s’était à son tour lancé dans cet infernallabyrinthe souterrain. En fallait-il davantage, aux yeux du Persan,pour que l’on retrouvât le cadavre du comte sur la berge du lac, oùveillait le chant de la sirène, la sirène d’Érik, cette conciergedu lac des Morts ?

Aussi le Persan n’hésita pas. Épouvanté de ce nouveau forfait,ne pouvant rester dans l’incertitude où il se trouvait relativementau sort définitif du vicomte et de Christine Daaé, il se décida àtout dire à la justice.

Or l’instruction de l’affaire avait été confiée à M. le jugeFaure et c’est chez lui qu’il s’en alla frapper. On se doute dequelle sorte un esprit sceptique, terre à terre, superficiel (je ledis comme je le pense) et nullement préparé à une telle confidence,reçut la déposition du daroga. Celui-ci fut traité comme unfou.

Le Persan, désespérant de se faire jamais entendre, s’était misalors à écrire. Puisque la justice ne voulait pas de sontémoignage, la presse s’en emparerait peut-être, et il venait unsoir de tracer la dernière ligne du récit que j’ai fidèlementrapporté ici quand son domestique Darius lui annonça un étrangerqui n’avait point dit son nom, dont il était impossible de voir levisage et qui avait déclaré simplement qu’il ne quitterait la placequ’après avoir parlé au daroga.

Le Persan, pressentant immédiatement la personnalité de cesingulier visiteur, ordonna qu’on l’introduisît sur-le-champ.

Le daroga ne s’était pas trompé. C’était le Fantôme !C’était Érik !

Il paraissait d’une faiblesse extrême et se retenait au murcomme s’il craignait de tomber… Ayant enlevé son chapeau, il montraun front d’une pâleur de cire. Le reste du visage était caché parle masque.

Le Persan s’était dressé devant lui.

« Assassin du comte Philippe, qu’as-tu fait de son frère et deChristine Daaé ? »

À cette apostrophe formidable, Érik chancela et garda un instantle silence, puis, s’étant traîné jusqu’à un fauteuil, il s’y laissatomber en poussant un profond soupir. Et là, il dit à petitesphrases, à petits mots, à court souffle :

« Daroga, ne me parle pas du comte Philippe… Il était mort…déjà… quand je suis sorti de ma maison… il était mort… déjà… quand…la sirène a chanté… c’est un accident… un triste… un…lamentablement triste… accident… Il était tombé bien maladroitementet simplement et naturellement dans le lac !…

– Tu mens ! » s’écria le Persan. Alors Érik courba la têteet dit :

« Je ne viens pas ici… pour te parler du comte Philippe… maispour te dire que… je vais mourir…

– Où sont Raoul de Chagny et Christine Daaé ?…

– Je vais mourir.

– Raoul de Chagny et Christine Daaé ?

– … d’amour… daroga… je vais mourir d’amour… c’est comme cela…je l’aimais tant !… Et je l’aime encore, daroga, puisque j’enmeurs, je te dis… Si tu savais comme elle était belle quand ellem’a permis de l’embrasser vivante, sur son salut éternel… C’étaitla première fois, daroga, la première fois, tu entends, quej’embrassais une femme… Oui, vivante, je l’ai embrassée vivante etelle était belle comme une morte !… »

Le Persan s’était levé et il avait osé toucher Érik. Il luisecoua le bras.

« Me diras-tu enfin si elle est morte ou vivante ?…

– Pourquoi me secoues-tu ainsi ? répondit Érik avec effort…Je te dis que c’est moi qui vais mourir… oui, je l’ai embrasséevivante…

– Et maintenant, elle est morte ?

– Je te dis que je l’ai embrassée comme ça sur le front… et ellen’a point retiré son front de ma bouche !… Ah ! c’est unehonnête fille ! Quant à être morte, je ne le pense pas, bienque cela ne me regarde plus… Non ! non ! elle n’est pasmorte ! Et il ne faudrait pas que j’apprenne que quelqu’un atouché un cheveu de sa tête ! C’est une brave et honnête fillequi t’a sauvé la vie, par-dessus le marché, daroga, dans un momentoù je n’aurais pas donné deux sous de ta peau de Persan. Au fond,personne ne s’occupait de toi. Pourquoi étais-tu là avec ce petitjeune homme ? Tu allais mourir par-dessus le marché ! Maparole, elle me suppliait pour son petit jeune homme, mais je luiavais répondu que, puisqu’elle avait tourné le scorpion, j’étaisdevenu par cela même, et de sa bonne volonté, son fiancé et qu’ellen’avait pas besoin de deux fiancés, ce qui était assez juste ;quant à toi, tu n’existais pas, tu n’existais déjà plus, je te lerépète, et tu allais mourir avec l’autre fiancé !

« Seulement, écoute bien, daroga, comme vous criiez comme despossédés à cause de l’eau, Christine est venue à moi, ses beauxgrands yeux bleus ouverts et elle m’a juré, sur son salut éternel,qu’elle consentait à être ma femme vivante ! Jusqu’alors, dansle fond de ses yeux, daroga, j’avais toujours vu ma femmemorte ; c’était la première fois que j’y voyais ma femmevivante. Elle était sincère, sur son salut éternel. Elle ne setuerait point. Marché conclu. Une demi-minute plus tard, toutes leseaux étaient retournées au Lac, et je tirais ta langue, daroga, carj’ai bien cru, ma parole, que tu y resterais !… Enfin !…Voilà ! C’était entendu ! je devais vous reporter chezvous sur le dessus de la terre. Enfin, quand vous m’avez eudébarrassé le plancher de la chambre Louis-Philippe, j’y suisrevenu, moi, tout seul.

– Qu’avais-tu fait du vicomte de Chagny ? interrompit lePersan.

– Ah ! tu comprends… celui-là, daroga, je n’allais pascomme ça le reporter tout de suite sur le dessus de la terre…C’était un otage… Mais je ne pouvais pas non plus le conserver dansla demeure du Lac, à cause de Christine ; alors je l’aienfermé bien confortablement, je l’ai enchaîné proprement (leparfum de Mazenderan l’avait rendu mou comme une chiffe) dans lecaveau des communards qui est dans la partie la plus déserte de laplus lointaine cave de l’Opéra, plus bas que le cinquième dessous,là où personne ne va jamais et d’où l’on ne peut se faire entendrede personne. J’étais bien tranquille et, je suis revenu auprès deChristine. Elle m’attendait… »

À cet endroit de son récit, il paraît que le Fantôme se leva sisolennellement que le Persan qui avait repris sa place dans sonfauteuil dut se lever, lui aussi, comme obéissant au même mouvementet sentant qu’il était impossible de rester assis dans un momentaussi solennel et même (m’a dit le Persan lui-même) il ôta, bienqu’il eût la tête rase, son bonnet d’astrakan.

« Oui ! Elle m’attendait ! reprit Érik, qui se prit àtrembler comme une feuille, mais à trembler d’une vraie émotionsolennelle… elle m’attendait toute droite, vivante, comme une vraiefiancée vivante, sur son salut éternel… Et quand je me suis avancé,plus timide qu’un petit enfant, elle ne s’est point sauvée… non,non… elle est restée… elle m’a attendu… je crois bien même, daroga,qu’elle a un peu… oh ! pas beaucoup… mais un peu, comme unefiancée vivante, tendu son front… Et… et… je l’ai…embrassée !… Moi !… moi !… moi !… Et elle n’estpas morte !… Et elle est restée tout naturellement à côté demoi, après que je l’ai eu embrassée, comme ça… sur le front…Ah ! que c’est bon, daroga, d’embrasser quelqu’un !… Tune peux pas savoir, toi !… Mais moi ! moi !… Mamère, daroga, ma pauvre misérable mère n’a jamais voulu que jel’embrasse… Elle se sauvait… en me jetant mon masque !… niaucune femme !… jamais !… jamais !… Ah !ah ! ah ! Alors, n’est-ce pas ?… d’un pareilbonheur, n’est ce pas, j’ai pleuré. Et je suis tombé en pleurant àses pieds… et j’ai embrassé ses pieds, ses petits pieds, enpleurant… Toi aussi tu pleures, daroga ; et elle aussipleurait… l’ange a pleuré… »

Comme il racontait ces choses, Érik sanglotait et le Persan, eneffet, n’avait pu retenir ses larmes devant cet homme masqué qui,les épaules secouées, les mains à la poitrine, râlait tantôt dedouleur et tantôt d’attendrissement.

« … Oh ! daroga, j’ai senti ses larmes couler sur mon frontà moi ! à moi ! à moi ! Elles étaient chaudes… ellesétaient douces ! elles allaient partout sous mon masque, seslarmes ! elles allaient se mêler à mes larmes dans mesyeux !… elles coulaient jusque dans ma bouche… Ah ! seslarmes à elle, sur moi ! Écoute, daroga, écoute ce que j’aifait… J’ai arraché mon masque pour ne pas perdre une seule de seslarmes… Et elle ne s’est pas enfuie !… Et elle n’est pasmorte ! Elle est restée vivante, à pleurer… sur moi… avec moi…Nous avons pleuré ensemble !… Seigneur du ciel ! vousm’avez donné tout le bonheur du monde !… »

Et Érik s’était effondré, râlant sur le fauteuil.

« Ah ! Je ne vais pas encore mourir… tout de suite… maislaisse-moi pleurer ! » avait-il dit au Persan.

Au bout d’un instant, l’Homme au masque avait repris :

« Écoute, daroga… écoute bien cela… pendant que j’étais à sespieds… j’ai entendu qu’elle disait : « Pauvre malheureuxÉrik !» et elle a pris ma main !… Moi, je n’ai plus été,tu comprends, qu’un pauvre chien prêt à mourir pour elle… comme jete le dis, daroga ! »

« Figure-toi que j’avais dans la main un anneau, un anneau d’orque je lui avais donné… qu’elle avait perdu… et que j’ai retrouvé…une alliance, quoi !… Je le lui ai glissé dans sa petite mainet je lui ai dit : Tiens !… prends ça !… prends ça pourtoi… et pour lui… Ce sera mon cadeau de noces… le cadeau du pauvremalheureux Érik. Je sais que tu l’aimes, le jeune homme… ne pleureplus !… Elle m’a demandé, d’une voix bien douce, ce que jevoulais dire ; alors, je lui ai fait comprendre, et elle acompris tout de suite que je n’étais pour elle qu’un pauvre chienprêt à mourir… mais qu’elle, elle pourrait se marier avec le jeunehomme quand elle voudrait, parce qu’elle avait pleuré avec moi…Ah ! daroga… tu penses… que… lorsque je lui disais cela,c’était comme si je découpais bien tranquillement mon cœur enquatre, mais elle avait pleuré avec moi… et elle avait dit :

« Pauvre malheureux Érik !… »

L’émotion d’Érik était telle qu’il dut avertir le Persan de nepoint le regarder, car il étouffait et il était dans la nécessitéd’ôter son masque. À ce propos le daroga m’a raconté qu’il étaitallé lui-même à la fenêtre et qu’il l’avait ouverte le cœur soulevéde pitié, mais en prenant grand soin de fixer la cime des arbres dujardin des Tuileries pour ne point rencontrer le visage dumonstre.

« Je suis allé, avait continué Érik, délivrer le jeune homme etje lui ai dit de me suivre auprès de Christine… Ils se sontembrassés devant moi dans la chambre Louis-Philippe… Christineavait mon anneau… J’ai fait jurer à Christine que lorsque je seraismort elle viendrait une nuit, en passant par le lac de la rueScribe, m’enterrer en grand secret avec l’anneau d’or qu’elleaurait porté jusqu’à cette minute-là… je lui ai dit comment elletrouverait mon corps et ce qu’il fallait en faire… Alors, Christinem’a embrassé pour la première fois, à son tour, là, sur le front…(ne regarde pas, daroga !) là, sur le front… sur mon front àmoi !… (ne regarde pas, daroga !) et ils sont partis tousles deux… Christine ne pleurait plus… moi seul, je pleurais…daroga, daroga… si Christine tient son serment, elle reviendrabientôt !… »

Et Érik s’était tu. Le Persan ne lui avait plus posé aucunequestion. Il était rassuré tout à fait sur le sort de Raoul deChagny et de Christine Daaé, et aucun de ceux de la race humainen’aurait pu, après l’avoir entendue cette nuit-là, mettre en doutela parole d’Érik qui pleurait.

Le monstre avait remis son masque et rassemblé ses forces pourquitter le daroga. Il lui avait annoncé que, lorsqu’il sentirait safin très prochaine, il lui enverrait, pour le remercier du bien quecelui-ci lui avait voulu autrefois, ce qu’il avait de plus cher aumonde : tous les papiers de Christine Daaé, qu’elle avait écritsdans le moment même de cette aventure à l’intention de Raoul, etqu’elle avait laissés à Érik, et quelques objets qui lui venaientd’elle, deux mouchoirs, une paire de gants et un nœud de soulier.Sur une question du Persan, Érik lui apprit que les deux jeunesgens aussitôt qu’ils s’étaient vus libres, avaient résolu d’allerchercher un prêtre au fond de quelque solitude où ils cacheraientleur bonheur et qu’ils avaient pris, dans ce dessein, « la gare duNord du Monde ». Enfin Érik comptait sur le Persan pour, aussitôtque celui-ci aurait reçu les reliques et les papiers promis,annoncer sa mort aux deux jeunes gens. Il devrait pour cela payerune ligne aux annonces nécrologiques du journal l’Époque.

C’était tout.

Le Persan avait reconduit Érik jusqu’à la porte de sonappartement et Darius l’avait accompagné jusque sur le trottoir enle soutenant. Un fiacre attendait. Érik y monta. Le Persan, quiétait revenu à la fenêtre, l’entendit dire au cocher : «Terre-plein de l’Opéra ».

Et puis, le fiacre s’était enfoncé dans la nuit. Le Persanavait, pour la dernière fois, vu le pauvre malheureux Érik.

Trois semaines plus tard, le journal l’Époque avait publié cetteannonce nécrologique :

« ÉRIK EST MORT. »

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