Le Fantôme de l’Opéra

Chapitre 12« Tonneaux ! tonneaux ! avez-vous des tonneaux à vendre ? »

J’ai dit que cette chambre dans laquelle nous nous trouvions, M.le vicomte de Chagny et moi, était régulièrement hexagonale etgarnie entièrement de glaces. On a vu depuis, notamment, danscertaines expositions, de ces sortes de chambres absolumentdisposées ainsi et appelées : « maison des mirages » ou « palaisdes illusions ». Mais l’invention en revient entièrement à Érik,qui construisit, sous mes yeux, la première salle de ce genre lorsdes heures roses de Mazenderan. Il suffisait de disposer dans lescoins quelque motif décoratif, comme une colonne, par exemple, pouravoir instantanément un palais aux mille colonnes, car, par l’effetdes glaces, la salle réelle s’augmentait de six salles hexagonalesdont chacune se multipliait à l’infini. Jadis, pour amuser « lapetite sultane », il avait ainsi disposé un décor qui devenait le «temple innombrable » ; mais la petite sultane se fatigua vited’une aussi enfantine illusion, et alors Érik transforma soninvention en chambre des supplices. Au lieu du motif architecturalposé dans les coins, il mit au premier tableau un arbre de fer.Pourquoi, cet arbre, qui imitait parfaitement la vie, avec sesfeuilles peintes, était-il en fer ?

Parce qu’il devait être assez solide pour résister à toutes lesattaques du « patient » que l’on enfermait dans la chambre dessupplices. Nous verrons comment, par deux fois, le décor ainsiobtenu se transformait instantanément en deux autres décorssuccessifs, grâce à la rotation automatique des tambours qui setrouvaient dans les coins et qui avaient été divisés par tiers,épousant les angles des glaces et supportant chacun un motifdécoratif qui apparaissait tour à tour.

Les murs de cette étrange salle n’offraient aucune prise aupatient, puisque, en dehors du motif décoratif d’une solidité àtoute épreuve, ils étaient uniquement garnis de glaces et de glacesassez épaisses pour qu’elles n’eussent rien à redouter de la ragedu misérable que l’on jetait là, du reste, les mains et les piedsnus.

Aucun meuble. Le plafond était lumineux. Un système ingénieux dechauffage électrique qui a été imité depuis, permettait d’augmenterla température des murs à volonté et de donner ainsi à la sallel’atmosphère souhaitée…

Je m’attache à énumérer tous les détails précis d’une inventiontoute naturelle donnant cette illusion surnaturelle, avec quelquesbranches peintes, d’une forêt équatoriale embrasée par le soleil demidi, pour que nul ne puisse mettre en doute la tranquillitéactuelle de mon cerveau, pour que nul n’ait le droit de dire : «Cet homme est devenu fou » ou « cet homme ment », ou « cet hommenous prend pour des imbéciles »[11]. Sij’avais simplement raconté les choses ainsi : « Étant descendus aufond d’une cave, nous rencontrâmes une forêt équatoriale embraséepar le soleil de midi », j’aurais obtenu un bel effet d’étonnementstupide, mais je ne cherche aucun effet, mon but étant, en écrivantces lignes, de raconter ce qui nous est exactement arrivé à M. levicomte de Chagny et à moi au cours d’une aventure terrible qui, unmoment, a occupé la justice de ce pays. Je reprends maintenant lesfaits où je les ai laissés. Quand le plafond s’éclaira et,qu’autour de nous, la forêt s’illumina, la stupéfaction du vicomtedépassa tout ce que l’on peut imaginer. L’apparition de cette forêtimpénétrable, dont les troncs et les branches innombrables nousenlaçaient jusqu’à l’infini, le plongea dans une consternationeffrayante. Il se passa les mains sur le front comme pour enchasser une vision de rêve et ses yeux clignotèrent comme des yeuxqui ont peine, au réveil, à reprendre connaissance de la réalitédes choses. Un instant, il en oublia d’écouter ! J’ai dit quel’apparition de la forêt ne me surprit point. Aussi écoutai-je cequi se passait dans la salle d’à côté pour nous deux. Enfin, monattention était spécialement attirée moins par le décor, dont mapensée se débarrassait, que par la glace elle-même qui leproduisait, Cette glace, par endroits, était brisée. Oui, elleavait des éraflures ; on était parvenu à « l’étoiler », malgrésa solidité et cela me prouvait, à n’en pouvoir douter, que lachambre des supplices dans laquelle nous nous trouvions, avait déjàservi ! Un malheureux, dont les pieds et les mains étaientmoins nus que les condamnés des heures roses de Mazenderan étaitcertainement tombé dans cette « Illusion mortelle », et, fou derage, avait heurté ces miroirs qui, malgré leurs blessures légères,n’en avaient pas moins continué à refléter son agonie ! Et labranche de l’arbre où il avait terminé son supplice était disposéede telle sorte qu’avant de mourir, il avait pu voir gigoter aveclui – consolation suprême – mille pendus ! Oui !oui ! Joseph Buquet avait passé par là !… Allions-nousmourir comme lui ? Je ne le pensais pas, car je savais quenous avions quelques heures devant nous et que je pourrais lesemployer plus utilement que Joseph Buquet n’avait été capable de lefaire. N’avais-je pas une connaissance approfondie de la plupartdes « trucs » d’Érik ? C’était le cas ou jamais de m’enservir. D’abord, je ne songeai plus du tout à revenir par lepassage qui nous avait conduits dans cette chambre maudite, je nem’occupai point de la possibilité de refaire jouer la pierreintérieure qui fermait ce passage. La raison en était simple : jen’en avais pas le moyen !… Nous avions sauté de trop haut dansla chambre des supplices et aucun meuble ne nous permettaitdésormais d’atteindre, à ce passage, pas même la branche de l’arbrede fer, pas même les épaules de l’un de nous en guise demarchepied. Il n’y avait plus qu’une issue possible, celle quiouvrait sur la chambre Louis-Philippe, et dans laquelle setrouvaient Érik et Christine Daaé. Mais si cette issue était àl’état ordinaire de porte du côté de Christine, elle étaitabsolument invisible pour nous… Il fallait donc tenter de l’ouvrirsans même savoir où elle prenait sa place, ce qui n’était point unebesogne ordinaire. Quand je fus bien sûr qu’il n’y avait plus aucunespoir pour nous, du côté de Christine Daaé, quand j’eus entendu lemonstre entraîner ou plutôt traîner la malheureuse jeune fille horsde la chambre Louis-Philippe pour qu’elle ne dérangeât point notresupplice, je résolus de me mettre tout de suite à la besogne,c’est-à-dire à la recherche du truc de la porte. Mais d’abord il mefallut calmer M. de Chagny, qui déjà se promenait dans la clairièrecomme un halluciné, en poussant des clameurs incohérentes. Lesbribes de la conversation qu’il avait pu surprendre, malgré sonémoi, entre Christine et le monstre, n’avaient point peu contribuéà le mettre hors de lui ; si vous ajoutez à cela le coup de laforêt magique et l’ardente chaleur qui commençait à faire ruisselerla sueur sur ses tempes, vous n’aurez point de peine à comprendreque l’humeur de M. de Chagny commençait à subir une certaineexaltation. Malgré toutes mes recommandations, mon compagnon nemontrait plus aucune prudence. Il allait et venait sans raison, seprécipitant vers un espace inexistant, croyant entrer dans uneallée qui le conduisait à l’horizon et se heurtant le front, aprèsquelques pas, au reflet même de son illusion de forêt ! Cefaisant, il criait : Christine ! Christine !… et ilagitait son pistolet, appelant encore de toutes ses forces lemonstre, défiant en un duel à mort l’Ange de la Musique, et ilinjuriait également sa forêt illusoire. C’était le supplice quiproduisait son effet sur un esprit non prévenu. J’essayai autantque possible de le combattre, en raisonnant le plus tranquillementdu monde ce pauvre vicomte : en lui faisant toucher du doigt lesglaces et l’arbre de fer, les branches sur les tambours et en luiexpliquant, d’après les lois de l’optique, toute l’imagerielumineuse dont nous étions enveloppés et dont nous ne pouvions,comme de vulgaires ignorants, être les victimes ! « Noussommes dans une chambre, une petite chambre, voilà ce qu’il fautvous répéter sans cesse… et nous sortirons de cette chambre quandnous en aurons trouvé la porte. Eh bien, cherchons-la ! » Etje lui promis que, s’il me laissait faire, sans m’étourdir de sescris et de ses promenades de fou, j’aurais trouvé le truc de laporte avant une heure. Alors, il s’allongea sur le parquet, commeon fait dans les bois, et déclara qu’il attendrait que j’eussetrouvé la porte de la forêt, puisqu’il n’avait rien de mieux àfaire ! Et il crut devoir ajouter que, de l’endroit où il setrouvait, « la vue était splendide ». (Le supplice, malgré tout ceque j’avais pu dire, agissait.) Quant à moi, oubliant la forêt,j’entrepris un panneau de glaces et me mis à le tâter en tous sens,y cherchant le point faible, sur lequel il fallait appuyer pourfaire tourner les portes suivant le système des portes et trappespivotantes d’Érik. Quelquefois ce point faible pouvait être unesimple tache sur la glace, grosse comme un petit pois, et souslaquelle se trouvait le ressort à faire jouer. Je cherchai !Je cherchai ! Je tâtai si haut que mes mains pouvaientatteindre. Érik était à peu près de la même taille que moi et jepensais qu’il n’avait point disposé le ressort plus haut qu’il nefallait pour sa taille – ce n’était du reste qu’une hypothèse, maismon seul espoir. – J’avais décidé de faire ainsi, sans faiblesse,et minutieusement le tour des six panneaux de glaces et ensuited’examiner également fort attentivement le parquet. En même tempsque je tâtais les panneaux avec le plus grand soin, je m’efforçaisde ne point perdre une minute car la chaleur me gagnait de plus enplus et nous cuisions littéralement dans cette forêt enflammée. Jetravaillais ainsi depuis une demi-heure et j’en avais déjà finiavec trois panneaux quand notre mauvais sort voulut que je meretournasse à une sourde exclamation poussée par le vicomte. «J’étouffe ! disait-il… Toutes ces glaces se renvoient unechaleur infernale !… Est-ce que vous allez bientôt trouvervotre ressort ?… Pour peu que vous tardiez, nous allons rôtirici ! » Je ne fus point mécontent de l’entendre parler ainsi.Il n’avait pas dit un mot de la forêt et j’espérai que la raison demon compagnon pourrait lutter assez longtemps encore contre lesupplice. Mais il ajouta : « Ce qui me console, c’est que lemonstre a donné jusqu’à demain soir onze heures à Christine : sinous ne pouvons sortir de là et lui porter secours, au moins nousserons morts avant elle ! La messe d’Érik pourra servir pourtout le monde ! » Et il aspira une bouffée d’air chaud qui lefit presque défaillir… Comme je n’avais point les mêmes désespéréesraisons que M. le vicomte de Chagny pour accepter le trépas, je meretournai, après quelques paroles d’encouragement, vers monpanneau, mais j’avais eu tort, en parlant de faire quelquespas ; si bien que dans l’enchevêtrement inouï de la forêtillusoire, je ne retrouvai plus, à coup sûr, mon panneau ! Jeme voyais obligé de tout recommencer, au hasard… Aussi je ne pusm’empêcher de manifester ma déconvenue et le vicomte comprit quetout était à refaire. Cela lui donna un nouveau coup. « Nous nesortirons jamais de cette forêt ! » gémit-il. Et son désespoirne fit plus que grandir. Et, en grandissant, son désespoir luifaisait de plus en plus oublier qu’il n’avait affaire qu’à desglaces et de plus en plus croire qu’il était aux prises avec uneforêt véritable. Moi, je m’étais remis à chercher… à tâter… Lafièvre, à mon tour, me gagnait… car je ne trouvais rien… absolumentrien… Dans la chambre à côté c’était toujours le même silence. Nousétions bien perdus dans la forêt… sans issue… sans boussole… sansguide… sans rien. Oh ! je savais ce qui nous attendait sipersonne ne venait à notre secours… ou si je ne trouvais pas leressort… Mais j’avais beau chercher le ressort, je ne trouvais quedes branches… d’admirables belles branches qui se dressaient toutesdroites devant moi ou s’arrondissaient précieusement au-dessus dema tête… Mais elles ne donnaient point d’ombre ! C’était asseznaturel, du reste, puisque nous étions dans une forêt équatorialeavec le soleil juste au-dessus de nos têtes… une forêt du Congo… Àplusieurs reprises, M. de Chagny et moi, nous avions retiré etremis notre habit, trouvant tantôt qu’il nous donnait plus dechaleur et tantôt qu’il nous garantissait, au contraire, de cettechaleur. Moi, je résistais encore moralement, mais M. de Chagny meparut tout à fait « parti ». Il prétendait qu’il y avait bien troisjours et trois nuits qu’il marchait sans s’arrêter dans cetteforêt, à la recherche de Christine Daaé. De temps en temps, ilcroyait l’apercevoir derrière un tronc d’arbre ou glissant àtravers les branches, et il l’appelait avec des mots suppliants quime faisaient venir les larmes aux yeux. « Christine !Christine ! disait-il, pourquoi me fuis-tu ? nem’aimes-tu pas ?… Ne sommes-nous pas fiancés ?…Christine, arrête-toi !… Tu vois bien que je suisépuisé !… Christine, aie pitié !… Je vais mourir dans laforêt… loin de toi !… » « Oh ! j’ai soif ! » dit-ilenfin avec un accent délirant. Moi aussi j’avais soif… j’avais lagorge en feu… Et cependant, accroupi maintenant sur le parquet,cela ne m’empêchait pas de chercher… chercher… chercher le ressortde la porte invisible… d’autant plus que le séjour dans la forêtdevenait dangereux à l’approche du soir… Déjà l’ombre de la nuitcommençait à nous envelopper… cela était venu très vite, commetombe la nuit dans les pays équatoriaux… subitement, avec à peinede crépuscule… Or la nuit dans les forêts de l’équateur esttoujours dangereuse, surtout lorsque, comme nous, on n’a pas dequoi allumer du feu pour éloigner les bêtes féroces. J’avais biententé, délaissant un instant la recherche de mon ressort, de briserdes branches que j’aurais allumées avec ma lanterne sourde, mais jem’étais heurté, moi aussi, aux fameuses glaces, et cela m’avaitrappelé à temps que nous n’avions affaire qu’à des images debranches… Avec le jour, la chaleur n’était pas partie, aucontraire… Il faisait maintenant encore plus chaud sous la lueurbleue de la lune. Je recommandai au vicomte de tenir nos armesprêtes à faire feu et de ne point s’écarter du lieu de notrecampement, cependant que je cherchais toujours mon ressort. Tout àcoup le rugissement du lion se fit entendre, à quelques pas. Nousen eûmes les oreilles déchirées. « Oh ! fit le vicomte à voixbasse, il n’est pas loin !… Vous ne le voyez pas ?… là… àtravers les arbres ! dans ce fourré… S’il rugit encore, jetire !… » Et le rugissement recommença, plus formidable. Et levicomte tira, mais je ne pense pas qu’il atteignit le lion ;seulement, il cassa une glace ; je le constatai le lendemainmatin à l’aurore. Pendant la nuit, nous avions dû faire un bonchemin, car nous nous trouvâmes soudain au bord du désert, d’unimmense désert de sable, de pierres et de rochers. Ce n’étaitvraiment point la peine de sortir de la forêt pour tomber dans ledésert. De guerre lasse, je m’étais étendu à côté du vicomte,personnellement fatigué de chercher des ressorts que je ne trouvaispas. J’étais tout à fait étonné (et je le dis au vicomte) que nousn’ayons point fait d’autres mauvaises rencontres, pendant la nuit.Ordinairement, après le lion, il y avait le léopard, et puisquelquefois le bourdonnement de la mouche tsé-tsé. C’étaient là deseffets très faciles à obtenir, et j’expliquai à M. de Chagny,pendant que nous nous reposions avant de traverser le désert,qu’Érik obtenait le rugissement du lion avec un long tambourin,terminé par une peau d’âne à une seule de ses extrémités. Sur cettepeau est bandée une corde à boyau attachée par son centre à uneautre corde du même genre qui traverse le tambour dans toute sahauteur. Érik n’a alors qu’à frotter cette corde avec un gantenduit de colophane et, par la façon dont il frotte, il imite à s’yméprendre la voix du lion ou du léopard, ou même le bourdonnementde la mouche tsé-tsé. Cette idée qu’Érik pouvait être dans lachambre, à coté, avec ses trucs, me jeta soudain dans la résolutiond’entrer en pourparlers avec lui, car, évidemment, il fallaitrenoncer à l’idée de le surprendre. Et maintenant, il devait savoirà quoi s’en tenir sur les habitants de la chambre des supplices. Jel’appelai : Érik ! Érik !… Je criai le plus fort que jepus à travers le désert, mais nul ne répondit à ma voix… Partoutautour de nous, le silence et l’immensité nue de ce désert pétré…Qu’allions-nous devenir au milieu de cette affreusesolitude ?… Littéralement, nous commencions à mourir dechaleur, de faim et de soif… de soif surtout… Enfin, je vis M. deChagny se soulever sur son coude et me désigner un point del’horizon… Il venait de découvrir l’oasis !… Oui, tout là-bas,là-bas, le désert faisait place à l’oasis… une oasis avec de l’eau…de l’eau limpide comme une glace… de l’eau qui reflétait l’arbre defer !… Ah ça… c’était le tableau du mirage… je le reconnustout de suite… le plus terrible… Aucun n’avait pu y résister…aucun… Je m’efforçais de retenir toute ma raison… et de ne pasespérer l’eau… parce que je savais que si l’on espérait l’eau,l’eau qui reflétait l’arbre de fer et que si, après avoir espérél’eau, on se heurtait à la glace, il n’y avait plus qu’une chose àfaire : se pendre à l’arbre de fer !… Aussi, je criai à M. deChagny : « C’est le mirage !… c’est le mirage !… necroyez pas à l’eau !… c’est encore le truc de la glace !…» Alors il m’envoya, comme on dit, carrément promener, avec montruc de la glace, mes ressorts, mes portes tournantes et mon palaisdes mirages !… Il affirma, rageur, que j’étais fou ou aveuglepour imaginer que toute cette eau qui coulait là-bas, entre de sibeaux innombrables arbres, n’était point de la vraie eau !… Etle désert était vrai ! Et la forêt aussi !… Ce n’étaitpas à lui qu’il fallait « en faire accroire »… il avait assezvoyagé… et dans tous les pays… Et il se traîna, disant : « Del’eau ! De l’eau !… » Et il avait la bouche ouverte commes’il buvait… Et moi aussi, j’avais la bouche ouverte comme si jebuvais… Car non seulement nous la voyions, l’eau, mais encore nousl’entendions !… Nous l’entendions couler… clapoter !…Comprenez-vous ce mot clapoter ?… C’est un mot que l’on entendavec la langue !… La langue se tire hors de la bouche pourmieux l’écouter !… Enfin, supplice plus intolérable que tout,nous entendîmes la pluie et il ne pleuvait pas ! Cela, c’étaitl’invention démoniaque… Oh ! je savais très bien aussi commentÉrik l’obtenait ! Il remplissait de petites pierres une boîtetrès étroite et très longue, coupée par intervalles de vannes debois et de métal. Les petites pierres, en tombant, rencontraientces vannes et ricochaient de l’une à l’autre, et il s’ensuivait dessons saccadés qui rappelaient à s’y tromper le grésillement d’unepluie d’orage. … Aussi, il fallait voir comme nous tirions lalangue, M. de Chagny et moi, en nous traînant vers la riveclapotante… nos yeux et nos oreilles étaient pleins d’eau, maisnotre langue restait sèche comme de la corne !… Arrivé à laglace, M. de Chagny la lécha… et moi aussi… je léchai la glace…Elle était ardente !… Alors nous roulâmes par terre, avec unrâle désespéré. M. de Chagny approcha de sa tempe le dernierpistolet qui était resté chargé et moi je regardai, à mes pieds, lelacet du Pendjab. Je savais pourquoi, dans ce troisième décor,était revenu l’arbre de fer !… L’arbre de ferm’attendait !… Mais comme je regardais le lacet du Pendjab, jevis une chose qui me fit tressaillir si violemment que M. de Chagnyen fut arrêté dans son mouvement de suicide. Déjà, il murmurait : «Adieu, Christine !… » Je lui avais pris le bras. Et puis jelui pris le pistolet… et puis je me traînai à genoux jusqu’à ce quej’avais vu. Je venais de découvrir auprès du lacet du Pendjab, dansla rainure du parquet, un clou à tête noire dont je n’ignorais pasl’usage… Enfin ! je l’avais trouvé le ressort !… leressort qui allait faire jouer la porte !… qui allait nousdonner la liberté !… qui allait nous livrer Érik. Je tâtai leclou… Je montrai à M. de Chagny une figure rayonnante !… Leclou à tête noire cédait sous ma pression… Et alors… … Et alors cene fut point une porte qui s’ouvrit dans le mur, mais une trappequi se déclencha dans le plancher. Aussitôt, de ce trou noir, del’air frais nous arriva. Nous nous penchâmes sur ce carré d’ombrecomme sur une source limpide. Le menton dans l’ombre fraîche, nousla buvions. Et nous nous courbions de plus en plus au-dessus de latrappe. Que pouvait-il bien y avoir dans ce trou, dans cette cavequi venait d’ouvrir mystérieusement sa porte dans leplancher ?… Il y avait peut-être, là-dedans, de l’eau ?…De l’eau pour boire… J’allongeai le bras dans les ténèbres et jerencontrai une pierre, et puis une autre… un escalier… un noirescalier qui descendait à la cave. Le vicomte était déjà prêt à sejeter dans le trou !… Là-dedans, même si on ne trouvait pointd’eau, on pourrait échapper à l’étreinte rayonnante de cesabominables miroirs. Mais j’arrêtai le vicomte, car je craignais unnouveau tour du monstre et, ma lanterne sourde allumée, jedescendis le premier… L’escalier plongeait dans les ténèbres lesplus profondes et tournait sur lui-même. Ah ! l’adorablefraîcheur de l’escalier et des ténèbres !… Cette fraîcheurdevait moins venir du système de ventilation établi nécessairementpar Érik que de la fraîcheur même de la terre qui devait être toutesaturée d’eau au niveau où nous nous trouvions… Et puis, le lac nedevait pas être loin !… Nous fûmes bientôt au bas del’escalier… Nos yeux commençaient à se faire à l’ombre, àdistinguer autour de nous, des formes… des formes rondes… surlesquelles je dirigeai le jet lumineux de ma lanterne… Destonneaux !…. Nous étions dans la cave d’Érik ! C’est làqu’il devait enfermer son vin et peut-être son eau potable… Jesavais qu’Érik était très amateur de bons crus… Ah ! il yavait là de quoi boire !… M. de Chagny caressait les formesrondes et répétait inlassablement : « Des tonneaux ! destonneaux !… Que de tonneaux !… » En fait, il y en avaitune certaine quantité alignée fort symétriquement sur deux filesentre lesquelles nous nous trouvions… C’étaient des petits tonneauxet j’imaginai qu’Érik les avait choisis de cette taille pour lafacilité du transport dans la maison du Lac !… Nous lesexaminions les uns après les autres cherchant si l’un d’entre euxn’avait point quelque chantepleure nous indiquant par cela mêmequ’on y aurait puisé de temps à autre. Mais tous les tonneauxétaient fort hermétiquement clos. Alors, après en avoir soulevé unà demi pour constater qu’il était plein, nous nous mîmes à genouxet avec la lame d’un petit couteau que j’avais sur moi, je me misen mesure de faire sauter la « bonde ». À ce moment, il me semblaentendre, comme venant de très loin, une sorte de chant monotonedont le rythme m’était connu, car je l’avais entendu très souventdans les rues de Paris : « Tonneaux !… Tonneaux !…Avez-vous des tonneaux… à vendre ?… » Ma main en futimmobilisée sur la bonde… M. de Chagny aussi avait entendu. Il medit : « C’est drôle !… on dirait que c’est le tonneau quichante !… » Le chant reprit plus lointainement… «Tonneaux !… Tonneaux !… Avez-vous des tonneaux àvendre ?… » « Oh ! oh ! je vous jure, fit levicomte, que le chant s’éloigne dans le tonneau !… » Nous nousrelevâmes et allâmes regarder derrière le tonneau… « C’estdedans ! faisait M. de Chagny ; c’est dedans !… »Mais nous n’entendions plus rien… et nous en fûmes réduits àaccuser le mauvais état, le trouble réel de nos sens… Et nousrevînmes à la bonde. M. de Chagny mit ses deux mains réuniesdessous et, d’un dernier effort, je fis sauter la bonde. «Qu’est-ce que c’est que ça ? s’écria tout de suite le vicomte…Ce n’est pas de l’eau ! » Le vicomte avait approché ses deuxmains pleines de ma lanterne… Je me penchai sur les mains duvicomte… et, aussitôt, je rejetai ma lanterne si brusquement loinde nous qu’elle se brisa et s’éteignit… et se perdit pour nous… Ceque je venais de voir dans les mains de M. de Chagny… c’était de lapoudre !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer