Le Fantôme de l’Opéra

Chapitre 10Dans la chambre des supplices

Nous étions au centre d’une petite salle de forme parfaitementhexagonale… dont les six pans de murs étaient intérieurement garnisde glaces… du haut en bas… Dans les coins, on distinguait très bienles « rajoutis » de glace… les petits secteurs destinés à tournersur les tambours… oui, oui, je les reconnais… et je reconnaisl’arbre de fer dans un coin, au fond de l’un de ces petitssecteurs… l’arbre de fer, avec sa branche de fer… pour lespendus.

J’avais saisi le bras de mon compagnon. Le vicomte de Chagnyétait tout frémissant, tout prêt à crier à sa fiancée le secoursqu’il lui apportait… Je redoutais qu’il ne pût se contenir.

Tout à coup, nous entendîmes du bruit à notre gauche.

Ce fut d’abord comme une porte qui s’ouvrait et se refermait,dans la pièce à côté, puis il y eut un sourd gémissement. Je retinsplus fortement encore le bras de M. de Chagny, puis nous entendîmesdistinctement ces mots :

« C’est à prendre ou à laisser ! La messe de mariage ou lamesse des morts. »

Je reconnus la voix du monstre.

Il y eut encore un gémissement.

À la suite de quoi, un long silence.

J’étais persuadé, maintenant, que le monstre ignorait notreprésence dans sa demeure, car s’il en eût été autrement, il seserait bien arrangé pour que nous ne l’entendions point. Il lui eûtsuffi pour cela de fermer hermétiquement la petite fenêtreinvisible par laquelle les amateurs de supplices regardent dans lachambre des supplices.

Et puis, j’étais sûr que s’il avait connu notre présence, lessupplices eussent commencé tout de suite.

Nous avions donc, dès lors, un gros avantage sur Érik : nousétions à ses côtés et il n’en savait rien.

L’important était de ne le lui point faire savoir, et je neredoutais rien tant que l’impulsion du vicomte de Chagny quivoulait se ruer à travers les murs pour rejoindre Christine Daaé,dont nous croyions entendre, par intervalles, le gémissement.

« La messe des morts, ce n’est point gai ! reprit la voixd’Érik, tandis que la messe de mariage, parlez-moi de cela !c’est magnifique ! Il faut prendre une résolution et savoir ceque l’on veut ! Moi, il m’est impossible de continuer à vivrecomme ça, au fond de la terre, dans un trou, comme une taupe !Don Juan triomphant est terminé, maintenant je veux vivre commetout le monde. Je veux avoir une femme comme tout le monde et nousirons nous promener le dimanche. J’ai inventé un masque qui me faitla figure de n’importe qui. On ne se retournera même pas. Tu serasla plus heureuse des femmes. Et nous chanterons pour nous toutseuls, à en mourir. Tu pleures ! Tu as peur de moi ! Jene suis pourtant pas méchant au fond ! Aime-moi et tuverras ! Il ne m’a manqué que d’être aimé pour être bon !Si tu m’aimais, je serais doux comme un agneau et tu ferais de moice que tu voudrais. »

Bientôt le gémissement qui accompagnait cette sorte de litanied’amour, grandit, grandit. Je n’ai jamais rien entendu de plusdésespéré et M. de Chagny et moi reconnûmes que cette effrayantelamentation appartenait à Érik lui-même. Quant à Christine, elledevait, quelque part, peut-être de l’autre côté du mur que nousavions devant nous, se tenir, muette d’horreur, n’ayant plus laforce de crier, avec le monstre à ses genoux.

Cette lamentation était sonore et grondante et râlante comme laplainte d’un océan. Par trois fois Érik sortit cette plainte durocher de sa gorge.

« Tu ne m’aimes pas ! Tu ne m’aimes pas ! Tu nem’aimes pas ! »

Et puis, il s’adoucit :

« Pourquoi pleures-tu ? Tu sais bien que tu me fais de lapeine. »

Un silence.

Chaque silence pour nous était un espoir. Nous nous disions : «Il a peut-être quitté Christine derrière le mur. »

Nous ne pensions qu’à la possibilité d’avertir Christine Daaé denotre présence, sans que le monstre se doutât de rien.

Nous ne pouvions sortir maintenant de la chambre des supplicesque si Christine nous en ouvrait la porte ; et c’est à cettecondition première que nous pouvions lui porter secours, car nousignorions même où la porte pouvait se trouver autour de nous.

Tout à coup, le silence d’à côté fut troublé par le bruit d’unesonnerie électrique.

Il y eut un bondissement de l’autre côté du mur et la voix detonnerre d’Érik :

« On sonne ! donnez-vous donc la peine d’entrer ! » Unricanement lugubre.

« Qui est-ce qui vient encore nous déranger ? Attends-moiun peu ici… je m’en vais aller dire à la sirène d’ouvrir. »

Et des pas s’éloignèrent, une porte se ferma. Je n’eus point letemps de songer à l’horreur nouvelle qui se préparait ;j’oubliai que le monstre ne sortait que pour un crime nouveaupeut-être ; je ne compris qu’une chose : Christine seule étaitderrière le mur !

Le vicomte de Chagny l’appelait déjà. « Christine !Christine ! »

Du moment que nous entendions ce qui se disait dans la pièce àcôté, il n’y avait aucune raison pour que mon compagnon ne fût pasentendu à son tour. Et, cependant, le vicomte dut répéter plusieursfois son appel.

Enfin une faible voix parvint jusqu’à nous.

« Je rêve, disait-elle.

– Christine ! Christine ! c’est moi, Raoul. »Silence.

« Mais répondez-moi, Christine !… si vous êtes seule, aunom du Ciel, répondez-moi. »

Alors la voix de Christine murmura le nom de Raoul.

« Oui ! Oui ! C’est moi ! Ce n’est pas unrêve !… Christine, ayez confiance !… Nous sommes là pourvous sauver… mais pas une imprudence !… Quand vous entendrezle monstre, avertissez-nous.

– Raoul !… Raoul ! »

Elle se fit répéter plusieurs fois qu’elle ne rêvait pas et queRaoul de Chagny avait pu venir jusqu’à elle, conduit par uncompagnon dévoué qui connaissait le secret de la demeured’Érik.

Mais aussitôt à la trop rapide joie que nous lui apportionssuccéda une terreur plus grande. Elle voulait que Raoul s’éloignâtsur-le-champ. Elle tremblait qu’Érik ne découvrît sa cachette, car,en ce cas, il n’eût pas hésité à tuer le jeune homme. Elle nousapprit en quelques mots précipités qu’Érik était devenu tout à faitfou d’amour et qu’il était décidé à tuer tout le monde et lui-mêmeavec le monde, si elle ne consentait pas à devenir sa femme devantle maire et le curé, le curé de la Madeleine. Il lui avait donnéjusqu’au lendemain soir onze heures pour réfléchir. C’était ledernier délai. Il lui faudrait alors choisir, comme il disait,entre la messe de mariage et la messe des morts !

Et Érik avait prononcé cette phrase que Christine n’avait pastout à fait comprise : « Oui ou non ; si c’est non, tout lemonde est mort et enterré !»

Mais, moi, je comprenais tout à fait cette phrase, car ellerépondit d’une façon terrible à ma pensée redoutable.

« Pourriez-vous nous dire où est Érik ? » demandai-je. Ellerépondit qu’il devait être sorti de la demeure. « Pourriez-vousvous en assurer ?

– Non !… Je suis attachée… je ne puis faire un mouvement.»

En apprenant cela, M. de Chagny et moi ne pûmes retenir un cride rage. Notre salut, à tous les trois, dépendait de la liberté demouvements de la jeune fille.

Oh ! la délivrer ! Arriver jusqu’à elle !

« Mais où êtes-vous donc ? demandait encore Christine… Iln’y a que deux portes dans ma chambre : la chambre Louis-Philippe,dont je vous ai parlé, Raoul !… une porte par où entre et sortÉrik, et une autre qu’il n’a jamais ouverte devant moi et qu’il m’adéfendu de franchir jamais, parce qu’elle est, dit-il, la plusdangereuse des portes… la porte des supplices !…

– Christine, nous sommes derrière cette porte-là !…

– Vous êtes dans la chambre des supplices ?

– Oui, mais nous ne voyons pas la porte.

– Ah ! si je pouvais seulement me traîner jusque-là !…Je frapperais contre la porte et vous verriez bien l’endroit où estla porte.

– C’est une porte avec une serrure ? demandai-je.

– Oui, avec une serrure. »

Je pensai : Elle s’ouvre de l’autre côté avec une clef, commetoutes les portes, mais de notre côté à nous, elle s’ouvre avec leressort et le contrepoids, et cela ne va pas être facile àdécouvrir.

« Mademoiselle ! fis-je, il faut absolument que vous nousouvriez cette porte.

– Mais comment ? » répondit la voix éplorée de lamalheureuse… Nous entendîmes un corps qui se froissait, quiessayait de toute évidence de se libérer des liens quil’emprisonnaient…

« Nous ne nous en tirerons qu’avec la ruse, dis-je. Il fautavoir la clef de cette porte…

– Je sais où elle est, répondit Christine qui paraissait épuiséepar l’effort qu’elle venait de faire… Mais je suis bienattachée !… Le misérable !… »

Et il y eut un sanglot.

« Où est la clef ? demandai-je, en ordonnant à M. de Chagnyde se taire et de me laisser conduire l’affaire, car nous n’avionspas un moment à perdre.

– Dans la chambre, à côté de l’orgue, avec une autre petite clefen bronze à laquelle il m’a défendu de toucher également. Ellessont toutes deux dans un petit sac en cuir qu’il appelle : Le petitsac de la vie et de la mort… Raoul ! Raoul !…fuyez !… tout ici est mystérieux et terrible… et Érik vadevenir tout à fait fou… Et vous êtes dans la chambre dessupplices !… Allez-vous-en par où vous êtes venus ! Cettechambre-là doit avoir des raisons pour s’appeler d’un nompareil !

– Christine ! fit le jeune homme, nous sortirons d’iciensemble ou nous mourrons ensemble !

– Il ne tient qu’à nous de sortir d’ici tous sains et saufs,soufflai-je, mais il faut garder notre sang-froid. Pourquoi vousa-t-il attachée, mademoiselle ? Vous ne pouvez pourtant pasvous sauver de chez lui ! Il le sait bien !

– J’ai voulu me tuer ! Le monstre, ce soir, après m’avoirtransportée ici évanouie, à demi chloroformée, s’était absenté. Ilétait, paraît-il, – c’est lui qui me l’a dit, – allé chez sonbanquier !… Quand il est revenu, il m’a trouvée la figure ensang… j’avais voulu me tuer ! je m’étais heurté le frontcontre les murs.

– Christine ! gémit Raoul, et il se prit à sangloter.

– Alors, il m’a attachée… je n’ai le droit de mourir que demainsoir à onze heures !… »

Toute cette conversation à travers le mur était beaucoup plus «hachée » et beaucoup plus prudente que je ne pourrais en donnerl’impression en la transcrivant ici. Souvent nous nous arrêtions aumilieu d’une phrase, parce qu’il nous avait semblé entendre uncraquement, un pas, un remuement insolite… Elle nous disait : «Non ! Non ! ce n’est pas lui !… Il est sorti !Il est bien sorti ! J’ai reconnu le bruit que fait, en serefermant, le mur du lac.

– Mademoiselle ! déclarai-je, c’est le monstre lui-même quivous a attachée… c’est lui qui vous détachera… Il ne s’agit que dejouer la comédie qu’il faut pour cela !… N’oubliez pas qu’ilvous aime !

– Malheureuse, entendîmes-nous, comment ferais-je pour l’oublierjamais !

– Souvenez-vous-en pour lui sourire… suppliez-le… dites-lui queces liens vous blessent. »

Mais Christine Daaé nous fit :

« Chut !… J’entends quelque chose dans le mur duLac !… C’est lui !… Allez-vous-en !…Allez-vous-en !… Allez-vous-en !

– Nous ne nous en irions pas, même si nous le voulions !affirmai-je de façon à impressionner la jeune fille. Nous nepouvons plus partir ! Et nous sommes dans la chambre dessupplices !

– Silence ! » souffla encore Christine. Nous nous tûmestous les trois.

Des pas lourds se traînaient lentement derrière le mur, puiss’arrêtaient et refaisaient à nouveau gémir le parquet.

Puis il y eut un soupir formidable suivi d’un cri d’horreur deChristine et nous entendîmes la voix d’Érik.

« Je te demande pardon de te montrer un visage pareil ! jesuis dans un bel état, n’est-ce pas ? C’est de la faute del’autre ! Pourquoi a-t-il sonné ? Est-ce que je demande àceux qui passent l’heure qu’il est ? Il ne demandera plusl’heure à personne. C’est de la faute de la sirène… »

Encore un soupir, plus profond, plus formidable, venant du finfond de l’abîme d’une âme.

« Pourquoi as-tu crié, Christine ?

– Parce que je souffre, Érik.

– J’ai cru que je t’avais fait peur…

– Érik, desserrez mes liens… ne suis-je pas votreprisonnière ?

– Tu voudras encore mourir…

– Vous m’avez donné jusqu’à demain soir, onze heures, Érik…»

Les pas se traînent encore sur le plancher.

« Après tout, puisque nous devons mourir ensemble… et que jesuis aussi pressé que toi… oui, moi aussi, j’en ai assez de cettevie-là, tu comprends !… Attends, ne bouge pas, je vais tedélivrer… Tu n’as qu’un mot à dire : non ! et ce sera finitout de suite, pour tout le monde… Tu as raison… tu asraison ! Pourquoi attendre jusqu’à demain soir onzeheures ? Ah ! oui, parce que ça aurait été plusbeau !… j’ai toujours eu la maladie du décorum… du grandiose…c’est enfantin !… Il ne faut songer qu’à soi dans lavie !… à sa propre mort… le reste est du superflu… Tu regardescomme je suis mouillé ?… Ah ! ma chérie, c’est que j’aieu tort de sortir… Il fait un temps à ne pas mettre un chiendehors !… À part ça, Christine, je crois bien que j’ai deshallucinations… Tu sais, celui qui sonnait tout à l’heure chez lasirène, – va-t’en voir au fond du lac s’il sonne – eh bien, ilressemblait… Là, tourne-toi… es-tu contente ? Te voilàdélivrée… Mon Dieu ! tes poignets, Christine ! je leur aifait mal, dis ?… Cela seul mérite la mort… À propos de mort,il faut que je lui chante sa messe ! »

En entendant ces terribles propos, je ne pus m’empêcher d’avoirun affreux pressentiment… Moi aussi, j’avais sonné une fois à laporte du monstre… et sans le savoir, certes !… j’avais dûmettre en marche quelque courant avertisseur… Et je me souvenaisdes deux bras sortis des eaux noires comme de l’encre… Quel étaitencore le malheureux égaré sur ces rives ?

La pensée de ce malheureux-là m’empêchait presque de me réjouirdu stratagème de Christine, et, cependant, le vicomte de Chagnymurmurait à mon oreille ce mot magique : délivrée !… Quidonc ? Qui donc était l’autre ? Celui pour qui nousentendions en ce moment la messe des morts ?

Ah ! le chant sublime et furieux ! Toute la maison duLac en grondait… toutes les entrailles de la terre enfrissonnaient… Nous avions mis nos oreilles contre le mur de glacepour mieux entendre le jeu de Christine Daaé, le jeu qu’elle jouaitpour notre délivrance mais nous n’entendions plus rien que le jeude la messe des morts. Cela était plutôt une messe de damnés… Celafaisait, au fond de la terre, une ronde de démons.

Je me rappelle que le Dies irae qu’il chanta nous enveloppacomme d’un orage. Oui, nous avions de la foudre autour de nous etdes éclairs… Certes ! je l’avais entendu chanter autrefois… Ilallait même jusqu’à faire chanter les gueules de pierre de mestaureaux androcéphales, sur les murs du palais de Mazenderan… Maischanter comme ça, jamais ! jamais ! Il chantait comme ledieu du tonnerre…

Tout à coup, la voix et l’orgue s’arrêtèrent si brusquement queM. de Chagny et moi reculâmes derrière le mur, tant nous fûmessaisis… Et la voix subitement changée, transformée, grinçadistinctement toutes ces syllabes métalliques :

« Qu’est-ce que tu as fait de mon sac ? »

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