Le Fantôme de l’Opéra

Chapitre 9Intéressantes et instructives tribulations d’un Persan dans lesdessous de l’Opéra

Le Persan a raconté lui-même, comment il avait vainement tenté,jusqu’à cette nuit-là, de pénétrer dans la demeure du Lac par lelac ; comment il avait découvert l’entrée du troisièmedessous, et comment, finalement, le vicomte de Chagny et lui setrouvèrent aux prises avec l’infernale imagination du fantôme dansla chambre des supplices. Voici le récit écrit qu’il nous a laissé(dans des conditions qui seront précisées plus tard) et auquel jen’ai pas changé un mot. Je le donne tel quel, parce que je n’ai pascru devoir passer sous silence les aventures personnelles du darogaautour de la maison du Lac, avant qu’il n’y tombât de compagnieavec Raoul. Si, pendant quelques instants, ce début fortintéressant semble un peu nous éloigner de la chambre dessupplices, ce n’est que pour mieux nous y amener tout de suite,après vous avoir expliqué des choses fort importantes et certainesattitudes et manières de faire du Persan, qui ont pu paraître bienextraordinaires.

« C’était la première fois que je pénétrais dans la maison duLac, écrit le Persan. En vain avais-je prié l’amateur de trappes –c’est ainsi que, chez nous, en Perse, on appelait Érik – de m’enouvrir les mystérieuses portes. Il s’y était toujours refusé. Moiqui étais payé pour connaître beaucoup de ses secrets et de sestrucs, j’avais en vain essayé, par ruse, de forcer la consigne.Depuis que j’avais retrouvé Érik à l’Opéra, où il semblait avoirélu domicile, souvent, je l’avais épié, tantôt dans les couloirs dudessus, tantôt dans ceux du dessous, tantôt sur la rive même duLac, alors qu’il se croyait seul, qu’il montait dans la petitebarque et qu’il abordait directement au mur d’en face. Mais l’ombrequi l’entourait était toujours trop opaque pour me permettre devoir à quel endroit exact il faisait jouer sa porte dans le mur. Lacuriosité, et aussi une idée redoutable qui m’était venue enréfléchissant à quelques propos que le monstre m’avait tenus, mepoussèrent, un jour que je me croyais seul à mon tour, à me jeterdans la petite barque et à la diriger vers cette partie du mur oùj’avais vu disparaître Érik. C’est alors que j’avais eu affaire àla Sirène qui gardait les abords de ces lieux, et dont le charmeavait failli m’être fatal, dans les conditions précises que voici.Je n’avais pas plus tôt quitté la rive, que le silence parmi lequelje naviguais fut insensiblement troublé par une sorte de soufflechantant qui m’entoura. C’était à la fois une respiration et unemusique ; cela montait doucement des eaux du lac et j’en étaisenveloppé sans que je pusse découvrir par quel artifice. Cela mesuivait, se déplaçait avec moi, et cela était si suave, que cela neme faisait pas peur. Au contraire, dans le désir de me rapprocherde la source de cette douce et captivante harmonie, je me penchai,au-dessus de ma petite barque, vers les eaux, car il ne faisaitpoint de doute pour moi que ce chant venait des eaux elles-mêmes.J’étais déjà au milieu du lac et il n’y avait personne d’autre dansla barque que moi ; la voix, car c’était bien maintenantdistinctement une voix, – était à côté de moi, sur les eaux. Je mepenchai… Je me penchai encore… Le lac était d’un calme parfait etle rayon de lune qui, après avoir passé par le soupirail de la rueScribe, venait l’éclairer, ne me montra absolument rien sur sasurface lisse et noire comme de l’encre. Je me secouai un peu lesoreilles dans le dessein de me débarrasser d’un bourdonnementpossible, mais je dus me rendre à cette évidence qu’il n’y a pointde bourdonnement d’oreilles aussi harmonieux que le soufflechantant qui me suivait et qui, maintenant, m’attirait.

Si j’avais été un esprit superstitieux ou facilement accessibleaux faibles, je n’aurais point manqué de penser que j’avais affaireà quelque sirène chargée de troubler le voyageur assez hardi pourvoyager sur les eaux de la maison du Lac, mais, Dieu merci !je suis d’un pays où l’on aime trop le fantastique pour ne point leconnaître à fond et je l’avais moi-même trop étudié jadis : avecles trucs les plus simples, quelqu’un qui connaît son métier peutfaire travailler la pauvre imagination humaine.

Je ne doutai donc point que je me trouvais aux prises avec unenouvelle invention d’Érik, mais encore une fois cette inventionétait si parfaite que, en me penchant au-dessus de la petitebarque, j’étais moins poussé par le désir d’en découvrir lasupercherie que de jouir de son charme.

Et je me penchai, je me penchai… à chavirer.

Tout à coup, deux bras monstrueux sortirent du sein des eaux etm’agrippèrent le cou, m’entraînant dans le gouffre avec une forceirrésistible. J’étais certainement perdu si je n’avais eu le tempsde jeter un cri auquel Érik me reconnut.

Car c’était lui, et au lieu de me noyer comme il en avait eucertainement l’intention, il nagea et me déposa doucement sur larive.

« Vois comme tu es imprudent, me dit-il en se dressant devantmoi tout ruisselant de cette eau d’enfer. Pourquoi tenter d’entrerdans ma demeure ! Je ne t’ai pas invité. Je ne veux ni de toi,ni de personne au monde ! Ne m’as-tu sauvé la vie que pour mela rendre insupportable ? Si grand que soit le service rendu,Érik finira peut-être par l’oublier et tu sais que rien ne peutretenir Érik, pas même Érik lui-même. »

Il parlait, mais maintenant je n’avais d’autre désir que deconnaître ce que j’appelais déjà le truc de la sirène. Il voulutbien contenter ma curiosité, car Érik, qui est un vrai monstre –pour moi, c’est ainsi que je le juge, ayant eu, hélas ! enPerse, l’occasion de le voir à l’œuvre – est encore par certainscôtés un véritable enfant présomptueux et vaniteux, et il n’aimerien tant, après avoir étonné son monde, que de prouver toutel’ingéniosité vraiment miraculeuse de son esprit.

Il se mit à rire et me montra une longue tige de roseau.

« C’est bête comme chou ! me dit-il, mais c’est biencommode pour respirer et pour chanter dans l’eau ! C’est untruc que j’ai appris aux pirates du Tonkin, qui peuvent ainsirester cachés des heures entières au fond des rivières. »[8] Je lui parlai sévèrement. « C’est un trucqui a failli me tuer ! fis-je… et il a été peut-être fatal àd’autres ! » Il ne me répondit pas, mais il se leva devant moiavec cet air de menace enfantine que je lui connais bien. Je nem’en « laissai pas imposer ». Je lui dis très net : « Tu sais ceque tu m’as promis, Érik ! plus de crimes ! – Est-ce quevraiment, demanda-t-il en prenant un air aimable, j’ai commis descrimes ? – Malheureux !… m’écriai-je… Tu as donc oubliéles heures roses de Mazenderan ? – Oui, répondit-il, tristetout à coup, j’aime mieux les avoir oubliées, mais j’ai bien faitrire la petite sultane. – Tout cela, déclarai-je, c’est du passé…mais il y a le présent… et tu me dois compte du présent, puisque,si je l’avais voulu, il n’existerait pas pour toi !…Souviens-toi de cela, Érik : je t’ai sauvé la vie ! » Et jeprofitai du tour qu’avait pris la conversation pour lui parlerd’une chose qui, depuis quelque temps, me revenait souvent àl’esprit. « Érik, demandai-je… Érik, jure-moi… – Quoi ?fit-il, tu sais bien que je ne tiens pas mes serments. Les sermentssont faits pour attraper les nigauds. – Dis-moi… Tu peux bien medire ça, à moi ? – Eh bien ? – Eh bien !… Le lustre…le lustre ? Érik… – Quoi, le lustre ? – Tu sais bien ceque je veux dire ? – Ah ! ricana-t-il, ça, le lustre… jeveux bien te le dire !… Le lustre, ça n’est pas moi !… Ilétait très usé, le lustre… » Quand il riait, Érik était pluseffrayant encore. Il sauta dans la barque en ricanant d’une façonsi sinistre que je ne pus m’empêcher de trembler. « Très usé, cherDaroga[9] ! Très usé, le lustre… Il est tombétout seul… Il a fait boum ! Et maintenant, un conseil, Daroga,va te sécher, si tu ne veux pas attraper un rhume decerveau !… et ne remonte jamais dans ma barque… et surtoutn’essaie pas d’entrer dans ma maison… je ne suis pas toujours là…Daroga ! Et j’aurais du chagrin à te dédier ma Messe desmorts !» Ce disant et ricanant, il était debout à l’arrière desa barque et godillait avec un balancement de singe. Il avait bienl’air alors du fatal rocher, avec ses yeux d’or en plus. Et puis,je ne vis bientôt plus que ses yeux et enfin il disparut dans lanuit du lac. C’est à partir de ce jour que je renonçai à pénétrerdans sa demeure par le lac ! Évidemment, cette entrée-là étaittrop bien gardée, surtout depuis qu’il savait que je laconnaissais. Mais je pensais bien qu’il devait s’en trouver uneautre, car plus d’une fois j’avais vu disparaître Érik dans letroisième dessous, alors que je le surveillais et sans que je pusseimaginer comment. Je ne saurais trop le répéter, depuis que j’avaisretrouvé Érik, installé à l’Opéra, je vivais dans une perpétuelleterreur de ses horribles fantaisies, non point en ce qui pouvait meconcerner, certes, mais je redoutais tout de lui pour lesautres[10]. Et quand il arrivait quelque accident,quelque événement fatal, je ne manquais point de me dire : « C’estpeut-être Érik !… » comme d’autres disaient autour de moi : «C’est le Fantôme !… » Que de fois n’ai-je point entenduprononcer cette phrase par des gens qui souriaient ! Lesmalheureux ! s’ils avaient su que ce fantôme existait en chairet en os et était autrement terrible que l’ombre vaine qu’ilsévoquaient, je jure bien qu’ils eussent cessé de se moquer !…S’ils avaient su seulement ce dont Érik était capable, surtout dansun champ de manœuvre comme l’Opéra !… Et s’ils avaient connule fin fond de ma pensée redoutable !… Pour moi, je ne vivaisplus… Bien qu’Érik m’eût annoncé fort solennellement qu’il avaitbien changé et qu’il était devenu le plus vertueux des hommes,depuis qu’il était aimé pour lui-même, phrase qui me laissa sur lecoup affreusement perplexe, je ne pouvais m’empêcher de frémir ensongeant au monstre. Son horrible, unique et repoussante laideur lemettait au ban de l’humanité, et il m’était apparu bien souventqu’il ne se croyait plus, par cela même, aucun devoir vis-à-vis dela race humaine. La façon dont il m’avait parlé de ses amoursn’avait fait qu’augmenter mes transes, car je prévoyais dans cetévénement auquel il avait fait allusion sur un ton de hâblerie queje lui connaissais, la cause de drames nouveaux et plus affreux quetout le reste. Je savais jusqu’à quel degré de sublime et dedésastreux désespoir pouvait aller la douleur d’Érik, et les proposqu’il m’avait tenus – vaguement annonciateurs de la plus horriblecatastrophe – ne cessaient point d’habiter ma pensée redoutable.D’autre part, j’avais découvert le bizarre commerce moral quis’était établi entre le monstre et Christine Daaé. Caché dans lachambre de débarras qui fait suite à la loge de la jeune diva,j’avais assisté à des séances admirables de musique, quiplongeaient évidemment Christine dans une merveilleuse extase, maistout de même je n’eusse point pensé que la voix d’Érik – qui étaitretentissante comme le tonnerre ou douce comme celle des anges, àvolonté – pût faire oublier sa laideur. Je compris tout quand jedécouvris que Christine ne l’avait pas encore vu ! J’eusl’occasion de pénétrer dans la loge et, me souvenant des leçonsqu’autrefois il m’avait données, je n’eus point de peine à trouverle truc qui faisait pivoter le mur qui supportait la glace, et jeconstatai par quel truchement de briques creuses, de briquesporte-voix, il se taisait entendre de Christine comme s’il avaitété à ses côtés. Par là aussi je découvris le chemin qui conduit àla fontaine et au cachot – au cachot des communards – et aussi latrappe qui devait permettre à Érik de s’introduire directement dansles dessous de la scène. Quelques jours plus tard, quelle ne futpas ma stupéfaction d’apprendre, de mes propres yeux et de mespropres oreilles qu’Érik et Christine Daaé se voyaient, et desurprendre le monstre, penché sur la petite fontaine qui pleure,dans le chemin des communards (tout au bout, sous la terre) et entrain de rafraîchir le front de Christine Daaé évanouie. Un chevalblanc, le cheval du Prophète, qui avait disparu des écuries desdessous de l’Opéra, se tenait tranquillement auprès d’eux. Je memontrai. Ce fut terrible. Je vis des étincelles partir de deux yeuxd’or et je fus, avant que j’aie pu dire un mot, frappé, en pleinfront, d’un coup qui m’étourdit. Quand je revins à moi, Érik,Christine et le cheval blanc avaient disparu. Je ne doutais pointque la malheureuse ne fût prisonnière dans la demeure du Lac. Sanshésitation, je résolus de retourner sur la rive, malgré le dangercertain d’une pareille entreprise. Pendant vingt-quatre heures jeguettai, caché près de la berge noire, l’apparition du monstre, carje pensais bien qu’il devait sortir, forcé qu’il était d’allerfaire ses provisions. Et à ce propos, je dois dire que, quand ilsortait dans Paris ou qu’il osait se montrer en public, il mettaità la place de son horrible trou de nez, un nez de carton-pâte garnid’une moustache, ce qui ne lui enlevait point tout à fait son airmacabre, puisque, lorsqu’il passait, on disait derrière lui : «Tiens, voilà le père Trompe-la-Mort qui passe », mais ce qui lerendait à peu près – je dis à peu près – supportable à voir.J’étais donc à le guetter sur la rive du lac, – du lac Averne,comme il avait appelé, plusieurs fois, devant moi, en ricanant, sonlac – et fatigué de ma longue patience, je me disais encore : Ilest passé par une autre porte, celle du « troisième dessous »,quand j’entendis un petit clapotis dans le noir, je vis les deuxyeux d’or briller comme des fanaux, et bientôt la barque abordait.Érik sautait sur le rivage et venait à moi. « Voilà vingt-quatreheures que tu es là, me dit-il ; tu me gênes ! jet’annonce que tout cela finira très mal ! Et c’est bien toiqui l’auras voulu ! car ma patience est prodigieuse pourtoi !… Tu crois me suivre, immense niais, – (textuel) – etc’est moi qui te suis, et je sais tout ce que tu sais de moi, ici.Je t’ai épargné hier, dans mon chemin des communards ; mais jete le dis, en vérité, que je ne t’y revoie plus ! Tout celaest bien imprudent, ma parole ! et je me demande si tu saisencore ce que parler veut dire ! » Il était si fort en colèreque je n’eus garde, dans l’instant, de l’interrompre. Après avoirsoufflé comme un phoque, il précisa son horrible pensée – quicorrespondait à ma pensée redoutable. « Oui, il faut savoir unefois pour toutes – une fois pour toutes, c’est dit – ce que parlerveut dire ! Je te dis qu’avec tes imprudences – car tu t’esfait déjà arrêter deux fois par l’ombre au chapeau de feutre, quine savait pas ce que tu faisais dans les dessous et qui t’a conduitaux directeurs, lesquels t’ont pris pour un fantasque Persanamateur de trucs de féerie et de coulisses de théâtre (j’étais là…oui, j’étais là dans le bureau ; tu sais bien que je suispartout) – je te dis donc qu’avec tes imprudences, on finira par sedemander ce que tu cherches ici… et on finira par savoir que tucherches Érik… et on voudra, comme toi, chercher Érik… et ondécouvrira la maison du Lac… Alors, tant pis, mon vieux ! tantpis !… Je ne réponds plus de rien ! » Il souffla encorecomme un phoque. « De rien !… Si les secrets d’Érik ne restentpas les secrets d’Érik, tant pis pour beaucoup de ceux de la racehumaine ! C’est tout ce que j’avais à te dire et, à moins quetu ne sois un immense niais – (textuel) – cela devrait tesuffire ; à moins que tu ne saches ce que parler veutdire !… » Il s’était assis sur la partie arrière de sa barqueet tapait le bois de la petite embarcation avec ses talons, enattendant ce que j’avais à lui répondre ; je lui dissimplement. « Ce n’est pas Érik que je viens chercher ici !… –Et qui donc ? – Tu le sais bien : c’est Christine Daaé !» Il me répliqua : « J’ai bien le droit de lui donner rendez-vouschez moi. Je suis aimé pour moi-même. – Ce n’est pas vrai,fis-je ; tu l’as enlevée et tu la retiens prisonnière ! –Écoute, me dit-il, me promets-tu de ne plus t’occuper de mesaffaires si je te prouve que je suis aimé pour moi-même ? –Oui, je te le promets, répondis-je sans hésitation, car je pensaisbien que pour un tel monstre, telle preuve était impossible àfaire. – Eh bien, voilà ! c’est tout à fait simple !…Christine Daaé sortira d’ici comme il lui plaira et yreviendra !… Oui, y reviendra ! parce que cela luiplaira… y reviendra d’elle-même, parce qu’elle m’aime pourmoi-même !… – Oh ! je doute qu’elle revienne !… Maisc’est ton devoir de la laisser partir. – Mon devoir, immenseniais ! – (textuel). – C’est ma volonté… ma volonté de lalaisser partir, et elle reviendra… car elle m’aime !… Toutcela, je te dis, finira par un mariage… un mariage à la Madeleine,immense niais ! (textuel). Me crois-tu, à la fin ? Quandje te dis que ma messe de mariage est déjà écrite… tu verras ceKyrie… » Il tapota encore ses talons sur le bois de la barque, dansune espèce de rythme qu’il accompagnait à mi-voix en chantant : «Kyrie !… Kyrie !… Kyrie Eleison !… Tu verras, tuverras cette messe ! – Écoute, conclus-je, je te croirai si jevois Christine Daaé sortir de la maison du Lac et y revenirlibrement ! – Et tu ne t’occuperas plus de mes affaires ?Eh bien, tu verras cela ce soir… Viens au bal masqué. Christine etmoi irons y faire un petit tour… Tu iras ensuite te cacher dans lachambre de débarras et tu verras que Christine, qui aura regagné saloge, ne demandera pas mieux que de reprendre le chemin descommunards. – C’est entendu ! » Si je voyais cela, en effet,je n’aurais qu’à m’incliner, car une très belle personne a toujoursle droit d’aimer le plus horrible monstre, surtout quand, commecelui-ci, il a la séduction de la musique et quand cette personneest justement une très distinguée cantatrice. « Et maintenant,va-t’en ! car il faut que je parte pour aller faire monmarché !… » Je m’en allai donc, toujours inquiet du côté deChristine Daaé, mais ayant surtout, au fond de moi-même, une penséeredoutable, depuis qu’il l’avait réveillée si formidablement àpropos de mes imprudences. Je me disais : « Comment tout celava-t-il finir ? » Et, bien que je fusse assez fataliste detempérament, je ne pouvais me défaire d’une indéfinissable angoisseà cause de l’incroyable responsabilité que j’avais prise un jour,en laissant vivre le monstre qui menaçait aujourd’hui beaucoup deceux de la race humaine. À mon prodigieux étonnement, les choses sepassèrent comme il me l’avait annoncé. Christine Daaé sortit de lamaison du Lac et y revint plusieurs fois sans qu’apparemment elle yfût forcée. Mon esprit voulut alors se détacher de cet amoureuxmystère, mais il était fort difficile, surtout pour moi – à causede la redoutable pensée – de ne point songer à Érik. Toutefois,résigné à une extrême prudence, je ne commis point la faute deretourner sur les bords du lac ni de reprendre le chemin descommunards. Mais la hantise de la porte secrète du troisièmedessous me poursuivant, je me rendis plus d’une fois directementdans cet endroit que je savais désert le plus souvent dans lajournée. J’y faisais des stations interminables en me tournant lespouces et caché par un décor du Roi de Lahore, qu’on avait laissélà, je ne sais pas pourquoi, car on ne jouait pas souvent le Roi deLahore. Tant de patience devait être récompensée. Un jour, je visvenir à moi, sur ses genoux, le monstre. J’étais certain qu’il neme voyait pas. Il passa entre le décor qui se trouvait là et unportant, alla jusqu’à la muraille et agit, à un endroit que jeprécisai de loin, sur un ressort qui fit basculer une pierre, luiouvrant un passage. Il disparut par ce passage et la pierre sereferma derrière lui. J’avais le secret du monstre, secret quipouvait, à mon heure, me livrer la demeure du Lac. Pour m’enassurer, j’attendis au moins une demi-heure et fis, à mon tour,jouer le ressort. Tout se passa comme pour Érik. Mais je n’eusgarde de pénétrer moi-même dans le trou, sachant Érik chez lui.D’autre part, l’idée que je pouvais être surpris ici par Érik merappela soudain la mort de Joseph Buquet et, ne voulant pointcompromettre une pareille découverte, qui pouvait être utile àbeaucoup de monde, à beaucoup de ceux de la race humaine, jequittai les dessous du théâtre, après avoir soigneusement remis lapierre en place, suivant un système qui n’avait point varié depuisla Perse. Vous pensez bien que j’étais toujours très intéressé parl’intrigue d’Érik et de Christine Daaé, non point que j’obéisse enla circonstance à une maladive curiosité, mais bien à cause, commeje l’ai déjà dit, de cette pensée redoutable qui ne me quittait pas: « Si, pensais-je, Érik découvre qu’il n’est pas aimé pourlui-même, nous pouvons nous attendre à tout. » Et, ne cessantd’errer – prudemment – dans l’Opéra, j’appris bientôt la vérité surles tristes amours du monstre. Il occupait l’esprit de Christinepar la terreur, mais le cœur de la douce enfant appartenait toutentier au vicomte Raoul de Chagny. Pendant que ceux-ci jouaienttous deux, comme deux innocents fiancés, dans les dessus de l’Opéra– fuyant le monstre – ils ne se doutaient pas que quelqu’unveillait sur eux. J’étais décidé à tout : à tuer le monstre s’il lefallait et à donner des explications ensuite à la justice. MaisÉrik ne se montra pas – et je n’en étais pas plus rassuré pourcela. Il faut que je dise tout mon calcul. Je croyais que lemonstre, chassé de sa demeure par la jalousie, me permettrait ainside pénétrer sans péril dans la maison du Lac, par le passage dutroisième dessous. J’avais tout intérêt, pour tout le monde, àsavoir exactement ce qu’il pouvait bien y avoir là-dedans ! Unjour, fatigué d’attendre une occasion, je fis jouer la pierre etaussitôt j’entendis une musique formidable ; le monstretravaillait, toutes portes ouvertes chez lui, à son Don Juantriomphant. Je savais que c’était là l’œuvre de sa vie. Je n’avaisgarde de bouger et je restai prudemment dans mon trou obscur. Ils’arrêta un moment de jouer et se prit à marcher à travers sademeure, comme un fou. Et il dit tout haut, d’une voixretentissante : « Il faut que tout cela soit fini avant ! Bienfini ! » Cette parole n’était pas encore pour me rassurer et,comme la musique reprenait, je fermai la pierre tout doucement. Or,malgré cette pierre fermée, j’entendais encore un vague chantlointain, lointain, qui montait du fond de la terre, comme j’avaisentendu le chant de la sirène monter du fond des eaux. Et je merappelai les paroles de quelques machinistes dont on avait souri aumoment de la mort de Joseph Buquet : « Il y avait autour du corpsdu pendu comme un bruit qui ressemblait au chant des morts. » Lejour de l’enlèvement de Christine Daaé, je n’arrivai au théâtrequ’assez tard dans la soirée et tremblant d’apprendre de mauvaisesnouvelles. J’avais passé une journée atroce, car je n’avais cessé,depuis la lecture d’un journal du matin annonçant le mariage deChristine et du vicomte de Chagny, de me demander si, après tout,je ne ferais pas mieux de dénoncer le monstre. Mais la raison merevint et je restai persuadé qu’une telle attitude ne pouvait queprécipiter la catastrophe possible. Quand ma voiture me déposadevant l’Opéra, je regardai ce monument comme si j’étais étonné, envérité, de le voir encore debout ! Mais je suis, comme toutbon Oriental, un peu fataliste et j’entrai, m’attendant àtout ! L’enlèvement de Christine Daaé à l’acte de la prison,qui surprit naturellement tout le monde, me trouva préparé. C’étaitsûr qu’Érik l’avait escamotée, comme le roi des prestidigitateursqu’il est, en vérité. Et je pensai bien que cette fois c’était lafin pour Christine et peut-être pour tout le monde. Si bien qu’unmoment je me demandai si je n’allais pas conseiller à tous cesgens, qui s’attardaient au théâtre, de se sauver. Mais encore jefus arrêté dans cette pensée de dénonciation, par la certitude oùj’étais que l’on me prendrait pour un fou. Enfin, je n ignorais pasque si, par exemple. je criais pour faire sortir tous ces gens : «Au feu ! » je pouvais être la cause d’une catastrophe,étouffements dans la fuite, piétinements, luttes sauvages. – pireque la catastrophe elle-même. Toutefois, je me résolus à agir sansplus tarder, personnellement. Le moment me semblait, du reste,propice. J’avais beaucoup de chances pour qu’Érik ne songeât, àcette heure, qu’à sa captive. Il fallait en profiter pour pénétrerdans sa demeure par le troisième dessous et je pensai, pour cetteentreprise, à m’adjoindre ce pauvre petit désespéré de vicomte,qui, au premier mot, accepta avec une confiance en moi qui metoucha profondément ; j’avais envoyé chercher mes pistoletspar mon domestique. Darius nous rejoignit avec la boite dans laloge de Christine. Je donnai un pistolet au vicomte et luiconseillai d’être prêt à tirer comme moi-même, car, après tout,Érik pouvait nous attendre derrière le mur. Nous devions passer parle chemin des communards et par la trappe. Le petit vicomte m’avaitdemandé, en apercevant mes pistolets, si nous allions nous battreen duel ? Certes ! et je dis : Quel duel ! Mais jen’eus le temps, bien entendu, de rien lui expliquer. Le petitvicomte est brave, mais tout de même il ignorait à peu près tout deson adversaire ! Et c’était tant mieux ! Qu’est-ce qu’unduel avec le plus terrible des bretteurs à côté d’un combat avec leplus génial des prestidigitateurs ? Moi-même, je me faisaisdifficilement à cette pensée que j’allais entrer en lutte avec unhomme qui n’est visible au fond que lorsqu’il le veut et qui, enrevanche, voit tout autour de lui, quand toute chose pour vousreste obscure !… Avec un homme dont la science bizarre, lasubtilité, l’imagination et l’adresse lui permettent de disposer detoutes les forces naturelles, combinées pour créer à vos yeux ou àvos oreilles l’illusion qui vous perd !… Et cela, dans lesdessous de l’Opéra, c’est-à-dire au pays même de lafantasmagorie ! Peut-on imaginer cela sans frémir ?Peut-on seulement avoir une idée de ce qui pourrait arriver auxyeux ou aux oreilles d’un habitant de l’Opéra, si on avait enfermédans l’Opéra – dans ses cinq dessous et ses vingt-cinq dessus – unRobert Houdin féroce et « rigolo », tantôt qui se moque et tantôtqui hait ! tantôt qui vide les poches et tantôt quitue !… Pensez-vous à cela : « Combattre l’amateur detrappes ? » – Mon Dieu ! en a-t-il fabriqué chez nous,dans tous nos palais, de ces étonnantes trappes pivotantes qui sontles meilleures des trappes ! – Combattre l’amateur de trappesau pays des trappes !… Si mon espoir était qu’il n’avait pointquitté Christine Daaé dans cette demeure du Lac où il avait dû latransporter, une fois encore, évanouie, ma terreur était qu’il fûtdéjà quelque part autour de nous, préparant le lacet du Pendjab.Nul mieux que lui ne sait lancer le lacet du Pendjab et il est leprince des étrangleurs comme il est le roi des prestidigitateurs.Quand il avait fini de faire rire la petite sultane, au temps desheures roses de Mazenderan, celle-ci demandait elle-même à ce qu’ils’amusât à la faire frissonner. Et il n’avait rien trouvé de mieuxque le jeu du lacet du Pendjab. Érik qui avait séjourné dansl’Inde, en était revenu avec une adresse incroyable à étrangler. Ilse faisait enfermer dans une cour où l’on amenait un guerrier, – leplus souvent un condamné à mort – armé d’une longue pique et d’unelarge épée. Érik, lui, n’avait que son lacet, et c’était toujoursdans le moment que le guerrier croyait abattre Érik d’un coupformidable, que l’on entendait le lacet siffler. D’un coup depoignet, Érik avait serré le mince lasso au col de son ennemi, etil le traînait aussitôt devant la petite sultane et ses femmes quiregardaient à une fenêtre et applaudissaient. La petite sultaneapprit, elle aussi, à lancer le lacet du Pendjab et tua ainsiplusieurs de ses femmes et même de ses amies en visite. Mais jepréfère quitter ce sujet terrible des heures roses de Mazenderan.Si j’en ai parlé, c’est que je dus, étant arrivé avec le vicomte deChagny dans les dessous de l’Opéra, mettre en garde mon compagnoncontre une possibilité toujours menaçante autour de nous,d’étranglement. Certes ! une fois dans les dessous, mespistolets ne pouvaient plus nous servir à rien, car j’étais biensûr que du moment qu’il ne s’était point opposé du premier coup ànotre entrée dans le chemin des communards, Érik ne se laisseraitplus voir. Mais il pouvait toujours nous étrangler. Je n’eus pointle temps d’expliquer tout cela au vicomte et même je ne sais si,ayant disposé de ce temps, j’en aurais usé pour lui raconter qu’ily avait quelque part, dans l’ombre, un lacet du Pendjab prêt àsiffler. C’était bien inutile de compliquer la situation et je mebornai à conseiller à M. de Chagny de tenir toujours sa main àhauteur de l’œil, le bras replié dans la position du tireur aupistolet qui attend le commandement de « feu ». Dans cetteposition, il est impossible, même au plus adroit étrangleur, delancer utilement le lacet du Pendjab. En même temps que le cou, ilvous prend le bras ou la main et ainsi ce lacet, que l’on peutfacilement délacer, devient inoffensif. Après avoir évité lecommissaire de police et quelques fermeurs de portes, puis lespompiers, et rencontré pour la première fois le tueur de rats etpassé inaperçu aux yeux de l’homme au chapeau de feutre, le vicomteet moi nous parvînmes sans encombre dans le troisième dessous,entre le portant et le décor du Roi de Lahore. Je fis jouer lapierre et nous sautâmes dans la demeure qu’Érik s’était construitedans la double enveloppe des murs de fondation de l’Opéra (et cela,le plus tranquillement du monde, puisque Érik a été un des premiersentrepreneurs de maçonnerie de Philippe Garnier, l’architecte del’Opéra, et qu’il avait continué à travailler, mystérieusement,tout seul, quand les travaux étaient officiellement suspendus,pendant la guerre, le siège de Paris et la Commune). Je connaissaisassez mon Érik pour caresser la présomption d’arriver à découvrirtous les trucs qu’il avait pu se fabriquer pendant tout ce temps-là: aussi n’étais-je nullement rassuré en sautant dans sa maison. Jesavais ce qu’il avait fait de certain palais de Mazenderan. De laplus honnête construction du monde, il avait bientôt fait la maisondu diable, où l’on ne pouvait plus prononcer une parole sansqu’elle fût espionnée ou rapportée par l’écho. Que de drames defamille ! que de tragédies sanglantes le monstre traînaitderrière lui avec ses trappes ! Sans compter que l’on nepouvait jamais, dans les palais qu’il avait « truqués », savoirexactement où l’on se trouvait. Il avait des inventions étonnantes.Certainement, la plus curieuse, la plus horrible et la plusdangereuse de toutes était la chambre des supplices. À moins descas exceptionnels où la petite sultane s’amusait à faire souffrirle bourgeois, on n’y laissait guère entrer que les condamnés àmort. C’était, à mon avis, la plus atroce imagination des heuresroses de Mazenderan. Aussi, quand le visiteur qui était entré dansla chambre des supplices en « avait assez », il lui était toujourspermis d’en finir avec un lacet du Pendjab qu’on laissait à sadisposition au pied de l’arbre de fer ! Or, quel ne fut pasmon émoi, aussitôt après avoir pénétré dans la demeure du monstre,en m’apercevant que la pièce dans laquelle nous venions de sauter,M. le vicomte de Chagny et moi, était justement la reconstitutionexacte de la chambre des supplices des heures roses de Mazenderan.À nos pieds, je trouvai le lacet du Pendjab que j’avais tantredouté toute la soirée. J’étais convaincu que ce fil avait déjàservi pour Joseph Buquet. Le chef machiniste avait dû, comme moi,surprendre certain soir Érik au moment où il faisait jouer lapierre du troisième dessous. Curieux, il avait à son tour tenté lepassage avant que la pierre ne se refermât et il était tombé dansla chambre des supplices, et il n’en était sorti que pendu.J’imaginai très bien Érik traînant le corps dont il voulait sedébarrasser jusqu’au décor du Roi de Lahore et l’y suspendant, pourfaire un exemple ou pour grossir la terreur superstitieuse quidevait l’aider à garder les abords de la caverne ! Mais, aprèsréflexion, Érik revenait chercher le lacet du Pendjab, qui est trèssingulièrement fait de boyaux de chat et qui aurait pu exciter lacuriosité d’un juge d’instruction. Ainsi s’expliquait ladisparition de la corde de pendu. Et voilà que je le découvrais ànos pieds, le lacet, dans la chambre des supplices !… Je nesuis point pusillanime, mais une sueur froide m’inonda le visage.La lanterne dont je promenais le petit disque rouge sur les paroisde la trop fameuse chambre, tremblait dans ma main. M. de Chagnys’en aperçut et me dit : « Que se passe-t-il donc, monsieur ?» Je lui fis signe violemment de se taire, car je pouvais avoirencore cette suprême espérance que nous étions dans la chambre dessupplices, sans que le monstre en sût rien ! Et même, cetteespérance-là n’était point le salut car je pouvais encore très bienm’imaginer que, du côté du troisième dessous, la chambre dessupplices était chargée de garder la demeure du Lac, et, celapeut-être, automatiquement. Oui, les supplices allaient peut-êtrecommencer automatiquement. Qui aurait pu dire quels gestes de nousils attendaient pour cela ? Je recommandai l’immobilité laplus absolue à mon compagnon. Un écrasant silence pesait sur nous.Et ma lanterne rouge continuait à faire le tour de la chambre dessupplices… je la reconnaissais… je la reconnaissais…

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