Le Fantôme de l’Opéra

Chapitre 1Un coup de maître de l’amateur de trappes

Raoul et Christine coururent, coururent. Maintenant, ilsfuyaient le toit où il y avait les yeux de braise que l’onn’aperçoit que dans la nuit profonde ; et ils ne s’arrêtèrentqu’au huitième étage en descendant vers la terre. Ce soir-là il n’yavait pas représentation, et les couloirs de l’Opéra étaientdéserts.

Soudain une silhouette bizarre se dressa devant les jeunes gens,leur barrant le chemin : « Non ! pas par ici ! »

Et la silhouette leur indiqua un autre couloir par lequel ilsdevaient gagner les coulisses.

Raoul voulait s’arrêter, demander des explications.

« Allez ! allez vite !… commanda cette forme vague,dissimulée dans une sorte de houppelande et coiffée d’un bonnetpointu.

Christine entraînait déjà Raoul, le forçait à courir encore:

« Mais qui est-ce ? Mais qui est-ce, celui-là ? »demandait le jeune homme.

Et Christine répondait : « C’est le Persan !…

– Qu’est-ce qu’il fait là…

– On n’en sait rien !… Il est toujours dansl’Opéra !

– Ce que vous me faites faire là est lâche, Christine, ditRaoul, qui était fort ému. Vous me faites fuir, c’est la premièrefois de ma vie.

– Bah ! répondit Christine, qui commençait à se calmer, jecrois bien que nous avons fui l’ombre de notreimagination !

– Si vraiment nous avons aperçu Érik j’aurais dû le clouer surla lyre d’Apollon, comme on cloue la chouette sur les murs de nosfermes bretonnes, et il n’en n’aurait plus été question.

– Mon bon Raoul, il vous aurait fallu monter d’abord jusqu’à lalyre d’Apollon ; ce n’est pas une ascension facile.

– Les yeux de braise y étaient bien.

– Eh ! vous voilà maintenant comme moi, prêt à le voirpartout, mais on réfléchit après et l’on se dit : ce que j’ai prispour les yeux de braise n’étaient sans doute que les clous d’or dedeux étoiles qui regardaient la ville à travers les cordes de lalyre. »

Et Christine descendit encore un étage. Raoul suivait. Il dit:

« Puisque vous êtes tout à fait décidée à partir, Christine, jevous assure encore qu’il vaudrait mieux fuir tout de suite.Pourquoi attendre demain ? Il nous a peut-être entendus cesoir !…

– Mais non ! mais non ! Il travaille, je vous lerépète, à son Don Juan triomphant, et il ne s’occupe pas denous.

– Vous en êtes si peu sûre que vous ne cessez de regarderderrière vous.

– Allons dans ma loge.

– Prenons plutôt rendez-vous hors de l’Opéra.

– Jamais, jusqu’à la minute de notre fuite ! Cela nousporterait malheur de ne point tenir ma parole. Je lui ai promis dene nous voir qu’ici.

– C’est encore heureux pour moi qu’il vous ait encore permiscela. Savez-vous, fit amèrement Raoul, que vous avez été tout àfait audacieuse en nous permettant le jeu des fiançailles.

– Mais, mon cher, il est au courant. Il m’a dit : “J’aiconfiance en vous, Christine. M. Raoul de Chagny est amoureux devous et doit partir. Avant de partir, qu’il soit aussi malheureuxque moi !…”

– Et qu’est-ce que cela signifie, s’il vous plaît ?

– C’est moi qui devrais vous le demander, mon ami. On est doncmalheureux, quand on aime ?

– Oui, Christine, quand on aime et quand on n’est point sûrd’être aimé.

– C’est pour Érik que vous dites cela ?

– Pour Érik et pour moi », fit le jeune homme en secouant latête d’un air pensif et désolé.

Ils arrivèrent à la loge de Christine.

« Comment vous croyez-vous plus en sûreté dans cette loge quedans le théâtre ? demanda Raoul. Puisque vous l’entendiez àtravers les murs, il peut nous entendre.

– Non ! Il m’a donné sa parole de n’être plus derrière lesmurs de ma loge et je crois à la parole d’Érik. Ma loge et machambre, dans l’appartement du lac, sont à moi, exclusivement àmoi, et sacrées pour lui.

– Comment avez-vous pu quitter cette loge pour être transportéedans le couloir obscur, Christine ? Si nous essayions derépéter vos gestes, voulez-vous ?

– C’est dangereux, mon ami, car la glace pourrait encorem’emporter et, au lieu de fuir, je serais obligée d’aller au boutdu passage secret qui conduit aux rives du lac et là d’appelerÉrik.

– Il vous entendrait ?

– Partout où j’appellerai Érik, partout Érik m’entendra… C’estlui qui me l’a dit, c’est un très curieux génie. Il ne faut pascroire, Raoul, que c’est simplement un homme qui s’est amusé àhabiter sous la terre. Il fait des choses qu’aucun autre homme nepourrait faire ; il sait des choses que le monde vivantignore.

– Prenez garde, Christine, vous allez en refaire un fantôme.

– Non ce n’est pas un fantôme ; c’est un homme du ciel etde la terre, voilà tout.

– Un homme du ciel et de la terre… voilà tout !… Comme vousen parlez !… Et vous êtes décidée toujours à lefuir ?

– Oui, demain.

– Voulez-vous que je vous dise pourquoi je voudrais vous voirfuir ce soir ?

– Dites, mon ami.

– Parce que, demain, vous ne serez plus décidée à rien dutout !

– Alors, Raoul, vous m’emporterez malgré moi !… n’est-cepas entendu ?

– Ici donc, demain soir ! à minuit je serai dans votreloge… fit le jeune homme d’un air sombre ; quoi qu’il arrive,je tiendrai ma promesse. Vous dites qu’après avoir assisté à lareprésentation, il doit aller vous attendre dans la salle à mangerdu lac !

– C’est en effet là qu’il m’a donné rendez-vous.

– Et comment deviez-vous vous rendre chez lui, Christine, sivous ne savez pas sortir de votre loge “par la glace” ?

– Mais en me rendant directement sur le bord du lac.

– À travers tous les dessous ? Par les escaliers et lescouloirs où passent les machinistes et les gens de service ?Comment auriez-vous conservé le secret d’une pareilledémarche ? Tout le monde aurait suivi Christine Daaé et elleserait arrivée avec une foule sur les bords du lac. »

Christine sortit d’un coffret une énorme clef et la montra àRaoul.

« Qu’est ceci ? fit celui-ci.

– C’est la clef de la grille du souterrain de la rue Scribe.

– Je comprends, Christine. Il conduit directement au lac.Donnez-moi cette clef, voulez-vous ?

– Jamais ! répondit-elle avec énergie. Ce serait unetrahison ! »

Soudain, Raoul vit Christine changer de couleur. Une pâleurmortelle se répandit sur ses traits.

« Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle… Érik !Érik ! ayez pitié de moi !

– Taisez-vous ! ordonna le jeune homme… Ne m’avez-vous pasdit qu’il pouvait vous entendre ? »

Mais l’attitude de la chanteuse devenait de plus en plusinexplicable. Elle se glissait les doigts les uns sur les autres,en répétant d’un air égaré :

« Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !

– Mais, qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? implora Raoul.

– L’anneau.

– Quoi l’anneau ? Je vous en prie, Christine, revenez àvous !

– L’anneau d’or qu’il m’avait donné.

– Ah ? c’est Érik qui vous avait donné l’anneaud’or !

– Vous le savez bien, Raoul ! Mais ce que vous ne savezpas, c’est ce qu’il m’a dit en me le donnant : “Je vous rends votreliberté, Christine, mais c’est à la condition que cet anneau seratoujours à votre doigt. Tant que vous le garderez, vous serezpréservée de tout danger et Érik restera votre ami. Mais si vousvous en séparez jamais, malheur à vous, Christine, car Érik sevengera !…” Mon ami, mon ami ! L’anneau n’est plus à mondoigt !… malheur sur nous ! »

C’est en vain qu’ils cherchèrent l’anneau autour d’eux. Ils nele retrouvèrent point. La jeune fille ne se calmait pas.

« C’est pendant que je vous ai accordé ce baiser, là-haut, sousla lyre d’Apollon, tenta-t-elle d’expliquer en tremblant ;l’anneau aura glissé de mon doigt et aura glissé sur laville ! Comment le retrouver maintenant ? Et de quelmalheur, Raoul, sommes-nous menacés ! Ah ! fuir !fuir !

– Fuir tout de suite », insista une fois encore Raoul.

Elle hésita. Il crut qu’elle allait dire oui… Et puis sesclaires prunelles se troublèrent et elle dit : « Non !demain ! »

Et elle le quitta précipitamment, dans un désarroi complet,continuant à se glisser les doigts les uns sur les autres, sansdoute dans l’espérance que l’anneau allait réapparaître commecela.

Quant à Raoul, il rentra chez lui, très préoccupé de tout cequ’il avait entendu.

« Si je ne la sauve point des mains de ce charlatan, dit-il touthaut dans sa chambre, en se couchant, elle est perdue ; maisje la sauverai ! »

Il éteignit sa lampe, et il éprouva, dans les ténèbres, lebesoin d’injurier Érik. Il cria par trois fois à haute voix : «Charlatan !… Charlatan !… Charlatan !… »

Mais, tout à coup, il se leva sur un coude ; une sueurfroide lui coula aux tempes. Deux yeux, brûlants comme desbrasiers, venaient de s’allumer au pied de son lit. Ils leregardaient fixement, terriblement, dans la nuit noire.

Raoul était brave, et cependant il tremblait. Il avança la main,tâtonnante, hésitante, incertaine, sur la table de nuit. Ayanttrouvé la boîte d’allumettes, il fit de la lumière. Les yeuxdisparurent.

Il pensa, nullement rassuré :

« Elle m’a dit que ses yeux ne se voyaient que dans l’obscurité.Ses yeux ont disparu avec la lumière, mais lui, il est peut-êtreencore là. »

Et il se leva, chercha, fit prudemment le tour des choses. Ilregarda sous son lit, comme un enfant. Alors, il se trouvaridicule. Il dit tout haut :

« Que croire ? Que ne pas croire avec un pareil conte defées ? Où finit le réel, où commence le fantastique ?Qu’a-t-elle vu ? Qu’a-t-elle cru voir ? »

Il ajouta, frémissant : « Et moi-même, qu’ai-je vu ? Ai-jebien vu les yeux de braise tout à l’heure ? N’ont-ils brilléque dans mon imagination ? Voilà que je ne suis plus sûr derien ! Et je ne prêterais point serment sur ces yeux-là. »

Il se recoucha. De nouveau, il fit l’obscurité.

Les yeux réapparurent.

« Oh ! » soupira Raoul.

Dressé sur son séant, il les fixait à son tour aussi bravementqu’il pouvait. Après un silence qu’il occupa à ressaisir tout soncourage, il cria tout à coup :

« Est-ce toi, Érik ? Homme ! génie ou fantôme !Est-ce toi ? »

Il réfléchit :

« Si c’est lui… il est sur le balcon ! »

Alors il courut, en chemise, à un petit meuble dans lequel ilsaisit à tâtons un revolver. Armé, il ouvrit la porte-fenêtre. Lanuit était alors extrêmement fraîche. Raoul ne prit que le temps dejeter un coup d’œil sur le balcon désert et il rentra, refermant laporte. Il se recoucha en frissonnant, le revolver sur la table denuit, à sa portée.

Une fois encore il souffla la bougie.

Les yeux étaient toujours là, au bout du lit. Étaient-ils entrele lit et la glace de la fenêtre, ou derrière la glace de lafenêtre, c’est-à-dire sur le balcon ?

Voilà ce que Raoul voulait savoir. Il voulait savoir aussi sices yeux-là appartenaient à un être humain… il voulait toutsavoir…

Alors, patiemment, froidement, sans déranger la nuit quil’entourait, le jeune homme prit son revolver et visa.

Il visa les deux étoiles d’or qui le regardaient toujours avecun si singulier éclat immobile.

Il visa un peu au-dessus des deux étoiles. Certes ! si cesétoiles étaient des yeux, et si au-dessus de ces yeux, il y avaitun front, et si Raoul n’était point trop maladroit…

La détonation roula avec un fracas terrible dans la paix de lamaison endormie… Et pendant que, dans les corridors, des pas seprécipitaient, Raoul, sur son séant, le bras tendu, prêt à tirerencore, regardait…

Les deux étoiles, cette fois, avaient disparu.

De la lumière, des gens, le comte Philippe, affreusementanxieux.

« Qu’y a-t-il, Raoul ?

– Il y a, que je crois bien que j’ai rêvé ! répondit lejeune homme. J’ai tiré sur deux étoiles qui m’empêchaient dedormir.

– Tu divagues ?… Tu es souffrant !… je t’en prie,Raoul, que s’est-il passé ?… et le comte s’empara durevolver.

– Non, non, je ne divague pas !… du reste, nous allons biensavoir… »

Il se releva, passa une robe de chambre, chaussa ses pantoufles,prit des mains d’un domestique une lumière, et ouvrant laporte-fenêtre, retourna sur le balcon.

Le comte avait constaté que la fenêtre avait été traversée d’uneballe à hauteur d’homme. Raoul était penché sur le balcon avec sabougie…

« Oh ! oh ! fit-il… du sang… du sang !… Ici… là…encore du sang ! Tant mieux !… Un fantôme qui saigne…c’est moins dangereux ! ricana-t-il.

– Raoul ! Raoul ! Raoul ! »

Le comte le secouait comme s’il eût voulu faire sortir unsomnambule de son dangereux sommeil.

« Mais, mon frère, je ne dors pas ! protesta Raoulimpatienté. Vous pouvez voir ce sang comme tout le monde. J’avaiscru rêver et tirer sur deux étoiles. C’étaient les yeux d’Érik etvoici son sang !… »

Il ajouta, subitement inquiet :

« Après tout, j’ai peut-être eu tort de tirer, et Christine estbien capable de ne me le point pardonner !… Tout ceci neserait point arrivé si j’avais eu la précaution de laisser retomberles rideaux de la fenêtre en me couchant.

– Raoul ! es-tu devenu subitement fou ?Réveille-toi !

– Encore ! Vous feriez mieux, mon frère, de m’aider àchercher Érik… car, enfin, un fantôme qui saigne, ça doit pouvoirse retrouver… »

Le valet de chambre du comte dit :

« C’est vrai, monsieur, qu’il y a du sang sur le balcon. »

Un domestique apporta une lampe à la lueur de laquelle on putexaminer toutes choses. La trace du sang suivait la rampe du balconet allait rejoindre une gouttière et la trace de sang remontait lelong de la gouttière.

« Mon ami, dit le comte Philippe, tu as tiré sur un chat.

– Le malheur ! fit Raoul avec un nouveau ricanement, quisonna douloureusement aux oreilles du comte, c’est que c’est bienpossible. Avec Érik, on ne sait jamais. Est-ce Érik ? Est-cele chat ? Est-ce le fantôme ? Est-ce de la chair ou del’ombre ? Non ! non ! Avec Érik, on ne saitjamais ! »

Raoul commençait à tenir cette sorte de propos bizarres quirépondaient si intimement et si logiquement aux préoccupations deson esprit et qui faisaient si bien suite aux confidences étranges,à la fois réelles et d’apparences surnaturelles, de ChristineDaaé ; et ces propos ne contribuèrent point peu à persuader àbeaucoup que le cerveau du jeune homme était dérangé. Le comtelui-même y fut pris et plus tard le juge d’instruction, sur lerapport du commissaire de police, n’eut point de peine àconclure.

« Qui est Érik ? demanda le comte en pressant la main deson frère.

– C’est mon rival ! et s’il n’est pas mort, tant pis !» D’un geste, il chassa les domestiques.

La porte de la chambre se referma sur les deux Chagny. Mais lesgens ne s’éloignèrent point si vite que le valet de chambre ducomte n’entendît Raoul prononcer distinctement et avec force :

« Ce soir ! j’enlèverai Christine Daaé. »

Cette phrase fut répétée par la suite au juge d’instructionFaure. Mais on ne sut jamais exactement ce qui se dit entre lesdeux frères pendant cette entrevue.

Les domestiques racontèrent que ce n’était point cette nuit-làla première querelle qui les faisait s’enfermer.

À travers les murs on entendait des cris, et il était toujoursquestion d’une comédienne qui s’appelait Christine Daaé.

Au déjeuner – au petit déjeuner du matin, que le comte prenaitdans son cabinet de travail, Philippe donna l’ordre que l’on allâtprier son frère de le venir rejoindre. Raoul arriva, sombre etmuet. La scène fut très courte.

Le comte : – Lis ceci !

Philippe tend à son frère un journal : « l’Époque ». Du doigt,il lui désigne l’écho suivant.

Le vicomte, du bout des lèvres, lisant :

« Une grande nouvelle au faubourg : il y a promesse de mariageentre Mlle Christine Daaé, artiste lyrique, et M. le vicomte Raoulde Chagny. S’il faut en croire les potins de coulisses, le comtePhilippe aurait juré que pour la première fois les Chagny netiendraient point leur promesse. Comme l’amour, à l’Opéra plusqu’ailleurs, est tout-puissant, on se demande de quels moyens peutbien disposer le comte Philippe pour empêcher le vicomte, sonfrère, de conduire à l’autel la Marguerite nouvelle. On dit que lesdeux frères s’adorent, mais le comte s’abuse étrangement s’ilespère que l’amour fraternel le cédera à l’amour tout court !»

Le comte (triste). – Tu vois, Raoul, tu nous rendsridicules !… Cette petite t’a complètement tourné la tête avecses histoires de revenant.

(Le vicomte avait donc rapporté le récit de Christine à sonfrère.)

Le vicomte. – Adieu, mon frère !

Le comte. – C’est bien entendu ? Tu pars ce soir ? (Levicomte ne répond pas.)… avec elle ?… Tu ne feras pas unepareille bêtise ? (Silence du vicomte.) Je saurai bien t’enempêcher !

Le vicomte. – Adieu, mon frère ! (Il s’en va.)

Cette scène a été racontée au juge d’instruction par le comtelui-même, qui ne devait plus revoir son frère Raoul que le soirmême, à l’Opéra, quelques minutes avant la disparition deChristine.

Toute la journée en effet fut consacrée par Raoul auxpréparatifs d’enlèvement.

Les chevaux, la voiture, le cocher, les provisions, les bagages,l’argent nécessaire, l’itinéraire, – on ne devait pas prendre lechemin de fer pour dérouter le fantôme, – tout cela l’occupajusqu’à neuf heures du soir.

À neuf heures, une sorte de berline dont les rideaux étaienttirés sur les portières hermétiquement closes vint prendre la filedu côté de la Rotonde. Elle était attelée à deux vigoureux chevauxet conduite par un cocher dont il était difficile de distinguer lafigure, tant celle-ci était emmitouflée dans les longs plis d’uncache-nez. Devant cette berline se trouvaient trois voitures.L’instruction établit plus tard que c’étaient les coupés de laCarlotta, revenue soudain à Paris, de la Sorelli, et en tête, ducomte Philippe de Chagny. De la berline, nul ne descendit. Lecocher resta sur son siège. Les trois autres cochers étaient restéségalement sur le leur.

Une ombre, enveloppée d’un grand manteau noir, et coiffée d’unchapeau de feutre mou noir, passa sur le trottoir entre la Rotondeet les équipages. Elle semblait considérer plus attentivement laberline. Elle s’approcha des chevaux, puis du cocher, puis l’ombres’éloigna sans avoir prononcé un mot. L’instruction crut plus tardque cette ombre était celle du vicomte Raoul de Chagny ; quantà moi, je ne le crois pas, attendu que ce soir-là comme les autressoirs, le vicomte de Chagny avait un chapeau haut-de-forme, qu’ona, du reste, retrouvé. Je pense plutôt que cette ombre était celledu fantôme qui était au courant de tout comme on va le voir tout desuite.

On jouait Faust, comme par hasard. La salle était des plusbrillantes. Le faubourg était magnifiquement représenté. À cetteépoque, les abonnés ne cédaient point, ne louaient ni nesous-louaient, ni ne partageaient leurs loges avec la finance ou lecommerce ou l’étranger. Aujourd’hui, dans la loge du marquis un telqui conserve toujours ce titre : loge du marquis un tel, puisque lemarquis en est, de par contrat, titulaire, dans cette loge,disons-nous, se prélasse tel marchand de porc salé et sa famille, –ce qui est le droit du marchand de porc puisqu’il paie la loge dumarquis. – Autrefois, ces mœurs étaient à peu près inconnues. Lesloges d’Opéra étaient des salons où l’on était à peu près sûr derencontrer ou de voir des gens du monde qui, quelquefois, aimaientla musique.

Toute cette belle compagnie se connaissait, sans pour cela sefréquenter nécessairement. Mais on mettait tous les noms sur lesvisages et la physionomie du comte de Chagny n’était ignorée depersonne.

L’écho paru le matin dans l’Époque avait dû déjà produire sonpetit effet, car tous les yeux étaient tournés vers la loge où lecomte Philippe, d’apparence fort indifférente et de mineinsouciante, se trouvait tout seul. L’élément féminin de cetteéclatante assemblée paraissait singulièrement intrigué et l’absencedu vicomte donnait lieu à cent chuchotements derrière leséventails. Christine Daaé fut accueillie assez froidement. Cepublic spécial ne lui pardonnait point d’avoir regardé si haut.

La diva se rendit compte de la mauvaise disposition d’une partiede la salle, et en fut troublée.

Les habitués, qui se prétendaient au courant des amours duvicomte, ne se privèrent pas de sourire à certains passages du rôlede Marguerite. C’est ainsi qu’ils se retournèrent ostensiblementvers la loge de Philippe de Chagny quand Christine chanta la phrase: « Je voudrais bien savoir quel était ce jeune homme, si c’est ungrand seigneur et comment il se nomme. »

Le menton appuyé sur sa main, le comte ne semblait point prendregarde à ces manifestations. Il fixait la scène ; mais laregardait-il ? Il paraissait loin de tout…

De plus en plus, Christine perdait toute assurance. Elletremblait. Elle allait à une catastrophe… Carolus Fonta se demandasi elle n’était pas souffrante, si elle pourrait tenir en scènejusqu’à la fin de l’acte qui était celui du jardin. Dans la salle,on se rappelait le malheur arrivé, à la fin de cet acte, à laCarlotta, et le « couac » historique qui avait momentanémentsuspendu sa carrière à Paris.

Justement, la Carlotta fit alors son entrée dans une loge deface, entrée sensationnelle. La pauvre Christine leva les yeux versce nouveau sujet d’émoi. Elle reconnut sa rivale. Elle crut la voirricaner. Ceci la sauva. Elle oublia tout, pour une fois de plus,triompher.

À partir de ce moment, elle chanta de toute son âme. Elle essayade surpasser tout ce qu’elle avait fait jusqu’alors et elle yparvint. Au dernier acte, quand elle commença d’invoquer les angeset de se soulever de terre, elle entraîna dans une nouvelle envoléetoute la salle frémissante, et chacun put croire qu’il avait desailes.

À cet appel surhumain, au centre de l’amphithéâtre, un hommes’était levé et restait debout, face à l’actrice, comme si d’unmême mouvement il quittait la terre… C’était Raoul.

Anges purs ! Anges radieux

Anges purs ! Anges radieux !

Et Christine, les bras tendus, la gorge embrasée, enveloppéedans la gloire de sa chevelure dénouée sur ses épaules nues, jetaitla clameur divine :

Portez mon âme au sein des cieux !

C’est alors que, tout à coup, une brusque obscurité se fit surle théâtre. Cela fut si rapide que les spectateurs eurent à peinele temps de pousser un cri de stupeur, car la lumière éclaira lascène à nouveau.

… Mais Christine Daaé n’y était plus !… Qu’était-elledevenue ?… Quel était ce miracle ?… Chacun se regardaitsans comprendre et l’émotion fut tout de suite à son comble.

L’émoi n’était pas moindre sur le plateau et dans la salle. Descoulisses on se précipitait vers l’endroit où, à l’instant même,Christine chantait. Le spectacle était interrompu au milieu du plusgrand désordre.

Où donc ? où donc était passée Christine ? Quelsortilège l’avait ravie à des milliers de spectateurs enthousiasteset dans les bras mêmes de Carolus Fonta ? En vérité, onpouvait se demander si, exauçant sa prière enflammée, les anges nel’avaient point réellement emportée « au sein des cieux » corps etâme ?…

Raoul, toujours debout à l’amphithéâtre, avait poussé un cri. Lecomte Philippe s’était dressé dans sa loge. On regardait la scène,on regardait le comte, on regardait Raoul, et l’on se demandait sice curieux événement n’avait point affaire avec l’écho paru lematin même dans un journal. Mais Raoul quitta hâtivement sa place,le comte disparut de sa loge, et, pendant que l’on baissait lerideau, les abonnés se précipitèrent vers l’entrée des coulisses.Le public attendait une annonce dans un brouhaha indescriptible.Tout le monde parlait à la fois. Chacun prétendait expliquercomment les choses s’étaient passées. Les uns disaient : « Elle esttombé dans une trappe » ; les autres : « Elle a été enlevéedans les frises ; la malheureuse est peut-être victime d’unnouveau truc inauguré par la nouvelle direction » ; d’autresencore : « C’est un guet-apens. La coïncidence de la disparition etde l’obscurité le prouve suffisamment. »

Enfin le rideau se leva lentement, et Carolus Fonta s’avançantjusqu’au pupitre du chef d’orchestre, annonça d’une voix grave ettriste :

« Mesdames et messieurs, un événement inouï et qui nous laissedans une profonde inquiétude vient de se produire. Notre camarade,Christine Daaé, a disparu sous nos yeux sans que l’on puisse savoircomment ! »

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