Le Fantôme de l’Opéra

Chapitre 2La Marguerite nouvelle

Au premier palier, la Sorelli se heurta au comte de Chagny quimontait. Le comte, ordinairement si calme, montrait une grandeexaltation.

« J’allais chez vous, fit le comte en saluant la jeune femme defaçon fort galante. Ah ! Sorelli, quelle belle soirée !Et Christine Daaé : quel triomphe !

– Pas possible ! protesta Meg Giry. Il y a six mois, ellechantait comme un clou ! Mais laissez-nous passer, mon chercomte, fit la gamine avec une révérence mutine, nous allons auxnouvelles d’un pauvre homme que l’on a trouvé pendu. »

À ce moment passait, affairé, l’administrateur, qui s’arrêtabrusquement en entendant le propos.

« Comment ! Vous savez déjà cela, mesdemoiselles ?fit-il d’un ton assez rude… Eh bien, n’en parlez point… et surtoutque MM. Debienne et Poligny n’en soient pas informés ! ça leurferait trop de peine pour leur dernier jour. »

Tout le monde s’en fut vers le foyer de la danse, qui était déjàenvahi.

Le comte de Chagny avait raison ; jamais gala ne futcomparable à celui-là ; les privilégiés qui y assistèrent enparlent encore à leurs enfants et petits-enfants avec un souvenirému. Songez donc que Gounod, Reyer, Saint-Saëns, Massenet, Guiraud,Delibes, montèrent à tour de rôle au pupitre du chef d’orchestre etdirigèrent eux-mêmes l’exécution de leurs œuvres. Ils eurent, entreautres interprètes, Faure et la Krauss, et c’est ce soir-là que serévéla au Tout-Paris stupéfait et enivré cette Christine Daaé dontje veux, dans cet ouvrage, faire connaître le mystérieuxdestin.

Gounod avait fait exécuter La marche funèbre d’uneMarionnette ; Reyer, sa belle ouverture de Sigurd ;Saint-Saëns, La Danse macabre et une Rêverie orientale ;Massenet, une Marche hongroise inédite ; Guiraud, sonCarnaval ; Delibes, La Valse lente de Sylvia et les pizzicatide Coppélia, Mlles Krauss et Denise Bloch avaient chanté : lapremière, le boléro des Vêpres siciliennes ; la seconde, lebrindisi de Lucrèce Borgia.

Mais tout le triomphe avait été pour Christine Daaé, qui s’étaitfait entendre d’abord dans quelques passages de Roméo et Juliette.C’était la première fois que la jeune artiste chantait cette œuvrede Gounod, qui, du reste, n’avait pas encore été transportée àl’Opéra et que l’Opéra-Comique venait de reprendre longtemps aprèsqu’elle eut été créée à l’ancien Théâtre-Lyrique par Mme Carvalho.Ah ! il faut plaindre ceux qui n’ont point entendu ChristineDaaé dans ce rôle de Juliette, qui n’ont point connu sa grâcenaïve, qui n’ont point tressailli aux accents de sa voixséraphique, qui n’ont point senti s’envoler leur âme avec son âmeau-dessus des tombeaux des amants de Vérone :

« Seigneur ! Seigneur ! Seigneur !pardonnez-nous !»

Eh bien, tout cela n’était encore rien à côté des accentssurhumains qu’elle fit entendre dans l’acte de la prison et le triofinal de Faust, qu’elle chanta en remplacement de la Carlotta,indisposée. On n’avait jamais entendu, jamais vu ça !

Ça, c’était « la Marguerite nouvelle » que révélait la Daaé, uneMarguerite d’une splendeur, d’un rayonnement encoreinsoupçonnés.

La salle tout entière avait salué des mille clameurs de soninénarrable émoi, Christine qui sanglotait et qui défaillait dansles bras de ses camarades. On dut la transporter dans sa loge. Ellesemblait avoir rendu l’âme. Le grand critique P. de St-V. fixa lesouvenir inoubliable de cette minute merveilleuse, dans unechronique qu’il intitula justement La Marguerite nouvelle. Comme ungrand artiste qu’il était, il découvrait simplement que cette belleet douce enfant avait apporté ce soir-là, sur les planches del’Opéra, un peu plus que son art, c’est-à-dire son cœur. Aucun desamis de l’Opéra n’ignorait que le cœur de Christine était resté purcomme à quinze ans, et P. de St-V., déclarait « que pour comprendrece qui venait d’arriver à Daaé, il était dans la nécessitéd’imaginer qu’elle venait d’aimer pour la première fois ! Jesuis peut-être indiscret, ajoutait-il, mais l’amour seul estcapable d’accomplir un pareil miracle, une aussi foudroyantetransformation. Nous avons entendu, il y a deux ans, Christine Daaédans son concours du Conservatoire, et elle nous avait donné unespoir charmant. D’où vient le sublime d’aujourd’hui ? S’il nedescend point du ciel sur les ailes de l’amour, il me faudra penserqu’il monte de l’enfer et que Christine, comme le maître chanteurOfterdingen, a passé un pacte avec le Diable ! Qui n’a pasentendu Christine chanter le trio final de Faust ne connaît pasFaust : l’exaltation de la voix et l’ivresse sacrée d’une âme purene sauraient aller au-delà ! »

Cependant, quelques abonnés protestaient. Comment avait-on puleur dissimuler si longtemps un pareil trésor ? Christine Daaéavait été jusqu’alors un Siebel convenable auprès de cetteMarguerite un peu trop splendidement matérielle qu’était laCarlotta. Et il avait fallu l’absence incompréhensible etinexplicable de la Carlotta, à cette soirée de gala, pour qu’aupied levé la petite Daaé pût donner toute sa mesure dans une partiedu programme réservée à la diva espagnole ! Enfin, comment,privés de Carlotta, MM. Debienne et Poligny s’étaient-ils adressésà la Daaé ? Ils connaissaient donc son génie caché ? Ets’ils le connaissaient, pourquoi le cachaient-ils ? Et elle,pourquoi le cachait-elle ? Chose bizarre, on ne luiconnaissait point de professeur actuel. Elle avait déclaré àplusieurs reprises que, désormais, elle travaillerait toute seule.Tout cela était bien inexplicable.

Le comte de Chagny avait assisté, debout dans sa loge, à cedélire et s’y était mêlé par ses bravos éclatants.

Le comte de Chagny (Philippe-Georges-Marie) avait alorsexactement quarante et un ans. C’était un grand seigneur et un belhomme. D’une taille au-dessus de la moyenne, d’un visage agréable,malgré le front dur et des yeux un peu froids, il était d’unepolitesse raffinée avec les femmes et un peu hautain avec leshommes, qui ne lui pardonnaient pas toujours ses succès dans lemonde. Il avait un cœur excellent et une honnête conscience. Par lamort du vieux comte Philibert, il était devenu le chef d’une desplus illustres et des plus antiques familles de France, dont lesquartiers de noblesse remontaient à Louis le Hutin. La fortune desChagny était considérable, et quand le vieux comte, qui était veuf,mourut, ce ne fut point une mince besogne pour Philippe, que cellequ’il dut accepter de gérer un aussi lourd patrimoine. Ses deuxsœurs et son frère Raoul ne voulurent point entendre parler departage, et ils restèrent dans l’indivision, s’en remettant de toutà Philippe, comme si le droit d’aînesse n’avait point cesséd’exister. Quand les deux sœurs se marièrent, – le même jour, –elles reprirent leurs parts des mains de leur frère, non pointcomme une chose leur appartenant, mais comme une dot dont elles luiexprimèrent leur reconnaissance.

La comtesse de Chagny – née de Moerogis de la Martynière – étaitmorte en donnant le jour à Raoul, né vingt ans après son frèreaîné. Quand le vieux comte était mort, Raoul avait douze ans.Philippe s’occupa activement de l’éducation de l’enfant. Il futadmirablement secondé dans cette tâche par ses sœurs d’abord etpuis par une vieille tante, veuve du marin, qui habitait Brest, etqui donna au jeune Raoul le goût des choses de la mer. Le jeunehomme entra au Borda, en sortit dans les premiers numéros etaccomplit tranquillement son tour du monde. Grâce à de puissantsappuis, il venait d’être désigné pour faire partie de l’expéditionofficielle du Requin, qui avait mission de rechercher dans lesglaces du pôle les survivants de l’expédition du d’Artois, dont onn’avait pas de nouvelles depuis trois ans. En attendant, iljouissait d’un long congé qui ne devait prendre fin que dans sixmois, et les douairières du noble faubourg, en voyant cet enfantjoli, qui paraissait si fragile, le plaignaient déjà des rudestravaux qui l’attendaient.

La timidité de ce marin, je serais presque tenté de dire, soninnocence, était remarquable. Il semblait être sorti la veille dela main des femmes. De fait, choyé par ses deux sœurs et par savieille tante, il avait gardé de cette éducation purement fémininedes manières presque candides, empreintes d’un charme que rien,jusqu’alors, n’avait pu ternir. À cette époque, il avait un peuplus de vingt et un ans et en paraissait dix-huit. Il avait unepetite moustache blonde, de beaux yeux bleus et un teint defille.

Philippe gâtait beaucoup Raoul. D’abord, il en était très fieret prévoyait avec joie une carrière glorieuse pour son cadet danscette marine où l’un de leurs ancêtres, le fameux Chagny de LaRoche, avait tenu rang d’amiral. Il profitait du congé du jeunehomme pour lui montrer Paris, que celui-ci ignorait à peu près dansce qu’il peut offrir de joie luxueuse et de plaisir artistique.

Le comte estimait qu’à l’âge de Raoul trop de sagesse n’est plustout à fait sage. C’était un caractère fort bien équilibré, quecelui de Philippe, pondéré dans ses travaux comme dans sesplaisirs, toujours d’une tenue parfaite, incapable de montrer à sonfrère un méchant exemple. Il l’emmena partout avec lui. Il lui fitmême connaître le foyer de la danse. Je sais bien que l’onracontait que le comte était du « dernier bien » avec la Sorelli.Mais quoi ! pouvait-on faire un crime à ce gentilhomme, restécélibataire, et qui, par conséquent, avait bien des loisirs devantlui, surtout depuis que ses sœurs étaient établies, de venir passerune heure ou deux, après son dîner, dans la compagnie d’unedanseuse qui, évidemment, n’était point très, très spirituelle,mais qui avait les plus jolis yeux du monde ? Et puis, il y ades endroits où un vrai Parisien, quand il tient le rang du comtede Chagny, doit se montrer, et, à cette époque, le foyer de ladanse de l’Opéra était un de ces endroits-là.

Enfin, peut-être Philippe n’eût-il pas conduit son frère dansles coulisses de l’Académie nationale de musique, si celui-cin’avait été le premier, à plusieurs reprises, à le lui demanderavec une douce obstination dont le comte devait se souvenir plustard.

Philippe, après avoir applaudi ce soir-là la Daaé, s’étaittourné du côté de Raoul, et l’avait vu si pâle qu’il en avait étéeffrayé.

« Vous ne voyez donc point, avait dit Raoul, que cette femme setrouve mal ? »

En effet, sur la scène, on devait soutenir Christine Daaé.

« C’est toi qui vas défaillir… fit le comte en se penchant versRaoul. Qu’as-tu donc ? »

Mais Raoul était déjà debout.

« Allons, dit-il, la voix frémissante.

– Où veux-tu aller, Raoul ? interrogea le comte, étonné del’émotion dans laquelle il trouvait son cadet.

– Mais allons voir ! C’est la première fois qu’elle chantecomme ça ! »

Le comte fixa curieusement son frère et un léger sourire vints’inscrire au coin de sa lèvre amusée.

« Bah !… » Et il ajouta tout de suite : « Allons !Allons ! » Il avait l’air enchanté.

Ils furent bientôt à l’entrée des abonnés, qui était fortencombrée. En attendant qu’il pût pénétrer sur la scène, Raouldéchirait ses gants d’un geste inconscient. Philippe, qui étaitbon, ne se moqua point de son impatience. Mais il était renseigné.Il savait maintenant pourquoi Raoul était distrait quand il luiparlait et aussi pourquoi il semblait prendre un si vif plaisir àramener tous les sujets de conversation sur l’Opéra.

Ils pénétrèrent sur le plateau.

Une foule d’habits noirs se pressaient vers le foyer de la danseou se dirigeaient vers les loges des artistes. Aux cris desmachinistes se mêlaient les allocutions véhémentes des chefs deservice. Les figurants du dernier tableau qui s’en vont, les «marcheuses » qui vous bousculent, un portant qui passe, une toilede fond qui descend du cintre, un praticable qu’on assujettit àgrands coups de marteau, l’éternel « place au théâtre » quiretentit à vos oreilles comme la menace de quelque catastrophenouvelle pour votre huit-reflets ou d’un renfoncement solide pourvos reins, tel est l’événement habituel des entractes qui ne manquejamais de troubler un novice comme le jeune homme à la petitemoustache blonde, aux yeux bleus et au teint de fille quitraversait, aussi vite que l’encombrement le lui permettait, cettescène sur laquelle Christine Daaé venait de triompher et souslaquelle Joseph Buquet venait de mourir.

Ce soir-là, la confusion n’avait jamais été plus complète, maisRaoul n’avait jamais été moins timide. Il écartait d’une épaulesolide tout ce qui lui faisait obstacle, ne s’occupant point de cequi se disait autour de lui, n’essayant point de comprendre lespropos effarés des machinistes. Il était uniquement préoccupé dudésir de voir celle dont la voix magique lui avait arraché le cœur.Oui, il sentait bien que son pauvre cœur tout neuf ne luiappartenait plus, Il avait bien essayé de le défendre depuis lejour où Christine, qu’il avait connue toute petite, lui étaitréapparue, Il avait ressenti en face d’elle une émotion très doucequ’il avait voulu chasser, à la réflexion, car il s’était juré,tant il avait le respect de lui-même et de sa foi, de n’aimer quecelle qui serait sa femme, et il ne pouvait, une seconde,naturellement, songer à épouser une chanteuse ; mais voilàqu’à l’émotion très douce avait succédé une sensation atroce.Sensation ? Sentiment ? Il y avait là-dedans du physiqueet du moral. Sa poitrine lui faisait mal, comme si on la lui avaitouverte pour lui prendre le cœur. Il sentait là un creux affreux,un vide réel qui ne pourrait jamais plus être rempli que par lecœur de l’autre ! Ce sont là des événements d’une psychologieparticulière qui, paraît-il, ne peuvent être compris que de ceuxqui ont été frappés, par l’amour, de ce coup étrange appelé, dansle langage courant, « coup de foudre ».

Le comte Philippe avait peine à le suivre. Il continuait desourire.

Au fond de la scène, passé la double porte qui s’ouvre sur lesdegrés qui conduisent au foyer et sur ceux qui mènent aux loges degauche du rez-de-chaussée, Raoul dut s’arrêter devant la petitetroupe de rats qui, descendus à l’instant de leur grenier,encombraient le passage dans lequel il voulait s’engager. Plus d’unmot plaisant lui fut décoché par de petites lèvres fardéesauxquelles il ne répondit point ; enfin, il put passer ets’enfonça dans l’ombre d’un corridor tout bruyant des exclamationsque faisaient entendre d’enthousiastes admirateurs. Un nom couvraittoutes les rumeurs : Daaé ! Daaé ! Le comte, derrièreRaoul, se disait : « Le coquin connaît le chemin ! », et il sedemandait comment il l’avait appris. Jamais il n’avait conduitlui-même Raoul chez Christine. Il faut croire que celui-ci y étaitallé tout seul pendant que le comte restait à l’ordinaire àbavarder au foyer avec la Sorelli, qui le priait souvent dedemeurer près d’elle jusqu’au moment où elle entrait en scène, etqui avait parfois cette manie tyrannique de lui donner à garder lespetites guêtres avec lesquelles elle descendait de sa loge et dontelle garantissait le lustre de ses souliers de satin et la nettetéde son maillot chair. La Sorelli avait une excuse : elle avaitperdu sa mère.

Le comte, remettant à quelques minutes la visite qu’il devaitfaire à la Sorelli, suivait donc la galerie qui conduisait chez laDaaé, et constatait que ce corridor n’avait jamais été aussifréquenté que ce soir, où tout le théâtre semblait bouleversé dusuccès de l’artiste et aussi de son évanouissement. Car la belleenfant n’avait pas encore repris connaissance, et on était alléchercher le docteur du théâtre, qui arriva sur ces entrefaites,bousculant les groupes et suivi de près par Raoul, qui lui marchaitsur les talons.

Ainsi, le médecin et l’amoureux se trouvèrent dans le mêmemoment aux côtés de Christine, qui reçut les premiers soins de l’unet ouvrit les yeux dans les bras de l’autre. Le comte était resté,avec beaucoup d’autres, sur le seuil de la porte devant laquelle ons’étouffait.

« Ne trouvez-vous point, docteur, que ces messieurs devraient“dégager” un peu la loge ? demanda Raoul avec une incroyableaudace. On ne peut plus respirer ici.

– Mais vous avez parfaitement raison », acquiesça le docteur, etil mit tout le monde à la porte, à l’exception de Raoul et de lafemme de chambre.

Celle-ci regardait Raoul avec des yeux agrandis par le plussincère ahurissement. Elle ne l’avait jamais vu.

Elle n’osa pas toutefois le questionner.

Et le docteur s’imagina que si le jeune homme agissait ainsi,c’était évidemment parce qu’il en avait le droit. Si bien que levicomte resta dans cette loge à contempler la Daaé renaissant à lavie, pendant que les deux directeurs, MM. Debienne et Polignyeux-mêmes, qui étaient venus pour exprimer leur admiration à leurpensionnaire, étaient refoulés dans le couloir, avec des habitsnoirs. Le comte de Chagny, rejeté comme les autres dans lecorridor, riait aux éclats.

« Ah ! le coquin ! Ah ! le coquin ! »

Et il ajoutait, in petto : « Fiez-vous donc à ces jouvenceauxqui prennent des airs de petites filles ! »

Il était radieux. Il conclut : « C’est un Chagny ! » et ilse dirigea vers la loge de la Sorelli ; mais celle-cidescendait au foyer avec son petit troupeau tremblant de peur, etle comte la rencontra en chemin, comme il a été dit.

Dans la loge, Christine Daaé avait poussé un profond soupirauquel avait répondu un gémissement. Elle tourna la tête et vitRaoul et tressaillit. Elle regarda le docteur auquel elle sourit,puis sa femme de chambre, puis encore Raoul.

« Monsieur ! demanda-t-elle à ce dernier, d’une voix quin’était encore qu’un souffle… qui êtes-vous ?

– Mademoiselle, répondit le jeune homme qui mit un genou enterre et déposa un ardent baiser sur la main de la diva,mademoiselle, je suis le petit enfant qui est allé ramasser votreécharpe dans la mer. »

Christine regarda encore le docteur et la femme de chambre ettous trois se mirent à rire. Raoul se releva très rouge.

« Mademoiselle, puisqu’il vous plaît de ne point me reconnaître,je voudrais vous dire quelque chose en particulier, quelque chosede très important.

– Quand j’irai mieux, monsieur, voulez-vous ?… – et sa voixtremblait. – Vous êtes très gentil…

– Mais il faut vous en aller… ajouta le docteur avec son plusaimable sourire. Laissez-moi soigner mademoiselle.

– Je ne suis pas malade », fit tout à coup Christine avec uneénergie aussi étrange qu’inattendue.

Et elle se leva en se passant d’un geste rapide une main sur lespaupières.

« Je vous remercie, docteur !… J’ai besoin de rester seule…Allez-vous-en tous ! je vous en prie… laissez-moi… Je suistrès nerveuse ce soir… »

Le médecin voulut faire entendre quelques protestations, maisdevant l’agitation de la jeune femme, il estima que le meilleurremède à un pareil état consistait à ne point la contrarier. Et ils’en alla avec Raoul, qui se trouva dans le couloir, trèsdésemparé. Le docteur lui dit :

« Je ne la reconnais plus ce soir… elle, ordinairement si douce…»

Et il le quitta.

Raoul restait seul. Toute cette partie du théâtre était désertemaintenant. On devait procéder à la cérémonie d’adieux, au foyer dela danse. Raoul pensa que la Daaé s’y rendrait peut-être et ilattendit dans la solitude et le silence. Il se dissimula même dansl’ombre propice d’un coin de porte. Il avait toujours cetteaffreuse douleur à la place du cœur. Et c’était de cela qu’ilvoulait parler à la Daaé, sans retard. Soudain la loge s’ouvrit etil vit la soubrette qui s’en allait toute seule, emportant despaquets. Il l’arrêta au passage et lui demanda des nouvelles de samaîtresse. Elle lui répondit en riant que celle-ci allait tout àfait bien, mais qu’il ne fallait point la déranger parce qu’elledésirait rester seule. Et elle se sauva. Une idée traversa lacervelle embrasée de Raoul : Évidemment la Daaé voulait resterseule pour lui !… Ne lui avait-il point dit qu’il désiraitl’entretenir particulièrement et n’était-ce point là la raison pourlaquelle elle avait fait le vide autour d’elle ? Respirant àpeine, il se rapprocha de sa loge et l’oreille penchée contre laporte pour entendre ce qu’on allait lui répondre, et il se disposaà frapper. Mais sa main retomba. Il venait de percevoir, dans laloge, une voix d’homme, qui disait sur une intonationsingulièrement autoritaire : « Christine, il faut m’aimer !»

Et la voix de Christine, douloureuse, que l’on devinaitaccompagnée de larmes, une voix tremblante, répondait :

« Comment pouvez-vous me dire cela ? Moi qui ne chante quepour vous ! »

Raoul s’appuya au panneau, tant il souffrait. Son cœur, qu’ilcroyait parti pour toujours, était revenu dans sa poitrine et luidonnait des coups retentissants. Tout le couloir en résonnait etles oreilles de Raoul en étaient comme assourdies. Sûrement, si soncœur continuait à faire autant de tapage, on allait l’entendre, onallait ouvrir la porte et le jeune homme serait honteusementchassé. Quelle position pour un Chagny ! Écouter derrière uneporte ! Il prit son cœur à deux mains pour le faire taire.Mais un cœur, ce n’est point la gueule d’un chien et même quand ontient la gueule d’un chien à deux mains, – un chien qui aboieinsupportablement, – on l’entend gronder toujours.

La voix d’homme reprit :

« Vous devez être bien fatiguée ?

– Oh ! ce soir, je vous ai donné mon âme et je suismorte.

– Ton âme est bien belle, mon enfant, reprit la voix graved’homme et je te remercie. Il n’y a point d’empereur qui ait reçuun pareil cadeau ! Les anges ont pleuré ce soir. »

Après ces mots : les anges ont pleuré ce soir, le vicomten’entendit plus rien.

Cependant, il ne s’en alla point, mais, comme il craignaitd’être surpris, il se rejeta dans son coin d’ombre, décidé àattendre là que l’homme quittât la loge. À la même heure il venaitd’apprendre l’amour et la haine. Il savait qu’il aimait. Il voulaitconnaître qui il haïssait. À sa grande stupéfaction la portes’ouvrit, et Christine Daaé, enveloppée de fourrures et la figurecachée sous une dentelle, sortit seule. Elle referma la porte, maisRaoul observa qu’elle ne refermait point à clef. Elle passa. Il nela suivit même point des yeux, car ses yeux étaient sur la portequi ne se rouvrait pas. Alors, le couloir étant à nouveau désert,il le traversa. Il ouvrit la porte de la loge et la refermaaussitôt derrière lui. Il se trouvait dans la plus opaqueobscurité. On avait éteint le gaz.

« Il y a quelqu’un ici ! fit Raoul d’une voix vibrante.Pourquoi se cache-t-il ? »

Et ce disant, il s’appuyait toujours du dos à la porteclose.

La nuit et le silence. Raoul n’entendait que le bruit de sapropre respiration. Il ne se rendait certainement point compte quel’indiscrétion de sa conduite dépassait tout ce que l’on pouvaitimaginer.

« Vous ne sortirez d’ici que lorsque je le permettrai !s’écria le jeune homme. Si vous ne me répondez pas, vous êtes unlâche ! Mais je saurai bien vous démasquer ! »

Et il fit craquer son allumette. La flamme éclaira la loge. Iln’y avait personne dans la loge ! Raoul, après avoir pris soinde fermer la porte à clef, alluma les globes, les lampes. Ilpénétra dans le cabinet de toilette, ouvrit les armoires, chercha,tâta de ses mains moites les murs. Rien !

« Ah ! ça, dit-il tout haut, est-ce que je deviensfou ? »

Il resta ainsi dix minutes, à écouter le sifflement du gaz dansla paix de cette loge abandonnée ; amoureux, il ne songea mêmepoint à dérober un ruban qui lui eût apporté le parfum de cellequ’il aimait. Il sortit, ne sachant plus ce qu’il faisait ni où ilallait. À un moment de son incohérente déambulation, un air glacévint le frapper au visage. Il se trouvait au bas d’un étroitescalier que descendait, derrière lui, un cortège d’ouvrierspenchés sur une espèce de brancard que recouvrait un lingeblanc.

« La sortie, s’il vous plaît ? fit-il à l’un de ceshommes.

– Vous voyez bien ! en face de vous, lui fut-il répondu. Laporte est ouverte. Mais laissez-nous passer. »

Il demanda machinalement en montrant le brancard : « Qu’est-ceque c’est que ça ? » L’ouvrier répondit :

« Ça, c’est Joseph Buquet que l’on a trouvé pendu dans letroisième dessous, entre un portant et un décor du Roi de Lahore.»

Il s’effaça devant le cortège, salua et sortit.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer