Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 12Comment Hardigras, qui n’était pas invité, troubla les noces deMlle Agagnosc et du prince Hippothadée de Transalbanie.

Le désarroi de Titin-le-Bastardon étaitcertain. Son expédition à la recherche de ses trois« païres » n’avait point donné ce qu’il était en droitd’espérer, soit qu’il comptât venger sa mère, soit qu’il enattendît quelque heureuse modification de sa fortune et le bénéficequ’il en pourrait tirer pour la suite de ses desseins relativementà Mlle Agagnosc…

Après son entrevue avec Hippothadée, il avaitjugé bon de se documenter plus substantiellement sur celui-ci et lepetit dossier qu’il avait pu ainsi constituer était tout à faitsuffisant pour dégoutter à jamais d’un mariage princier l’innocenteToinetta.

Aussi avait-il tout tenté pour approcher lapupille de M. Supia ! Hélas ! le boïa, d’une part,et le prince, de l’autre, avaient dû prévoir que Titin ferait toutpour revoir en secret Toinetta, et leurs dispositions avaient étébien prises.

Toinetta n’était jamais seule. Si ellesortait, ce n’était qu’en voiture et toujours décemmentaccompagnée.

Il restait bien la nuit, et Titin ne pouvaitavoir oublié que ce n’était pas une entreprise impossible que cellede descendre des toits de la « Bella Nissa » jusqu’aubalcon de Toinetta. Malheureusement, depuis la fameuse journée deCarnaval, ces toits étaient gardés nuit et jour avec un soin sijaloux que Hardigras, lui-même avait renoncé à s’y montrer.

Le fait était d’autant plus regrettable queTitin pouvait se dire qu’Antoinette avait dû s’attarder plus d’unefois encore à sa fenêtre dans l’attente de le voirréapparaître.

Comme on avait négligé certainement de fairepart à Antoinette de toutes les précautions prises, elle devaitconclure de l’absence de Titin que celui-ci n’avait décidément plusrien à lui dire…

Et les jours passaient… et la date fixée pourles noces se rapprochait… !

En se documentant sur le prince HippothadéeVladimir, Titin avait recueilli quelques renseignements précieuxsur le prince Marie.

Ainsi avait-il appris que le frère aînéd’Hippothadée était le meilleur des gentilshommes et le plushonnête seigneur du royaume ; qu’après plusieurs folies dejeunesse, il était devenu fort rangé et qu’il était considéré à lacour de Transalbanie comme le modèle de toutes les vertus. Ils’était montré avec son frère d’une patience et d’une générositésans bornes. Enfin, il n’avait cessé de fournir à l’exilé, donttous les biens avaient été confisqués, une pension qui eût suffipour faire vivre honorablement un honnête homme.

« Si ce prince Marie n’est pas unhypocrite, se dit Titin, il ne manquera point l’occasion que jevais lui offrir de « réparer », autant que faire se peut,hélas ! une faute de jeunesse ; que dis-je, unefaute ? crime !… Et il écrivit :

« À Son Altesse le princeMarie-Hippothadée de Transalbanie, à Mostarejevo :

« Monseigneur, vous avez l’âme trophaute, (à ce qu’on me raconte) pour avoir oublié certaine nuit deCarnaval à Nice, nuit qui n’a pas dû vous laisser sans remords etque vous passâtes, étant tout jeune encore, à festoyer d’abominablefaon avec MM. Menica Gianelli et Noré Papajeudi !

« Faut-il vous rappeler la pauvre Tina etle malheur qui lui survint pour s’être laissé entraîner par troismisérables fous dans les jardins déserts du quartier du Riquier.J’ai su que vous aviez quitté Nice la semaine suivante et peut-êtreignorez-vous encore que la pauvre Tina est devenue folle de cettenuit-là après avoir donne naissance à un garçon que tout le mondeappelle ici « l’Enfant de Carnevale ».

« Tina vient de mourir,Monseigneur ! C’était ma mère et vous êtes l’un de mes trois« païres » !…

« Le premier n’a plus aucune ressource etest à ma charge !… Le second m’a supplié de ne point détruireson foyer, par l’éclat d’un scandale, qui retomberait sur desinnocents !… Je m’adresse finalement à vous, qui pouvezbeaucoup pour moi !…

« Si vous faites ce que je vais vousdemander, vous n’entendrez plus parler jamais deTitin-le-Bastardon…

« Votre frère, monseigneur, qui est unhomme abominable, a trouvé le moyen de s’introduire dansune honorable famille et il est sur le point de se marier avec unedemoiselle Antoinette Agagnosc, que j’aime et qui n’en sait rien,parce qu’un garçon comme moi, pauvre et sans nom, ne va pointparler d’amour à une jeune fille riche qu’il ne peut épouser. Maisje donnerais ma vie pour que ce mariage ne se fît point !Mlle Agagnosc ne saurait être heureuse avec cethorrible Hippothadée (Vladimir) !…

« Intervenez, Monseigneur ! faitestout ce qui est en votre pouvoir ! Ne laissez point secommettre cette infamie !… Et vous ne me devrez plusrien ! »

Après quoi, il signa :« Titin-le-Bastardon, l’enfant de Carnevale, fils de trepaïres, chez la mère Bibi, à la Fourca-Nova, Alpes-Maritimes,France »…

Puis, ayant mis sa lettre à la poste, il pritle chemin de la Fourca.

Quand la mère Bibi l’aperçut, elle sauta avecses chèvres sur le bord du chemin où elle semblait l’avoir attendudepuis qu’il était parti.

Elle l’embrassa en pleurant de joie, puis luidemanda, en le fixant de ses petits yeux clairs et perçants devieille :

– Es-tu content, Titin ?

– Non, mère Bibi, je ne suis pascontent !… Et puis, si tu veux me faire plaisir, tu vas meconduire sur la tombe de ma pauvre maman.

Ils y furent tous les deux. La terre en étaitjoliment fleurie. Au milieu des fleurs, la mère Bibi avait plantéune croix fer sur laquelle on lisait simplement ce mot« Tina » !

Titin ouvrit son couteau, avec lequel ildevait tuer ses trois paires, et inscrivit au-dessous de« Tina » ces simples mots : « mère deTitin-le-Bastardon ».

Puis il ferma son couteau, le remit dans sapoche et tomba à genoux.

Il pria. Il parla à sa mère… Il luidit :

– Mama ! Pendant que tu faisais legrand Voyage, moi, j’ai fait le voyage blanc ! (le voyageinutile) ; mais dis-moi un peu ! Est-ce que je pouvaislaisser se mourir de la faim mon premier païre, ce Menica que ladivine providence, dans sa juste bonté, avait déjà réduit à moinsque rien, le povre ! Et cette grosse malle de Noré(dis-le-moi, mama) qui a toujours été dévoré du remords « dufiguier » et qui n’a point manqué de gentillesse pour tonbastardon, est-ce que je pouvais dans le moment qu’il allait marierses demoiselles, apporter à sa table le désespoir et lahonte ? et faire mourir de chagrin impitoyablement cette povreMme Papajeudi qui croit en lui comme dans le bonDieu ? Le pouvais-je, dis, mama ?… Non ! tu n’auraispas voulu cela, toi qui as tant souffert pour tout le monde !Voilà pour mon second païre, mama !… Quant au troisième !Ah ! celui-là, rien ne m’aurait empêché de l’envoyer au diablecomme il se doit, mais ce n’était pas mon païre !… Maintenant,mama, à toi de parler, je t’écoute !

Quand il se releva, le Bastardon dit à la mèreBibi :

– Elle m’a parlé ! Elle m’adit : « Pourquoi es-tu malcontent. Titin ? Moi jesuis contente ! Tu es un brave fils ! Va. »

Tout de même, Titin ne retrouva sa gaîténaturelle que quelques jours plus tard, mais alors, il semblaitbien qu’il eût atteint à nouveau le sommet de cette philosophietranscendante d’où il dominait, en s’en gaussant, toutes lespéripéties de sa turbulente.

On ne l’entendait que rire, plaisanter etconter farces à ses bons amis de la Fourca.

Jamais il n’y eut d’aussi belles parties deboules.

Quand on le voyait arriver place Arson, lesfiasques accouraient toutes seules sur les tables.

Pistafun, Aiguardente, Bouta et Tantifla n’ymanquaient guère, ni les jolies filles non plus.

Giaousé paraissait tout heureux d’avoirretrouvé son Titin.

Quant à Nathalie, elle ne savait quelletoilette inventer pour paraître plus belle à ses yeux. Elle eutmême une scène avec Giaousé parce que, maintenant, elle mettait desbas de soie tous les jours.

Mais rien n’était trop beau pour plaire àTitin.

Cependant, cette flamme d’allégresse dontbrûlait Titin paraissait à certains d’autant plus inconcevable quenul n’ignorait qu’il avait un grand chagrin d’apprendre le prochainmariage de Toinetta.

Et les noces devaient avoir lieu le lundisuivant !…

Nathalie dit à Titin, un jour qu’il s’étaitmontré singulièrement patient avec elle, ne repoussant quemollement (peut-être parce qu’il pensait à autre chose) ses avancesnullement déguisées :

– Iras-tu à la noce, Titin ?

Celui-ci la regarda en souriant :

– Bien sûr que j’irai à la noce, puisquej’y suis invité !…

– Qu’est-ce que tu me dis là ? Tu esinvité à la noce de Toinetta ? Et par qui donc ? Pas parle Supia, bien sûr !

Titin éclata de rire :

– Ah ! non, pas par celui-là, tupenses !… C’est le prince qui m’a invité !…

– Le prince t’a invité, cettecrapule !…

– Ne dis donc pas de mal d’un homme quiva se marier avec cette bonne Toinetta !

– Ah ! bien ! je ne tereconnais plus, par exemple ! Et tu iras ?

– Bien sûr que j’irai, et tu devrais yvenir aussi ! et Giaousé et tous les amis, bien qu’ils nesoient pas invités. Mais s’il n’y a pas de place pour eux dans lecortège, il y en aura autour !… Paraît que ça va être une nocemagnifique !… Je suis curieux de voir ça, tu sais !…

– Je n’en reviens pas, fit Nathalie, maisje suis bien contente tout de même que tu te sois fait uneraison !…

– Oh ! ce que j’en disais, c’étaitpour Toinetta, mais du moment qu’elle tient à l’épouser, ce n’estpas moi qui l’en empêcherai !

– Ah ! Titin, faut que jet’embrasse !…

– Si ça peut te faire plaisir. Mais tusais, tu finiras par rendre jaloux ce bon Giaousé. Viens ici, unpeu ! Ta femme veut m’embrasser !

– Quelle « bestia » ! fitGiaousé.

Nathalie lui lança un mauvaisregard :

– Est-ce que tu serais jaloux,Giaousé ?

– S’il fallait être jaloux desfemmes ! laissa tomber le Babazouk, plein de mépris.

– Alors, je ne me gêne pas, fitNathalie…

Et elle colla un baiser retentissant sur lajoue de Titin.

– Tu ne sais pas ce que j’étais en trainde lui dire ! fit Titin à Giaousé, je lui disais que nousdevrions tous aller à la noce de Toinetta !

– Ça, c’est une idée ! dit leBabazouk… d’autant qu’on raconte qu’il pourrait bien se passer deschoses assez drôles à ce mariage-là ! On dit queHardigras a prévenu le Supia qu’il lui défendait de marier Toinettaà Hippothadée…

– Diable de Hardigras ! fit en riantTitin… Mais qu’est-ce que ça peut bien lui faire, à lui, queToinetta se marie avec celui-ci ou avec celui-là ?

– Ah ! je ne lui ai pas demandé,ricana Giaousé !… Histoire d’embêter le Supia, sans doute.

– Et qu’est-ce qui t’a dit ça ?

– C’est Pistafun ! Tiens ! levoilà, justement. Eh ! Pistafun !…

Ce dernier s’avança, roulant une cigarette… Ilparaissait joyeusement intéressé par une pensée qu’il necommuniquait à personne.

– Bonjour, Titin ! fit-il en ledécouvrant tout à coup. Ça me fait plaisir de te revoir. !… Ons’ennuie de toi, place Arson, tu sais.

– Dis donc, Pistafun, demanda Titin,c’est vrai ce que nous raconte Giaousé, que Hardigras a décidé quele mariage du prince et de Toinetta ne se ferait pas ?…

Pistafun jeta un coup d’œil sur Giaousé, puissur Titin, et s’assit en face de Nathalie.

– C’est vrai, dit-il. Il ne veut pas. Ill’a écrit au « boïa »… Il l’a même écrit plusieurs fois.Bezaudin, le commissaire de police, a les lettres, et je vous priede croire que les précautions sont prises !

– Et d’où tiens-tu de pareillesnouvelles, Pistafun ? demanda Titin.

– De Tantifla qui l’a appris du Budeù enjouant au vitou après dîner chez Caramagna, qui le tenait de GambaSecca, qui le tenait de la modiste de la rue Lépante, qui le tenaitde la cuisinière de Mme Supia, à qui elle fournitdes chapeaux, qui le tenait elle-même deMlle Antoinette. Tu vois, Titin, qu’on ne peut pasêtre mieux renseigné ! Mais aujourd’hui toute la ville est aucourant. On ne parle que de ça ! Et tu penses si l’on s’amuseà l’avance ! On va s’écraser devant la mairie et àSainte-Réparate, bien sûr !

– Et Mlle Antoinette,demanda Titin, qu’est-ce qu’elle dit de tout ça ?

– Paraît qu’elle s’amuse comme une petitefolle… Elle dit que depuis longtemps elle désirait faire laconnaissance de Hardigras. Quand on lui essaie sa robe de mariée,elle fait rire avec ses réflexions : « Faites-moi belle,dit-elle aux essayeuses, on dit que Hardigras s’est invité à manoce ! Je veux lui en mettre, plein la vue… »

– Nous irons tous à la noce !s’écria Titin.

M. Supia avait tenu à ce que ce fût lemaire lui-même qui mariât sa pupille et l’on avait dû reculer lacérémonie civile jusqu’au jour fixé pour la cérémonie religieuse,de telle sorte que le mariage à la mairie et à l’église devaitavoir lieu ce même lundi.

Dès neuf heures du matin tout le quartier del’Hôtel de Ville était envahi par une foule curieuse. L’événementdu jour était moins le mariage que l’intervention de Hardigrasannoncée urbi et orbi. On était venu des campagnesenvironnantes et l’on se pressait jusque sur les rampes du coursMac-Mahon d’où l’on pouvait découvrir toute la rue del’Hôtel-de-Ville.

La police d’État avait mis en œuvre tous sesservices pour assurer la sécurité du cortège. Du reste, il n’yavait pas cent mètres à faire pour aller de la place du Palais oùse trouvait le domicile de Supia jusqu’à la mairie. Ces centmètres, les fiancés et la famille devaient les parcourir dans desautos de luxe. On se disait aussi à l’oreille que de nombreuxpoliciers en civil étaient répandus dans toutes les ruesavoisinantes. Enfin, MM. Souques et Ordinal, chacun dans uneauto remplie d’hommes à eux, suivraient ou précéderaient les autosde la famille.

Que ne disait-on pas ? Les unsaffirmaient que, malgré toutes les précautions, Hardigras sauraitjouer aux Supia un dernier tour de sa façon. Certains, quiparaissaient les plus sages, émettaient avec timidité et prudencecette opinion que Hardigras, en intervenant dans cette affaire defamille, allait un peu loin et qu’il se mêlait, après tout, de cequi ne le regardait pas. Mais tout le monde ne parlait pasainsi.

On savait bien que Toinetta entre les mainsdes Supia ne faisait point ce qu’elle voulait, qu’elle était leurprisonnière, leur martyre et qu’elle ne se mariait que pour leuréchapper.

Elle ignorait, la povre, qu’elle fuyait un malpour échouer dans un pire et qu’il n’y avait point de sort plusdétestable sur la terre que celui qui allait l’unir à un personnageaussi taré que le prince Hippothadée !… Puisqu’elle avait tantsouffert, elle aurait dû montrer encore un peu de courage. Cen’étaient point les gentils garçons qui manquaient dans lepays ! Et elle aurait été heureuse, la petite Toinetta, commetout le monde le souhaitait.

Ça, c’était l’avis des braves gens de Nice, cedevait être aussi celui de cette bonne tête deTitin-le-Bastardon…

Chez Camousse, le restaurateur de la rue del’Hôtel-de-Ville, d’où l’on pouvait tout voir, on clignait de l’œilchaque fois que quelqu’un parlait de Titin : « Non !il n’était point là ! » disait-on… « Il avait autrechose à faire, eh !… »

Qu’est-ce qu’il faisait, qu’est-ce qu’ilpréparait ? On ne savait, mais ça ne devait pas être une choseordinaire.

L’arrivée, par la cour, de Gamba Secca et duBudeù, derrière lesquels se présentait Giaousé Babazouk, fut saluéed’applaudissements sur la signification desquels personne ne setrompait. Ce fut encore bien autre chose quand le formidable carréde Pistafun, Aiguardente, Tony Bouta et Tantifla fit son entrée. Oncria. On trépigna. Eux semblaient ne rien comprendre à ce qui sepassait… Ils étaient venus en curieux comme tout le monde.

– Et Titin ? Et Titin ? leurcriait-on.

– Titin, répondaient-ils avec une figureétonnée qui surexcitait la joie générale, nous ne l’avons pas vu deplusieurs jours… Nous voudrions bien avoir de ses nouvelles. Iln’est pas ici ?

Les rires repartaient de plus belle… non,non ; il n’était pas ici ! La voix de Giaousé se fitentendre :

– Il a été invité à la noce !… Vousallez le voir dans le cortège ! dit-il simplement…

Alors ce fut une explosion.

– Et qui donc l’a invité ?

– Le prince !… Paraît qu’ils sontdevenus une paire d’amis.

On se roulait. Vrai ! si la journéecontinuait comme cela, on serait malade de rire.

Les invités, se rendant directement à Hôtel deville, commençaient à arriver les uns en auto, les autres envoiture. On se les nommait, on faisait des réflexions, on selivrait à quelques plaisanteries pas méchantes et surtout ondétaillait les toilettes des dames.

Celles-ci avaient mis leurs plus beaux atours,sorti tous leurs bijoux ; la bourgeoisie niçoise faisait laplus honnête figure du monde. Les jeunes filles, en robe claire,écoutaient en souriant des jeunes gens en smoking. Au fur et àmesure que les invités descendaient devant la grille de l’Hôtel deville, les véhicules allaient se ranger dans la rue Saint-Françoisde Paul.

Le service d’ordre avait été admirablementréglé.

Des membres de la colonie étrangère, amisd’Hippothadée, arrivaient en uniforme. Quelques femmes d’un trèsgrand chic les accompagnaient. On se montra avec stupéfaction lacomtesse d’Azila, plus blonde et plus maquillée que jamais,s’enquérant de la santé de quelques honorables douairières. Elleparaissait la plus à l’aise de toutes en ce jour qui, pour elle,mettait en deuil ses plus belles espérances. On ne pouvaits’empêcher d’admirer sa force d’âme, et ses amis en montraientquelque fierté : « C’est vraiment, disaient-ils, une trèsgrande dame !… »

Tout ce monde n’avait qu’unepréoccupation : Hardigras.

Mais chez Camousse ce fut comme unétourdissement quand, au milieu de la chaussée, on vit s’avancertout seul, une fleur à la boutonnière, les mains dans les poches,son feutré noir tout neuf sur l’oreille, dans un costume bleu foncéau gilet largement échancré, une cravate blanche nouée sur unechemise brodée et se traînant nonchalamment dans des souliersvernis, Titin-le-Bastardon !…

– Vé !… vé !… C’est lui !…C’est Titin !… Vé ! Qu’il est beau !…

– Babazouk n’a pas menti !… Vrai,qu’il est de noce !…

Maintenant on s’écrasait à la porte, auxfenêtres. Tout le monde voulait voir Titin. Des mains se tendaientvers lui.

– Eh Titin !… tu as le temps, monfils !

– La mariée n’est pas encorearrivée !

– Viens prendre un coup deblec !

– Montre-toi, que l’on te voie,diable ! Le prince va être jaloux !…

– Ça n’est pas toi qu’onattendait !

– Péchaïre ! on attendait Hardigraset voilà Titin !

– Nous apportes-tu des nouvelles deHardigras ?

– Giaousé, appelle-le donc, toi. Ilviendra, bien sûr !

Au nom de Giaousé, Titin tourna la tête,sourit à tout le monde, regarda l’heure à sa montre, une bellemontre, d’argent dont la chaîne pendait à sa poche de poitrine, àcôté – suprême élégance ! – de son petit mouchoir blanc brodé,et il se décida à entrer.

Aussitôt, derrière lui, une auto fermée et quiparaissait bondée de personnages inconnus, mais qui n’avaient pointla mine qui convient aux gens de noce, s’arrêta et M. Ordinalen descendit. Il avait renoncé à se camoufler.

Il pénétra dans le débit derrière Titin,malgré les difficultés d’une telle entreprise et les souffrancesqui en résultaient pour ses cors aux pieds.

Titin, suivant sa coutume, embrassa Giaouséqu’il aimait comme un frère, bien que celui-ci fût loin d’avoir soncaractère exubérant et sa haute philosophie.

Giaousé était d’une nature plutôt renfermée,ne montrant jamais grande jubilation, mais se taisant sur seschagrins. Il faisait toujours tout ce que voulait Titin avec lequelil ne discutait jamais. Une fois pour toutes, et cela depuis lespremiers ans où il avait reçu de lui une bonne rincée, il semblaitavoir admis sa supériorité définitive et quand il lui arrivaitd’émettre un avis il n’oubliait jamais d’ajouter : « Pas,Titin ? »

Et si celui-ci pensait autrement, Giaousépensait autrement.

Titin se montrait-il sobre, Giaousé étaitsobre. Si Titin faisait ripaille plus que de raison, il faisait demême. Mais Titin, quoi qu’il arrivât, restait toujours d’unelucidité merveilleuse tandis que Giaousé n’était plus de taille àsuivre la conversation.

Alors seulement il montrait sa mauvaise têteet Titin devait le coucher de force, après quoi il ressortait.Alors Nathalie allait rejoindre Titin et ses amis lesquelsn’étaient pas encore tout à fait « mûrs ».

Assurément Nathalie et Giaousé ne faisaientpoint très bon ménage et il est bien possible que Titin fût àl’origine de tous leurs conflits conjugaux. Mais à qui lafaute ?

Au début, Nathalie s’était montrée souventjalouse de cette affection qui liait les deux jeunes gens et elleméprisait tant soit peu son mari d’accepter avec passivité d’êtreen tout le second.

Il la rabrouait alors sans ménagement en luidisant : « Il faut aimer Titin comme jel’aime ! »

Alors elle avait aimé Titin et peut-être unpeu plus que ne l’eût désiré Giaousé.

Les femmes ne sauraient garder la mesure enrien !

– Eh Nathalie, elle n’est pasvenue ? demanda Titin à Giaousé.

– Non ! la« bestia » !… répliqua l’autre… Elle ne fait quepleurer depuis l’autre jour. Tu sais peut être ce qu’elle a,toi ?

– Bien dégourdi celui qui sait ce quefemme a…

Pendant ce temps, tous lui faisaient servir àboire et les femmes le félicitaient sur sa bonne mine.

Il était bien beau de sa personne et sesnouveaux habits faisaient ressortir sa taille « bienprise » et ses formes solides. On eût dit une statue de bronzede la meilleure époque florentine, un Benvenuto Cellini habillé parun bon coupeur de la « Bella Nissa », c’est-à-dire par unhonnête artisan qui sait ce qui convient à un fils du pays d’azur,conçu un soir de Carnaval dans les jardins de Riquier.

Rosa et Conception, Anaïs, Cioasa et Amélieprofitaient de l’absence de Nathalie pour apprécier ses bicepsqu’elles tâtaient par-dessus l’étoffe. Elles refaisaient le nœud dela cravate. Mais toutes ces mignonneries cachaient le désirsournois d’être renseignées :

– Toinetta sera bien contente de tevoir !…

– Ah ! si j’étais à sa place !soupirait l’une…

– Vois-tu qu’elle te présente àM. le maire en disant : « C’est celui-là que je veuxen mariage ! »

– On dit qu’elle « espérait »Hardigras, glissait une autre à voix basse.

– Eh bé ! faisait Conception, elleverra Titin ! que lui faut-il de plus ?

– Elle sera peut-être bien étonnée,hasarda Cioasa.

– Nous l’avons bien été, « nousotres » ! murmurait la charmante Anaïs.

Titin laissait dire. Il découvrit derrière luice pauvre M. Ordinal qui s’était soudain trouvé entouré dePistafun et de ses trois amis et qui ne pouvait plus sortir decette forteresse.

Il alla le dégager, ce dont le remercia toutde suite M. Ordinal.

– Et M. Souques ? interrogeaTitin. Il n’est donc pas avec vous ? Serait-il malade outrépassé le cher homme ?

– Ne me parlez plus de M. Souques,répondit M. Ordinal. Il n’est pas « vivable » !J’ai rompu toutes relations. Nous travaillons maintenant chacun denotre côté !

– Je le vois ! dit Titin ensouriant.

– Ainsi, aujourd’hui, il ne doit pasquitter la mariée, et moi, je ne vous quitte pas, à cause deHardigras, vous comprenez ?

Et M. Ordinal se mit à rire.

– Si je comprends ! vous êtes plutôtgai maintenant, monsieur Ordinal. Si nous devons désormais vivreensemble, j’aime mieux cela, voyez-vous !

– C’est cet affreux M. Souques quim’avait rendu aussi triste ! Quel soulagement ce sera pournous deux, d’être débarrassés de lui, monsieur Titin !

– Vous m’en voyez enchanté, monsieurOrdinal.

– Sans compter que ce Souques est entêtécomme un mulet. Il est toujours dans la même idée que vous savez,en ce qui concerne Hardigras.

– Ah oui ! Il est vraiment plus« fada » que je ne croyais. Et vous, monsieurOrdinal ?

– Oh ! moi je me suis souvenu de lapetite conversation que nous eûmes, passage Négrin, chez ce Fred,vous vous rappelez, monsieur Titin ?

– Très vaguement !

– Comment ! vous ne vous rappelezpas la proposition que vous nous fîtes de nous associer pourarrêter Hardigras ?

– Ah ! oui, parfaitement, monsieurOrdinal !

– De telle sorte que j’accepte ce traitéd’alliance et que nous ne nous quittons plus tous les deux jusqu’àce que nous soyons venus à bout de ce drôle qui a maintenant laprétention d’empêcher le mariage deMlle Agagnosc.

– Oui, oui, oui. J’ai entendu parler decela en effet !… Et vous croyez que c’est sérieux cettehistoire-là ?

– Je souhaite pour Hardigras qu’elle nele soit point, laissa tomber M. Ordinal, car, entre nous,monsieur Titin, s’il bouge, cette fois il est cuit.

– Ah ! il est cuit ! répéta sidrolatiquement Titin que ceux qui l’entouraient et qui n’avaient eugarde de perdre une parole de cette intéressante conversationéclatèrent de rire…

– Il est cuit ! reprit avec plus deforce M, Ordinal, en jetant un regard aigu autour de lui.

– Et à quelle sauce, monsieurOrdinal ?

– À la sauce du barilong !…

Il y eut un silence. Tous les yeux étaientfixés sur Titin. Celui-ci passa, son bras sous celui deM. Ordinal.

– En attendant, allons à la noce !…laissez-nous passer, messieurs ! Ne voyez-vous donc pas queM. Ordinal est devenu mon meilleur ami ? Moi non plus, jene le lâche plus !

À ce moment, une rumeur sourde vint de la rue,puis des cris éclatèrent :

– La voilà ! la voilà. !

C’était en effet la mariée qui arrivait.

Dans une auto de grand luxe, décorée de fleursd’oranger et dont les vitres étaient relevées, on l’aperçut passerrapidement à côté de M. Supia, en habit, qui avait l’air d’uncroque-mort.

Derrière, venait une auto remplie d’agents encivil, sur le siège de laquelle, à côté du chauffeur, se tenaitM. Souques.

Puis venaient les autres voitures, avec lesdemoiselles et les garçons d’honneur et la famille.

– Vous avez vu le « moure detola » ! (le visage de tôle) criait Anaïs qui s’étaithissée sur les épaules de Tantifla… on dirait qu’il conduit unenterrement !

– Et la mariée, l’avez-vous vue ?lançait Conception ; sûr ! elle n’a pas l’airdêtre à la noce !

Tout le monde avait remarqué la petite mine deToinetta.

– La pauvre fille ! expliqua Ciaosa,si elle attendait Hardigras pour la sauver de cette affaire, elle abien le droit de faire une tête !… Car il ne se pressepas.

Quand elle descendit d’auto, il y eut un grandsilence autour d’elle et Supia lui fit traverser rapidement lacour.

Elle arriva ainsi dans la salle des mariagesqui se remplit derrière elle.

Le prince Hippothadée fut bientôt à ses côtés.En se retournant il aperçut Titin debout sur une banquette.

Il se pencha à l’oreille de Toinetta quiregarda du côté de Titin, et lui adressa un léger signe de tête,puis elle se mit à causer avec Hippothadée le plus affectueusementdu monde.

On l’entendait même rire, d’un rire un peunerveux.

Le prince paraissait aux anges. Il faisait lebeau et il était en effet dans une admirable redingote gris fer quifaisait valoir sa taille haute, sa ligne souple encore pour unjeune marié qui allait compter, bientôt, son petit demi-siècle.

Quand il ne s’entretenait pas avec Antoinette,il regardait de droite et de gauche, souriait aux uns, saluait lesautres.

Les huissiers ne savaient plus où donner de latête. Les secrétaires avaient tout disposé sur le pupitre deM. le maire. On n’attendait plus que lui.

Un employé vint dire un mot à l’oreille dupremier secrétaire. Et celui-ci annonça à la famille qu’il faudraitattendre encore un petit quart d’heure, car le maire, que lepremier adjoint était allé quérir quelques instants auparavant àson domicile, avait dû se rendre d’urgence à une assembléed’actionnaires qui avait de grandes décisions à prendre touchantles intérêts de la ville. Il s’excusait par téléphone.

Le prince était désolé de ce contretemps.

La bonne humeur était revenue…

Mais le maire n’arrivait toujours point.

Alors, comme l’allée du milieu qui séparaitles banquettes était restée libre, surveillée à un bout parM. Souques, à l’autre par M. Ordinal, toujours à côté deTitin, on commença à se rendre de petites visites… « à fairesalon ».

Le prince serra quelques mains, s’en fut degroupe en groupe et arriva ainsi auprès de Titin.

– Eh ! bonjour monsieur Titin. Jevois avec plaisir que vous n’avez pas oublié mon invitation !Mlle Agagnosc et moi vous en sommes tout à faitobligés !

– C’est une belle réunion, fit Titin, jen’aurais eu garde de la manquer. Vous ferez, je vous prie, tous mescompliments à Mlle Agagnosc.

– Mais venez donc les lui fairevous-même, dit le prince avec une belle audace et en regardantTitin d’un petit air à la fois si narquois et si insolent quecelui-ci regretta amèrement la minute où il l’avait tenu sous songenou.

– Présenter mes compliments àMlle Agagnosc ? Mais je la verrai comme toutle monde à la sacristie, répondit Titin de son air le pluscandide.

– Cela n’empêchera pas !… Venez doncmaintenant ! cela lui fera plaisir !…

Titin ne se fit point prier davantage et ilsuivit le prince en disant à M. Ordinal :

– Surtout, vous, ne me lâchezpas !

Mlle Agagnosc accueillit Titind’une façon à la fois familière et « dégagée ».

– Ah ! voilà Titin !… Tu t’esdonc décidé à venir.

– Mais le prince avait eu la bonté dem’inviter ! fit Titin en lui serrant la main.

– Il a bien eu raison ! Je nesaurais te dire tout le plaisir que ça me fait ! Et cependant,vois, Titin, comme c’est drôle ! moi, je j’aurais pas osét’inviter !

– Et pourquoi donc, Toinetta ?

– Bah ! fît la jeune fille avec unemoue légère, je ne pourrais pas bien te le dire, tu sais !… Tuas un si drôle de caractère. On croit te faire plaisir et on n’yréussit pas toujours… Enfin, tu es content ?

– Je suis content de te voir heureuse,Toinetta ! Mais je te demande pardon, je ne sais plus si jedois toujours te tutoyer, moi.

– Ne te gêne donc pas ! Le prince ades idées larges !… et ce n’est pas parce que je vais devenirprincesse que je vais oublier mon petit camarade d’enfance !Tu me dis que je suis heureuse ? Très heureuse, Titin !…et je veux que tout le monde le soit autour de moi !…

– Je te demande pardon de t’avoirdérangée, Toinetta !… je te laisse à ton bonheur…Adieu !

– Adieu, Titin !… ah ! disdonc !… on raconte partout que tu es du dernier bien avecHardigras. En voilà un qui s’est moqué du monde, parexemple !… Pourquoi veut-il m’empêcher de me marier ?Malgré tout, je n’aurais pas été fâchée de faire saconnaissance ! Tu lui diras de ma part qu’il est un vilainfarceur, ton Hardigras !

– Rien que pour lui faire cettecommission-là, je trouverai bien le moyen de le joindre un jour…fit Titin, et il retourna à sa place, de son pas paisible etnonchalant…

On attendait M. le maire et l’oncommençait à trouver qu’il « ésagérait !… »

Du reste, le bon public de la rue et descabarets environnants était du même avis que la noble assistance.Quelle pouvait être la raison d’une prolongation aussiexceptionnelle de la cérémonie ? À quelle heure le cortège,dans ces conditions, arriverait-il à Sainte-Réparate ?

Chez Camousse on accusait M. le maired’abuser de son talent de la parole ! Soudain le bruitparvint, apporté par on ne sut jamais qui, que M. le mairen’était pas encore arrivé et que l’on commençait à être inquietlà-haut, d’autant que, vérification faite, on ne savait d’où venaitle coup de téléphone par lequel il était censé avoir expliqué sonabsence.

On commença à se regarder : quelquesminutes plus tard, comme les bruits du dehors devenaient de plus enplus inquiétants, on se mit à sourire.

Chacun se comprenait.

Et puis on éclata de rire tout à fait. C’étaitça le coup attendu de Hardigras ! Il avait mis en boîteM. le maire ! Eh bien ! ce n’était vraiment pasmal !…

– C’est dangereux ce qu’il a faitlà ! déclara Gamba Secca, et puis, à quoi ça va-t-ilservir ? Ça ne va pas empêcher la noce ! On trouveratoujours bien un adjoint.

Le Budeu, qui était allé aux renseignements,se chargea de lui répondre. Le premier adjoint avait disparu enmême temps que M. le maire.

Quant aux deux autres, on courait aprèseux…

Une rumeur grossissante descendait des rampesdu boulevard Mac-Mahon ou montait de la rueSaint-François-de-Paule.

Là-dessus, Titin arriva chez Camousse, tenanttoujours par le bras M. Ordinal.

– Vous comprenez, je ne peux plus vouslâcher, moi ! Je ne tiens pas être mêlé à une histoirepareille ! Entre nous, il va un peu fort, « notre »Hardigras !

Cependant la foule riait sur son passage.Quand il pénétra chez Camousse, il fut assailli de questions.

– Qu’est-ce qu’elle dit, la mariée ?Qu’est-ce qu’elle dit, Toinetta ?

– Eh bien ! elle dit qu’elle n’estpas mariée pardi. Et elle pleure !

– Ça n’est pas vrai, Titin ! On ditqu’elle trouve ça très drôle, corrigea quelqu’un.

– Demandez à M. Ordinal, fitTitin.

Mais M. Ordinal, lui aussi, avaitdisparu.

– La nature a ses « esigences »fit entendre Pistafun.

– Je lui ai montré le petit endroit, ditTantifla.

À ce moment, nouvelle arrivée sensationnelle.C’était le chauffeur de l’auto de la mariée et son acolyte le valetde pied qui en avaient assez d’attendre, sans boire, une mariée quine revenait plus.

– On ne sait plus ce que ça peutdurer ! dirent-ils. Paraît que le second adjoint est partihier soir pour Paris et que le troisième est à Cannes ! Ilssont en train, là-haut, de téléphoner à Cannes !

La joie devenait du délire. On offrit à boireà ces deux messieurs. Du reste, ils paraissaient en pays deconnaissance et, en entrant, ils avaient serré la main de Titin.Mais qui ne serrait point la main de Titin ?

Quelques instants plus tard, un mouvementinsolite se produisait dans la rue. Les barrages d’agents avaienttoutes les peines du monde à se maintenir contre la poussée de lafoule qui voulait voir de près la sortie des invités.

Car on sortait de la mairie.

La cérémonie civile était en effet remise àl’après-midi et le mariage à l’église aurait lieu le lendemain.

Chacun voulait voir la tête des Supia, celled’Hippothadée et surtout la figure que faisait Toinetta.

Celle-ci parut bientôt, elle ne semblait pointse faire de mauvais sang : au contraire, on là trouvaautrement plaisante à ce départ qu’à son arrivée, et, pour toutdire, cette cérémonie manquée rallumait dans ses yeux une flammemalicieuse, qui, pendant ces dernières heures, paraissaitéteinte.

Le chauffeur, à son volant, appuya sur la miseen marche.

Le valet de pied, roide comme un cierge,ouvrait la portière.

Antoinette monta.

Était-ce distraction du valet ? Laportière se referma immédiatement.

M. Supia, stupéfait, voulait faireentendre une protestation, mais il n’en eut pas le temps. Dans lemême moment, la foule avait brisé de part et d’autre le barrage desagents. Un flot de joyeux énergumènes comme il s’en trouve toujoursdans la coulisse des cérémonies les plus sensationnelles, à l’affûtde la moindre occasion pour apporter un trouble qui les amuse aumilieu des plus belles ordonnances, déferla avec une forceirrésistible et se répandit autour des voitures.

Les nommés Tantifla, Bouta, Aiguardente etPistafun se distinguaient entre tous autres par l’entrain aveclequel ils écrasaient tout ce qui leur résistait.

Pendant ce temps, le chauffeur démarrait aumilieu du tumulte.

Alors, comme il levait la tête, on s’aperçutqu’il portait sous sa casquette un masque qui n’était plus inconnudes Niçois… Et un cri jaillit de toutes les poitrines :« Hardigras ! Hardigras ! »…

Oui, c’était Hardigras qui enlevait lamariée.

Devant lui, la foule s’était ouverte comme surun mot d’ordre, et quand il fut passé, cette même foule se referma,présentant un barrage que les autos policières de MM. Souqueset Ordinal (cette dernière sans M. Ordinal) ne parvinrent pasa briser, cette fois ! Il eût fallu écraser tout lemonde !

Quand la place fut enfin dégagée, l’auto de lamariée et ce brigand de Hardigras étaient déjà loin !…

On retrouva l’auto nuptiale, au cours del’après-midi, dans un coin de la campagne niçoise des pluspittoresques mais assez désert appelé « le Vallonobscur ». La mariée ne s’y trouvait plus, naturellement.

Sur ces entrefaites, M. le maire et sonadjoint rentrèrent dans leur bonne ville après un excellentdéjeuner dans un cabanon des bords du Loup où ils avaient étéconduits, sans qu’ils l’eussent demandé, par une auto de louagecommandée la veille (à cette époque, le maire de Nice ne disposaitpas encore d’une auto municipale)…

Leurs velléités de protestations s’étaientcalmées devant les dispositions malveillantes de deux inconnussavamment camouflés qui s’étaient engouffrés dans l’auto derrièreeux. Enfin ces protestations avaient cessé tout à fait quand ilsavaient été assurés qu’il ne s’agissait que de faire honneur à unemagnifique truite au bleu. Ce cabanon, fermé depuis quelque temps,semblait ne s’être ouvert que pour eux et devait, au surplus,reprendre son visage de bois le lendemain.

M. Ordinal fut délivré, lui aussi, et putenfin sortir de ce petit coin de la maison Camousse où Pistafunl’avait si facétieusement enfermé… Seulement, il étaitfurieux ! C’est qu’il n’avait point, pour être consolé, lesmêmes raisons que M. le maire et son adjoint.

Il n’y avait que la mariée que l’on neretrouvait point.

Un enlèvement aussi audacieux, un attentataussi cynique à la liberté d’honorables magistrats allaient mettreen branle tout l’appareil de la justice.

On commença par coffrer Pistafun.

Enfin, Titin, qui était tranquillementretourné à la Fourca après ces sensationnels événements, reçut uneinvitation à se présenter le lendemain à la police d’État, d’ordrede M. le commissaire central.

L’un des plus effroyables drames qui soientinscrits aux annales judiciaires allait commencer…

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