Le Fantôme de l’Opéra

Chapitre 5Suite de la curieuse attitude d’une épingle de nourrice

La dernière phrase de Moncharmin exprimait d’une façon tropévidente le soupçon dans lequel il tenait désormais soncollaborateur pour qu’il n’en résultât point sur-le-champ uneexplication orageuse, au bout de laquelle il fut entendu queRichard allait se plier à toutes les volontés de Moncharmin, dansle but de l’aider à découvrir le misérable qui se jouait d’eux.

Ainsi arrivons-nous à « l’entracte du jardin » pendant lequel M.le secrétaire Rémy, à qui rien n’échappe, a si curieusement observél’étrange conduite de ses directeurs, et dès lors rien ne nous seraplus facile que de trouver une raison à des attitudes aussiexceptionnellement baroques et surtout si peu conformes à l’idéeque l’on doit se faire de la dignité directoriale.

La conduite de Richard et Moncharmin était toute tracée par larévélation qui venait de leur être faite : 1° Richard devaitrépéter exactement, ce soir-là, les gestes qu’il avait accomplislors de la disparition des premiers vingt mille francs ; 2°Moncharmin ne devait pas perdre de vue une seconde la poche dederrière de Richard dans laquelle Mme Giry aurait glissé lesseconds vingt mille.

À la place exacte où il s’était trouvé lorsqu’il saluait M. lesous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts, vint se placer M. Richardavec, à quelques pas de là, dans son dos, M. Moncharmin.

Mme Giry passe, frôle M. Richard, se débarrasse des vingt milledans la poche de la basque de son directeur et disparaît…

Ou plutôt on la fait disparaître. Exécutant l’ordre queMoncharmin lui a donné quelques instants auparavant, avant lareconstitution de la scène, Mercier va enfermer la brave dame dansle bureau de l’administration. Ainsi, il sera impossible à lavieille de communiquer avec son fantôme. Et elle se laissa faire,car Mame Giry n’est plus qu’une pauvre figure déplumée, effaréed’épouvante, ouvrant des yeux de volaille ahurie sous une crête endésordre, entendant déjà dans le corridor sonore le bruit des pasdu commissaire dont elle est menacée, et poussant des soupirs àfendre les colonnes du grand escalier.

Pendant ce temps, M. Richard se courbe, fait la révérence,salue, marche à reculons comme s’il avait devant lui ce haut ettout-puissant fonctionnaire qu’est M. le sous-secrétaire d’État auxBeaux-Arts.

Seulement, si de pareilles marques de politesse n’eussentsoulevé aucun étonnement dans le cas où devant M. le directeur sefût trouvé M. le sous-secrétaire d’État, elles causèrent auxspectateurs de cette scène si naturelle, mais si inexplicable, unestupéfaction bien compréhensible alors que devant M. le directeuril n’y avait personne.

M. Richard saluait dans le vide… se courbait devant le néant… etreculait – marchait à reculons – devant rien…

… Enfin, à quelques pas de là, M. Moncharmin faisait la mêmechose que lui.

… Et repoussant M. Rémy, suppliait M. l’ambassadeur de LaBorderie et M. le directeur du Crédit central de ne point « toucherà M. le directeur ».

Moncharmin, qui avait son idée, ne tenait point à ce que, tout àl’heure, Richard vînt lui dire, les vingt mille francs disparus : «C’est peut-être M. l’ambassadeur ou M. le directeur du Créditcentral, ou même M. le secrétaire Rémy. »

D’autant plus que, lors de la première scène de l’aveu même deRichard, Richard n’avait, après avoir été frôlé par Mme Giry,rencontré personne dans cette partie du théâtre… Pourquoi donc, jevous le demande, puisqu’on devait exactement répéter les mêmesgestes, rencontrerait-il quelqu’un aujourd’hui ?

Ayant d’abord marché à reculons pour saluer, Richard continua demarcher de cette façon par prudence… jusqu’au couloir del’administration… Ainsi, il était toujours surveillé par-derrièrepar Moncharmin et lui-même surveillait « ses approches »par-devant.

Encore une fois, cette façon toute nouvelle de se promener dansles coulisses qu’avaient adoptée MM. les directeurs de l’Académienationale de musique ne devait évidemment point passerinaperçue.

On la remarqua.

Heureusement pour MM. Richard et Moncharmin qu’au moment decette tant curieuse scène, les « petits rats » se trouvaient à peuprès tous dans les greniers.

Car MM. les directeurs auraient eu du succès auprès des jeunesfilles.

… Mais ils ne pensaient qu’à leurs vingt mille francs.

Arrivé dans le couloir mi-obscur de l’administration, Richarddit à voix basse à Moncharmin :

« Je suis sûr que personne ne m’a touché… maintenant, tu vas tetenir assez loin de moi et me surveiller dans l’ombre jusqu’à laporte de mon cabinet… il ne faut donner l’éveil à personne et nousverrons bien ce qui va se passer. »

Mais Moncharmin réplique :

« Non, Richard ! Non !… Marche devant… je marcheimmédiatement derrière ! Je ne te quitte pas d’unpas !

– Mais, s’écrie Richard, jamais comme cela on ne pourra nousvoler nos vingt mille francs !

– Je l’espère bien ! déclare Moncharmin.

– Alors, ce que nous faisons est absurde !

– Nous faisons exactement ce que nous avons fait la dernièrefois… La dernière fois, je t’ai rejoint à ta sortie du plateau, aucoin de ce couloir… et je t’ai suivi dans le dos.

– C’est pourtant exact ! » soupire Richard en secouant latête et en obéissant passivement à Moncharmin.

Deux minutes plus tard les deux directeurs s’enfermaient dans lecabinet directorial.

Ce fut Moncharmin lui-même qui mit la clef dans sa poche.

« Nous sommes restés ainsi enfermés tous deux la dernière fois,fit-il, jusqu’au moment où tu as quitté l’Opéra pour rentrer cheztoi.

– C’est vrai ! Et personne n’est venu nousdéranger ?

– Personne.

– Alors, interrogea Richard qui s’efforçait de rassembler sessouvenirs, alors j’aurai été sûrement volé dans le trajet del’Opéra à mon domicile…

– Non ! fit sur un ton plus sec que jamais Moncharmin… non…ça n’est pas possible… C’est moi qui t’ai reconduit chez toi dansma voiture. Les vingt mille francs ont disparu chez toi… cela nefait plus pour moi l’ombre d’un doute. »

C’était là l’idée qu’avait maintenant Moncharmin.

« Cela est incroyable ! protesta Richard… je suis sûr demes domestiques !… et si l’un d’eux avait fait ce coup-là, ilaurait disparu depuis. »

Moncharmin haussa les épaules, semblant dire qu’il n’entrait pasdans ces détails.

Sur quoi Richard commence à trouver que Moncharmin le prend aveclui sur un ton bien insupportable.

« Moncharmin, en voilà assez !

– Richard, en voilà trop !

– Tu oses me soupçonner ?

– Oui, d’une déplorable plaisanterie !

– On ne plaisante pas avec vingt mille francs !

– C’est bien mon avis ! déclare Moncharmin, déployant unjournal dans la lecture duquel il se plonge avec ostentation.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? demande Richard. Tu vas lirele journal maintenant !

– Oui, Richard, jusqu’à l’heure où je te reconduirai cheztoi.

– Comme la dernière fois ?

– Comme la dernière fois. »

Richard arrache le journal des mains de Moncharmin. Moncharminse dresse, plus irrité que jamais. Il trouve devant lui un Richardexaspéré qui lui dit, en se croisant les bras sur la poitrine, –geste d’insolent défi depuis le commencement du monde :

« Voilà, fait Richard, je pense à ceci. Je pense à ce que jepourrais penser, si, comme la dernière fois, après avoir passé lasoirée en tête-à-tête avec toi, tu me reconduisais chez moi, et si,au moment de nous quitter, je constatais que les vingt mille francsavaient disparu de la poche de mon habit… comme la dernièrefois.

– Et que pourrais-tu penser ? s’exclama Moncharmincramoisi.

– Je pourrais penser que… puisque tu ne m’as pas quitté d’unesemelle, et que, selon ton désir, tu as été le seul à approcher demoi comme la dernière fois, je pourrais penser que si ces vingtmille francs ne sont plus dans ma poche, ils ont bien des chancesd’être dans la tienne ! »

Moncharmin bondit sous l’hypothèse.

« Oh ! s’écria-t-il, une épingle de nourrice !

– Que veux-tu faire d’un épingle de nourrice ?

– T’attacher !… Une épingle de nourrice !… une épinglede nourrice !

– Tu veux m’attacher avec une épingle de nourrice ?

– Oui, t’attacher avec les vingt mille francs !… Commecela, que ce soit ici, ou dans le trajet d’ici à ton domicile ouchez toi, tu sentiras bien la main qui tirera ta poche… et tuverras si c’est la mienne, Richard !… Ah ! c’est toi quime soupçonnes maintenant… Une épingle de nourrice ! »

Et c’est dans ce moment que Moncharmin ouvrit la porte ducouloir en criant :

« Une épingle de nourrice ! qui me donnera une épingle denourrice ? »

Et nous savons aussi comment, dans le même instant, lesecrétaire Rémy, qui n’avait pas d’épingle de nourrice, fut reçupar le directeur Moncharmin, cependant qu’un garçon de bureauprocurait à celui-ci l’épingle tant désirée.

Et voici ce qu’il advint :

Moncharmin, après avoir refermé la porte, s’agenouilla dans ledos de Richard.

« J’espère, dit-il, que les vingt mille francs sont toujourslà ?

– Moi aussi, fit Richard.

– Les vrais ? demanda Moncharmin, qui était bien décidécette fois à ne pas se laisser « rouler ».

– Regarde ! Moi je ne veux pas les toucher », déclaraRichard.

Moncharmin retira l’enveloppe de la poche de Richard et en tirales billets en tremblant car, cette fois, pour pouvoir constaterfréquemment la présence des billets, ils n’avaient ni cachetél’enveloppe ni même collé celle-ci. Il se rassura en constatantqu’ils étaient tous là, fort authentiques. Il les réunit dans lapoche de la basque et les épingla avec grand soin.

Après quoi il s’assit derrière la basque qu’il ne quitta plus duregard, pendant que Richard, assis à son bureau, ne faisait pas unmouvement.

« Un peu de patience, Richard, commanda Moncharmin, nous n’enavons plus que pour quelques minutes… La pendule va bientôt sonnerles douze coups de minuit. C’est aux douze coups de minuit que ladernière fois nous sommes partis.

– Oh ! j’aurai toute la patience qu’il faudra ! »

L’heure passait, lente, lourde, mystérieuse, étouffante. Richardessaya de rire.

« Je finirai par croire, fit-il, à la toute-puissance dufantôme. Et en ce moment, particulièrement, ne trouves-tu pas qu’ily a dans l’atmosphère de cette pièce un je ne sais quoi quiinquiète, qui indispose, qui effraie ?

– C’est vrai, avoua Moncharmin, qui était réellementimpressionné.

– Le fantôme ! reprit Richard à voix basse et comme s’ilcraignait d’être entendu par d’invisibles oreilles… lefantôme ! Si tout de même c’était un fantôme qui frappaitnaguère sur cette table les trois coups secs que nous avons fortbien entendus… qui y dépose les enveloppes magiques… qui parle dansla loge n° 5… qui tue Joseph Buquet… qui décroche le lustre… et quinous vole ! car enfin ! car enfin ! car enfin !Il n’y a que toi ici et moi !… et si les billets disparaissentsans que nous y soyons pour rien, ni toi, ni moi… il va bienfalloir croire au fantôme… au fantôme… »

À ce moment, la pendule, sur la cheminée, fit entendre sondéclenchement et le premier coup de minuit sonna.

Les deux directeurs frissonnèrent. Une angoisse les étreignait,dont ils n’eussent pu dire la cause et qu’ils essayaient en vain decombattre. La sueur coulait sur leurs fronts. Et le douzième couprésonna singulièrement à leurs oreilles.

Quand la pendule se fut tue, ils poussèrent un soupir et selevèrent.

« Je crois que nous pouvons nous en aller, fit Moncharmin.

– Je le crois, obtempéra Richard.

– Avant de partir, tu permets que je regarde dans tapoche ?

– Mais comment donc ! Moncharmin ! il lefaut !

– Eh bien ? demanda Richard à Moncharmin, qui tâtait.

– Eh bien, je sens toujours l’épingle.

– Évidemment, comme tu le disais fort bien, on ne peut plus nousvoler sans que je m’en aperçoive. »

Mais Moncharmin, dont les mains étaient toujours occupées autourde la poche, hurla :

« Je sens toujours l’épingle, mais je ne sens plus lesbillets.

– Non ! ne plaisante pas, Moncharmin !… Ça n’est pasle moment.

– Mais, tâte toi-même. »

D’un geste, Richard s’est défait de son habit. Les deuxdirecteurs s’arrachent la poche !… La poche est vide.

Le plus curieux est que l’épingle est restée piquée à la mêmeplace.

Richard et Moncharmin pâlissaient. Il n’y avait plus à douter dusortilège.

« Le fantôme », murmure Moncharmin.

Mais Richard bondit soudain sur son collègue.

« Il n’y a que toi qui as touché à ma poche !… Rends-moimes vingt mille francs !… Rends-moi mes vingt millefrancs !…

– Sur mon âme, soupire Moncharmin qui semble prêt à se pâmer… jete jure que je ne les ai pas… »

Et comme on frappait encore à la porte, il alla l’ouvrirmarchant d’un pas quasi automatique, semblant à peine reconnaîtrel’administrateur Mercier, échangeant avec lui des proposquelconques, ne comprenant rien à ce que l’autre lui disait ;et déposant, d’un geste inconscient, dans la main de ce fidèleserviteur complètement ahuri, l’épingle de nourrice qui ne pouvaitplus lui servir de rien…

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