Le Fantôme de l’Opéra

Chapitre 3 «Christine ! Christine ! »

La première pensée de Raoul, après la disparition fantastique deChristine Daaé, avait été pour accuser Érik. Il ne doutait plus dupouvoir quasi surnaturel de l’Ange de la musique, dans ce domainede l’Opéra, où celui-ci avait diaboliquement établi son empire.

Et Raoul s’était rué sur la scène, dans une folie de désespoiret d’amour. « Christine ! Christine ! » gémissait-il,éperdu, l’appelant comme elle devait l’appeler du fond de cegouffre obscur où le monstre l’avait emportée comme une proie,toute frémissante encore de son exaltation divine, toute vêtue dublanc linceul dans lequel elle s’offrait déjà aux anges duparadis !

« Christine ! Christine ! » répétait Raoul… et il luisemblait entendre les cris de la jeune fille à travers ces planchesfragiles qui le séparaient d’elle ! Il se penchait, ilécoutait !… il errait sur le plateau comme un insensé.Ah ! descendre ! descendre ! descendre ! dansce puits de ténèbres dont toutes les issues lui sontfermées !

Ah ! cet obstacle fragile qui glisse à l’ordinaire sifacilement sur lui-même pour laisser apercevoir le gouffre où toutson désir tend… ces planches que son pas fait craquer et quisonnent sous son poids le prodigieux vide des « dessous »… cesplanches sont plus qu’immobiles ce soir : elles paraissentimmuables… Elles se donnent des airs solides de n’avoir jamaisremué… et voilà que les escaliers qui permettent de descendre sousla scène sont interdits à tout le monde !…

« Christine ! Christine !… » On le repousse en riant…On se moque de lui… On croit qu’il a la cervelle dérangée, lepauvre fiancé !…

Dans quelle course forcenée, parmi les couloirs de nuit et demystère connus de lui seul, Érik a-t-il entraîné la pure enfantjusqu’à ce repaire affreux de la chambre Louis-Philippe, dont laporte s’ouvre sur ce lac d’Enfer ?… « Christine !Christine ! Tu ne réponds pas ! Es-tu seulement encorevivante, Christine ? N’as-tu point exhalé ton dernier souffledans une minute de surhumaine horreur, sous l’haleine embrasée dumonstre ? »

D’affreuses pensées traversent comme de foudroyants éclairs lecerveau congestionné de Raoul.

Évidemment, Érik a dû surprendre leur secret, savoir qu’il étaittrahi par Christine ! Quelle vengeance va être lasienne !

Que n’oserait l’Ange de la musique, précipité du haut de sonorgueil ? Christine entre les bras tout-puissants du monstreest perdue !

Et Raoul pense encore aux étoiles d’or qui sont venues la nuitdernière errer sur son balcon, que ne les a-t-il foudroyées de sonarme impuissante !

Certes ! il y a des yeux extraordinaires d’homme qui sedilatent dans les ténèbres et brillent comme des étoiles ou commeles yeux des chats. (Certains hommes albinos, qui paraissent avoirdes yeux de lapin le jour ont des yeux de chat la nuit, chacun saitcela !) Oui, oui, c’était bien sur Érik que Raoul avaittiré ! Que ne l’avait-il tué ? Le monstre s’était enfuipar la gouttière comme les chats ou les forçats qui – chacun saitencore cela – escaladeraient le ciel à pic, avec l’appui d’unegouttière.

Sans doute Érik méditait alors quelque entreprise décisivecontre le jeune homme, mais il avait été blessé, et il s’étaitsauvé pour se retourner contre la pauvre Christine.

Ainsi pense cruellement le pauvre Raoul en courant à la loge dela chanteuse…

« Christine !… Christine !… » Des larmes amèresbrûlent les paupières du jeune homme qui aperçoit épars sur lesmeubles les vêtements destinés à vêtir sa belle fiancée à l’heurede leur fuite !… Ah ! que n’a-t-elle voulu partir plustôt ! Pourquoi avoir tant tardé ?… Pourquoi avoir jouéavec la catastrophe menaçante ?… avec le cœur dumonstre ?… Pourquoi avoir voulu, pitié suprême ! jeter enpâture dernière à cette âme de démon, ce chant céleste…

Anges purs ! Anges radieux !

Portez mon âme au sein des cieux !…

Raoul dont la gorge roule des sanglots, des serments et desinjures, tâte de ses paumes malhabiles la grande glace qui s’estouverte un soir devant lui pour laisser Christine descendre auténébreux séjour. Il appuie, il presse, il tâtonne… mais la glace,il paraît, n’obéit qu’à Érik… Peut-être les gestes sont-ilsinutiles avec une glace pareille ?… Peut-être suffirait-il deprononcer certains mots ?… Quand il était tout petit enfant onlui racontait qu’il y avait des objets qui obéissaient ainsi à laparole !

Tout à coup, Raoul se rappelle… « une grille donnant sur la rueScribe… Un souterrain montant directement du Lac à la rue Scribe… »Oui, Christine lui a bien parlé de cela !… Et après avoirconstaté, hélas ! que la lourde clef n’est plus dans lecoffret, il n’en court pas moins à la rue Scribe…

Le voilà dehors, il promène ses mains tremblantes sur lespierres cyclopéennes, il cherche des issues… il rencontre desbarreaux… sont-ce ceux-là ?… ou ceux-là ?… ou encoren’est-ce point ce soupirail ?… Il plonge des regardsimpuissants entre les barreaux… quelle nuit profondelà-dedans !… Il écoute !… Quel silence !… Il tourneautour du monument !… Ah ! voici de vastesbarreaux ! des grilles prodigieuses !… C’est la porte dela cour de l’administration !

… Raoul court chez la concierge : « Pardon, madame, vous nepourriez pas m’indiquer une porte grillée, oui une porte faite debarreaux, de barreaux… de fer… qui donne sur la rue Scribe… et quiconduit au Lac ! Vous savez bien, le Lac ? Oui, le Lac,quoi ! Le lac qui est sous la terre… sous la terre del’Opéra.

– Monsieur, je sais bien qu’il y a un lac sous l’Opéra, mais jene sais quelle porte y conduit… je n’y suis jamaisallée !…

– Et la rue Scribe, madame ? La rue Scribe ? Yêtes-vous jamais allée dans la rue Scribe ? »

Elle rit ! Elle éclate de rire ! Raoul s’enfuit enmugissant, il bondit, grimpe des escaliers, en descend d’autres,traverse toute l’administration, se retrouve dans la lumière du «plateau ».

Il s’arrête, son cœur bat à se rompre dans sa poitrine haletante: si on avait retrouvé Christine Daaé ? Voici un groupe : ilinterroge :

« Pardon, messieurs, vous n’avez pas vu Christine Daaé ?»

Et l’on rit.

À la même minute, le plateau gronde d’une rumeur nouvelle, et,dans une foule d’habits noirs qui l’entourent de force mouvementsde bras explicatifs, apparaît un homme qui, lui, semble fort calmeet montre une mine aimable, toute rose et toute joufflue, encadréede cheveux frisés, éclairée par deux yeux bleus d’une sérénitémerveilleuse. L’administrateur Mercier désigne le nouvel arrivantau vicomte de Chagny en lui disant :

« Voici l’homme, monsieur, à qui il faudra désormais poser votrequestion. Je vous présente monsieur le commissaire de policeMifroid.

– Ah ! monsieur le vicomte de Chagny ! Enchanté devous voir, monsieur, fait le commissaire. Si vous voulez prendre lapeine de me suivre… Et maintenant où sont les directeurs ?… oùsont les directeurs ?… »

Comme l’administrateur se tait, le secrétaire Rémy prend sur luid’apprendre à M. le commissaire que MM. les directeurs sontenfermés dans leur bureau et qu’ils ne connaissent encore rien del’événement.

« Est-il possible !… Allons à leur bureau ! »

Et M. Mifroid, suivi d’un cortège toujours grossissant, sedirige vers l’administration. Mercier profite de la cohue pourglisser une clef dans la main de Gabriel :

« Tout cela tourne mal, lui murmure-t-il… Va donc donner del’air à la mère Giry… »

Et Gabriel s’éloigne.

Bientôt on est arrivé devant la porte directoriale. C’est envain que Mercier fait entendre ses objurgations, la porte nes’ouvre pas.

« Ouvrez au nom de la loi ! » commande la voix claire et unpeu inquiète de M. Mifroid.

Enfin la porte s’ouvre. On se précipite dans les bureaux, surles pas du commissaire.

Raoul est le dernier à entrer. Comme il se dispose à suivre legroupe dans l’appartement, une main se pose sur son épaule et ilentend ces mots prononcés à son oreille : « Les secrets d’Érik neregardent personne ! »

Il se retourne en étouffant un cri. La main qui s’était poséesur son épaule est maintenant sur les lèvres d’un personnage auteint d’ébène, aux yeux de jade et coiffé d’un bonnet d’astrakan…Le Persan !

L’inconnu prolonge le geste qui recommande la discrétion, etdans le moment que le vicomte, stupéfait, va lui demander la raisonde sa mystérieuse intervention, il salue et disparaît.

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