Le Fantôme de l’Opéra

Chapitre 11Les supplices commencent

La voix répéta avec fureur :

« Qu’est-ce que tu as fait de mon sac ? »

Christine Daaé ne devait pas trembler plus que nous.

« C’était pour me prendre mon sac que tu voulais que je tedélivre, dis ?… »

On entendit des pas précipités, la course de Christine quirevenait dans la chambre Louis-Philippe, comme pour chercher unabri devant notre mur.

« Pourquoi fuis-tu ? disait la voix rageuse qui avaitsuivi… Veux-tu bien me rendre mon sac ! Tu ne sais donc pasque c’est le sac de la vie et de la mort ?

– Écoutez-moi, Érik, soupira la jeune femme… puisque désormaisil est entendu que nous devons vivre ensemble… qu’est-ce que çavous fait ?… Tout ce qui est à vous m’appartient !… »

Cela était dit d’une façon si tremblante que cela faisait pitié.La malheureuse devait employer ce qui lui restait d’énergie àsurmonter sa terreur… Mais ce n’était point avec d’aussi enfantinessupercheries, dites en claquant des dents, qu’on pouvait surprendrele monstre.

« Vous savez bien qu’il n’y a là-dedans que deux clefs…Qu’est-ce que vous voulez faire ? demanda-t-il.

– Je voudrais, fit-elle, visiter cette chambre que je ne connaispas et que vous m’avez toujours cachée… C’est une curiosité defemme ! ajouta-t-elle, sur un ton qui voulait se faire enjouéet qui ne dut réussir qu’à augmenter la méfiance d’Érik tant ilsonnait faux…

– Je n’aime pas les femmes curieuses ! répliqua Érik, etvous devriez vous méfier depuis l’histoire de Barbe-Bleue…Allons ! rendez-moi mon sac !… rendez-moi mon sac !…Veux-tu laisser la clef !… Petite curieuse ! »

Et il ricana pendant que Christine poussait un cri de douleur…Érik venait de lui reprendre le sac.

C’est à ce moment que le vicomte, ne pouvant plus se retenir,jeta un cri de rage et d’impuissance, que je parvins biendifficilement à étouffer sur ses lèvres…

« Ah mais ! fit le monstre… Qu’est-ce que c’est queça ?… Tu n’as pas entendu, Christine ?

– Non ! non ! répondait la malheureuse ; je n’airien entendu !

– Il me semblait qu’on avait jeté un cri !

– Un cri !… Est-ce que vous devenez fou, Érik ?… Quivoulez-vous donc qui crie, au fond de cette demeure ?… C’estmoi qui ai crié, parce que vous me faisiez mal !… Moi, je n’airien entendu !…

– Comme tu me dis cela !… Tu trembles !… Te voilà bienémue !… Tu mens !… On a crié ! on a crié !… Ily a quelqu’un dans la chambre des supplices !… Ah ! jecomprends maintenant !…

– Il n’y a personne, Érik !…

– Je comprends !…

– Personne !…

– Ton fiancé… peut-être !…

– Eh ! je n’ai pas de fiancé !… Vous le savezbien !… »

Encore un ricanement mauvais.

« Du reste, c’est si facile de le savoir… Ma petite Christine,mon amour… on n’a pas besoin d’ouvrir la porte pour voir ce qui sepasse dans la chambre des supplices… Veux-tu voir ? veux-tuvoir ?… Tiens !… S’il y a quelqu’un… s’il y a vraimentquelqu’un, tu vas voir s’illuminer tout là-haut, près du plafond,la fenêtre invisible… Il suffit d’en tirer le rideau noir et puisd’éteindre ici… Là, c’est fait… Éteignons ! Tu n’as pas peurde la nuit, en compagnie de ton petit mari !… »

Alors, on entendit la voix agonisante de Christine.

« Non !… J’ai peur !… Je vous dis que j’ai peur dansla nuit !… Cette chambre ne m’intéresse plus du tout !…C’est vous qui me faites tout le temps peur, comme à une enfant,avec cette chambre des supplices !… Alors, j’ai été curieuse,c’est vrai !… Mais elle ne m’intéresse plus du tout… dutout !… »

Et ce que je craignais par-dessus tout, commençaautomatiquement… Nous fûmes, tout à coup, inondés delumière !… Oui, derrière notre mur, ce fut comme unembrasement. Le vicomte de Chagny, qui ne s’y attendait pas, en futtellement surpris qu’il en chancela. Et la voix de colère éclata àcôté.

« Je te disais qu’il y avait quelqu’un !… La vois-tumaintenant, la fenêtre ?… la fenêtre lumineuse !… Toutlà-haut !… Celui qui est derrière ce mur ne la voit pas,lui !… Mais, toi, tu vas monter sur l’échelle double. Elle estlà pour cela !… Tu m’as demandé souvent à quoi elle servait…Eh bien, te voilà renseignée maintenant !… Elle sert àregarder par la fenêtre de la chambre des supplices… petitecurieuse !…

– Quels supplices ?… quels supplices y a-t-illà-dedans ?… Érik ! Érik ! dites-moi que vous voulezme faire peur !… Dites-le-moi, si vous m’aimez, Érik !…N’est-ce pas qu’il n’y a pas de supplices ? Ce sont deshistoires pour les enfants !…

– Allez voir, ma chérie, à la petite fenêtre !… »

Je ne sais si le vicomte, à côté de moi, entendait maintenant lavoix défaillante de la jeune femme, tant il était occupé duspectacle inouï qui venait de surgir à son regard éperdu… Quant àmoi qui avais vu ce spectacle-là déjà trop souvent, par la petitefenêtre des heures roses de Mazenderan, je n’étais occupé que de cequi se disait à côté, y cherchant une raison d’agir, une résolutionà prendre.

« Allez voir, allez voir à la petite fenêtre !… Vous medirez !… Vous me direz après comment il a le nez fait !»

Nous entendîmes rouler l’échelle que l’on appliqua contre lemur…

« Montez donc !… Non !… Non, je vais monter, moi, machérie !…

– Eh bien, oui… je vais voir… laissez-moi !

– Ah ! ma petite chérie !… Ma petite chérie !…que vous êtes mignonne… Bien gentil à vous de m’épargner cettepeine à mon âge !… Vous me direz comment il a le nezfait !… Si les gens se doutaient du bonheur qu’il y a à avoirun nez… un nez bien à soi… jamais ils ne viendraient se promenerdans la chambre des supplices !… »

À ce moment, nous entendîmes distinctement au-dessus de nostêtes, ces mots :

« Mon ami, il n’y a personne !…

– Personne ?… Vous êtes sûre qu’il n’y apersonne ?…

– Ma foi, non… il n’y a personne…

– Eh bien, tant mieux !… Qu’avez-vous, Christine ?… Ehbien, quoi ! Vous n’allez pas vous trouver mal !…Puisqu’il n’y a personne !… Mais comment trouvez-vous lepaysage ?…

– Oh ! très bien !…

– Allons ! ça va mieux !… N’est-ce pas, ça vamieux !… Tant mieux, ça va mieux !… Pas d’émotion !…Et quelle drôle de maison, n’est-ce pas, où l’on peut voir despaysages pareils ?…

– Oui, on se croirait au Musée Grévin !… Mais, dites donc,Érik… il n’y a pas de supplices là-dedans !… Savez-vous quevous m’avez fait une peur !…

– Pourquoi, puisqu’il n’y a personne !…

– C’est vous qui avez fait cette chambre-là, Érik ?…Savez-vous que c’est très beau ! Décidément, vous êtes ungrand artiste, Érik…

– Oui, un grand artiste “dans mon genre”.

– Mais, dites-moi, Érik, pourquoi avez-vous appelé cette chambrela chambre des supplices ?…

– Oh ! c’est bien simple. D’abord, qu’est-ce que vous avezvu ?

– J’ai vu une forêt !…

– Et qu’est-ce qu’il y a dans une forêt ?

– Des arbres !…

– Et qu’est-ce qu’il y a dans un arbre ?

– Des oiseaux…

– Tu as vu des oiseaux…

– Non, je n’ai pas vu d’oiseaux.

– Alors, qu’as-tu vu ? cherche !… Tu as vu desbranches ! Et qu’est-ce qu’il y a dans une branche ? ditla voix terrible… Il y a un gibet ! Voilà pourquoi j’appellema forêt la chambre des supplices !… Tu vois, ce n’est qu’unefaçon de parler ! Tout cela est pour rire ! Moi, je nem’exprime jamais comme les autres !… Je ne fais rien comme lesautres !… Mais j’en suis bien fatigué !… bienfatigué !… J’en ai assez, vois-tu, d’avoir une forêt dans mamaison, et une chambre des supplices !… Et d’être logé commeun charlatan au fond d’une boîte à double fond !… J’en aiassez ! j’en ai assez !… Je veux avoir un appartementtranquille, avec des portes et des fenêtres ordinaires et unehonnête femme dedans, comme tout le monde !… Tu devraiscomprendre cela, Christine, et je ne devrais pas avoir besoin de tele répéter à tout bout de champ !… Une femme comme tout lemonde !… Une femme que j’aimerais, que je promènerais, ledimanche, et que je ferais rire toute la semaine ! Ah !tu ne t’ennuierais pas avec moi ! J’ai plus d’un tour dans monsac, sans compter les tours de cartes !… Tiens ! veux-tuque je te fasse des tours de cartes ? Cela nous fera toujourspasser quelques minutes, en attendant demain soir, onzeheures !… Ma petite Christine !… Ma petiteChristine !… Tu m’écoutes ?… Tu ne me repoussesplus !… dis ? Tu m’aimes !… Non, tu ne m’aimespas !… Mais ça ne fait rien ! tu m’aimeras !Autrefois, tu ne pouvais pas regarder mon masque à cause que tusavais ce qu’il y a derrière… Et maintenant, tu veux bien leregarder et tu oublies ce qu’il y a derrière, et tu veux bien neplus me repousser !… On s’habitue à tout, quand on veut bien…quand on a la bonne volonté !… Que de jeunes gens qui nes’aimaient pas avant le mariage se sont adorés après !Ah ! je ne sais plus ce que je dis… Mais tu t’amuserais bienavec moi !… Il n’y en a pas un comme moi, par exemple, ça, jele jure devant le bon Dieu qui nous mariera – si tu es raisonnable– il n’y en a pas un comme moi pour faire le ventriloque ! Jesuis le premier ventriloque du monde !… Tu ris !… Tu neme crois peut-être pas !… Écoute ! »

Le misérable (qui était, en effet, le premier ventriloque dumonde) étourdissait la petite (je m’en rendais parfaitement compte)pour détourner son attention de la chambre des supplices !…Calcul stupide !… Christine ne pensait qu’à nous !… Ellerépéta à plusieurs reprises, sur le ton le plus doux qu’elle puttrouver et de la plus ardente supplication :

« Éteignez la petite fenêtre !… Érik ! éteignez doncla petite fenêtre !… »

Car elle pensait bien que cette lumière, soudain apparue à lapetite fenêtre, et dont le monstre avait parlé d’une façon simenaçante, avait sa raison terrible d’être… Une seule chose devaitmomentanément la tranquilliser, c’est qu’elle nous avait vus tousdeux, derrière le mur, au centre du magnifique embrasement, deboutet bien portants !… Mais elle eût été plus rassurée,certes !… si la lumière s’était éteinte…

L’autre avait déjà commencé à faire le ventriloque. Il disait:

« Tiens, je soulève un peu mon masque ! Oh ! un peuseulement… Tu vois mes lèvres ? Ce que j’ai de lèvres ?Elles ne remuent pas !… Ma bouche est fermée… mon espèce debouche… et cependant tu entends ma voix !… Je parle avec monventre… c’est tout naturel… on appelle ça être ventriloque !…C’est bien connu : écoute ma voix… où veux-tu qu’elle aille ?Dans ton oreille gauche ? dans ton oreille droite ?… dansla table ?… dans les petits coffrets d’ébène de lacheminée ?… Ah ! cela t’étonne… Ma voix est dans lespetits coffrets de la cheminée ! La veux-tu lointaine ?…La veux-tu prochaine ?… Retentissante ?… Aiguë ?…Nasillarde ?… Ma voix se promène partout !…partout !… Écoute, ma chérie… dans le petit coffret de droitede la cheminée, et écoute ce qu’elle dit : Faut-il tourner lescorpion ?… Et maintenant, crac ! écoute encore cequ’elle dit dans le petit coffret de gauche : Faut-il tourner lasauterelle ?… Et maintenant, crac !… La voici dans lepetit sac en cuir… Qu’est-ce qu’elle dit ? « Je suis le petitsac de la vie et de la mort ! » Et maintenant, crac !… lavoici dans la gorge de la Carlotta, au fond de la gorge dorée, dela gorge de cristal de la Carlotta, ma parole !… Qu’est-cequ’elle dit ? Elle dit : “C’est moi, monsieur crapaud !c’est moi qui chante : J’écoute cette voix solitaire… couac !…qui chante dans mon couac !…” Et maintenant, crac, elle estarrivée sur une chaise de la loge du fantôme… et elle dit : «Madame Carlotta chante ce soir à décrocher le lustre !… » Etmaintenant, crac !… Ah ! ah ! ah ! ah !…où est la voix d’Érik ?… Écoute, Christine, ma chérie !…Écoute… Elle est derrière la porte de la chambre dessupplices !… Écoute-moi !… C’est moi qui suis dans lachambre des supplices !… Et qu’est-ce que je dis ? Je dis: « Malheur à ceux qui ont le bonheur d’avoir un nez, un vrai nez àeux et qui viennent se promener dans la chambre dessupplices !… Ah ! ah ! ah ! »

Maudite voix du formidable ventriloque ! Elle étaitpartout, partout !… Elle passait par la petite fenêtreinvisible… à travers les murs… elle courait autour de nous… entrenous… Érik était là !… Il nous parlait !… Nous fîmes ungeste comme pour nous jeter sur lui mais, déjà, plus rapide, plusinsaisissable que la voix sonore de l’écho, la voix d’Érik avaitrebondi derrière le mur !…

Bientôt, nous ne pûmes plus rien entendre du tout, car voici cequi se passa :

La voix de Christine :

« Érik ! Érik !… Vous me fatiguez avec votre voix…Taisez-vous, Érik !… Ne trouvez-vous pas qu’il fait chaudici ?…

– Oh ! oui ! répond la voix d’Érik, la chaleur devientinsupportable !… »

Et encore la voix râlante d’angoisse de Christine :

« Qu’est-ce que c’est que ça !… Le mur est toutchaud !… Le mur est brûlant !…

– Je vais vous dire, Christine, ma chérie, c’est à cause de “laforêt d’à côté !…”.

– Eh bien… que voulez-vous dire !… la forêt ?…

– Vous n’avez donc pas vu que c’était une forêt duCongo ?»

Et le rire du monstre s’éleva si terrible que nous nedistinguions plus les clameurs suppliantes de Christine !… Levicomte de Chagny criait et frappait contre les murs comme un fou…Je ne pouvais plus le retenir… Mais on n’entendait que le rire dumonstre… et le monstre lui-même ne dut entendre que son rire… Etpuis il y eut le bruit d’une rapide lutte, d’un corps qui tombe surle plancher et que l’on traîne… et l’éclat d’une porte fermée àtoute volée… et puis, plus rien, plus rien autour de nous que lesilence embrasé de midi… au cœur d’une forêt d’Afrique !…

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