Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 7Titin-le-Bastardon

Il n’était point de la dignité deM. Supia d’aller chercher lui-même Titin-le-Bastardon.

Descendu dans son cabinet directorial, il eutune courte conférence avec Sébastien Morelli, lequel se dirigeaaussitôt vers la place Arson.

Cette place populaire était bien plaisante àvoir avec ses joueurs de boules qui avaient « fait tomber laveste » et montraient leurs muscles bronzés, leurs épauleslarges, leurs cous de taureau, leurs poitrines poilues sous lachemise entr’ouverte. Ils lançaient la « boccia » (laboule) avec un entrain, une gaieté naturelle qui éclatait chaquefois que l’un de ces messieurs avait réussi un« picareste » qui déblayait le jeu.

Et qui donc, place Arson, fut jamais demauvaise humeur ? Pourrait-on le dire ? Et ensuite,quelle raison y aurait-il eu à cela ?… Aucun des gars quiétaient là, présents, n’aurait eu d’excuse à porter le diable enterre ! Ils n’avaient pas été condamnés comme tant d’autres àtravailler huit heures par jour ! Leurs besoins, qui étaientde bien boire, bien manger et bien s’amuser, sagement restreints,comme on le voit à la satisfaction naturelle de la minute quipasse, n’exigeaient chez ; eux que peu d’efforts… ce qui leurpermettait de réserver tous leurs moyens pour la« boccia » et pour les affaires publiques, nous voulonsdire pour la politique qui, à certaines périodes, doit êtrel’occupation normale d’un honnête homme, attaché à ses devoirs decitoyen et dont il est généralement récompensé par une abondance debiens qui se résolvent en banquets, beuveries, festins et autresréjouissances auxquelles sont conviées les dames…

Malheureux M. Morelli qui avait missionde troubler d’aussi belles parties…

– « Gaïda ! » (attention)fit entendre sournoisement l’un des joueurs en voyant apparaître SaMajesté…

Pistafun leva le nez et salua de la main lechef du personnel de la « Bella Nissa ».

– Eh ! maître Sébastien, luijeta-t-il, sans avoir l’air d’attacher d’autre importance àl’inexplicable présence de Sa Majesté en ce lieu réservé aux sportspopulaires. Comment elle va, cette santé ?

– Messieurs, exprima M. Morelli ens’efforçant de faire bonne contenance devant la curiosité générale,je passais par là quand je me puis souvenu que M. Supiam’avait dit : « Si, par hasard, vous voyezTitin-le-Bastardon, faites-lui donc savoir que je serais heureuxd’avoir avec lui un petit mot. C’est un brave garçon auquel je n’aijamais voulu que du bien !… »

Il attendit, mais personne ne disait plus mot.On avait complètement oublié qu’il était là…

Il s’approcha de Pistafun qui venait de lancerses boules et affectait maintenant un air indifférent.

– Eh ! Pistafun ! vous nepourriez pas me le dire où il est ce Titin ?…

– Titin-le-Bastardon ?…

– Oui.

– Il y a plus d’un mois qu’il est venufaire sa partie ! déclarèrent quelques joueurs : il n’estsûrement pas à Nice, sans quoi ça se saurait, diable !…

Pistafun dit :

– La dernière fois que je l’ai vu,c’était au Peillon, où il organisait le festin avec distribution debouquets souvenirs aux demoiselles d’honneur, vermouth d’honneur,bal et feu d’artifice, comme de juste… Il y a quelque temps decela !…

– Et moi, fit Tantifla, c’était à laColle où il organisait la grand’messe en musique, apéritif-concert,concours de « vitou » et de « quadrette », celas’entend ! ce n’était pas hier, hé ?…

– Et moi, déclara Aiguardente, c’étaitl’été dernier à Saint-Jeannet, à l’occasion de laSaint-Jean-Baptiste, et puis à Biot en l’honneur de Saint-Julien,et puis à Saint-Vallier de Thiey pour la Saint-Constant !Ah ! j’allais oublier la Saint-Julien à Roquebillière !Titin est un homme de bien qui ne manquerait point un saint, commede juste pour ce qui est de la fête suivant les usages et coutumeset avec tous les apparats nécessaires qu’il connaît mieux qu’hommedu monde ! C’est pourquoi il n’y a pas de festin sansTitin ! Vous n’avez qu’à chercher sur le calendrier, monsieurMorelli, et vous finirez bien par trouver Titin !

Mais Tony Bouta fit entendre :

– Possible que Titin soit pour ce soir àla Fourca !… c’est demain que l’on tire le« menon ! » (le chevreau). Il doit organiser ladistribution des « gijouala » (cocardes) et faire répéterla fanfare !

M. Sébastien Morelli pensait que ceshommes devaient avoir raison. Il trouverait à la Fourca la mèreBibi : elle savait où était Titin-le-Bastardon… Mais il étaittrop tard pour prendre le train de Grasse et M. Morelli remitau lendemain son expédition. Il ne quitta point la place Arson sansavoir remercié MM. Pistafun, Bouta, Tantifla et Aiguardente etil dut décliner l’invitation de ces braves qui lui offraient unetournée, au cabanon.

Le lendemain, à trois heures, M. Morelliarrivait à la Fourca-Nova.

La Fourca était une vieille petite cité quidressait sur le rocher la pyramide dorée de ses antiques maisonsaccrochées l’une à l’autre et surmontées d’une tour moyenâgeuse duhaut de laquelle on apercevait tout le pays environnant, depuis leslointains de Grasse jusqu’à la mer d’azur… Cette tour étaitsurmontée au temps jadis d’une potence destinée à rappeler à ceuxde la plaine que les seigneurs du Mont et du Château avaient droitsur eux de haute et basse justice. D’où le nom de la« Fourca » (la fourche, la potence) qui avait fini parprévaloir dans tout le pays du Loup.

Le Loup est une rivière qui, à quelqueskilomètres de là, sort des gorges les plus abruptes, les plussauvages qui se puissent imaginer et parcourt jusqu’à la côte unecontrée tantôt verte comme la Normandie, tantôt émaillée de fleurscomme un jardin des mille et une nuits.

À part ces deux noms tragiques, tout n’étaitque sourire dans ce pays enchanté.

La Fourca-Nova, qui s’étend au pied de lavieille Fourca, est un lieu de villégiature. Les Delamarre yavaient une confortable maison carrée aux murs roses, au toit detuiles, aux fenêtres ornées de quelques fresques à l’italienne. Ungrand jardin, un potager, un verger, une basse-cour, tout celaautrefois bien vivant, aujourd’hui à peu près délaissé, achevaientde donner à la villa un caractère de plantureuse et gaiepaysannerie qui n’avait pas eu le don cependant de séduireM. Supia, lequel penchait pour le genre château.

Cependant, comme les terrains augmentaient devaleur d’année en année, il avait conservé l’immeuble et sesdépendances. Bien mieux, il avait acheté, sous des noms divers, lesclos adjacents, et c’est ainsi que, par un marché où la mère Bibin’avait vu que du feu et qui n’était qu’un vol déguisé, il s’étaitemparé d’une petite ferme que le défunt époux de cette honnêtepaysanne avait mis vingt ans à acquérir.

Depuis, la mère Bibi avait dû habiter unecabane dans laquelle elle s’était réfugiée pendant la guerre, avecses deux chèvres. Au retour des tranchées, Titin-le-Bastardon, sonenfant adoptif, qui n’avait pas un sou en poche, mais dont l’espritfertile n’était jamais à bout de ressources, lui avait procuré unepetite épicerie dans la rue qui joignait la vieille Fourca-Nova àla nouvelle.

Titin-le-Bastardon ne passait jamais devantles grilles fermées de la Patentaine, la villa desDelamarre, sans pousser un gros soupir. C’était là qu’avait étéélevée la petite Toinette, autrement ditMlle Agagnosc, avec laquelle il avait fait de sibonnes parties en compagnie des chèvres de la mère Bibi…

M. Delamarre avait appelé sa villa« la Patentaine », (qui signifie en provençal laPrétentaine), parce que c’était là qu’il avait résolu, sa fortunefaite, de vivre et mourir le plus gaîment et le plus grassement dumonde. Hélas ! il ne connut point longtemps la« Patentaine » et s’il mourut gaîment, il y mourut tropvite à son gré… et au gré de Toinette, comme nous savons déjà…

M. Morelli, passa, lui, sans soupirerdevant la Patentaine et commença de gravir les ruelles quiconduisaient tout là-haut à la place où, de tout temps, on avait« donné le festin ».

Il tourna au coin de la vieille église à baseromane, rafraîchie d’un pilier Renaissance et riche encore àl’intérieur comme une basilique, de tous les trésors dont certainsdatent de l’an mille, époque où tous les mécréants achetaient leparadis avec les biens dont ils croyaient, n’avoir plus besoin surterre.

Puis, le dédale des ruelles se fit plusabrupt, il passa sous des voûtes qui étaient là moins pour relierdes maisons entre elles que pour les soutenir, et il déboucha enfindans l’apothéose ensoleillée d’un festin qui durait depuis quatreheures et dont Titin le Bastardon semblait être le héros. EntreM. le maire, un vrai « petou » (bon vieux paysan dela banlieue) encore solide et buvant sec malgré ses soixante-dixans, et la mère Bibi qui en avait soixante-quinze et qui avait finipar ressembler à ses chèvres dont elle avait le museau pointu,l’œil clair et le jarret solide (elle ouvrait toujours le bal),Titin était en train de prononcer l’un de ces discours dont ilavait le secret et qui empaumaient toujours son monde, quoi qu’ildît.

Il était le porte-parole, l’organisateur,l’animateur, comme on dit maintenant, de la joie universelle.

Son langage, coloré, tantôt rude, tantôtcaressant, fustigeait ou flattait suivant son bon plaisir. Ondisait toujours « amen ! » parce que toujours ils’arrangeait pour avoir les rieurs de son côté. Les autorités enentendaient parfois de vertes, mais aucune n’eût osé se fâcher,car, en politique, ce garçon, qui n’avait ni feu ni lieu, avait uneinfluence immense.

Toutes les filles en étaient amoureuses, etnous oserons dire que plus d’une femme en possession d’époux eûtvolontiers pour Titin fait un léger accroc au contrat.

Titin n’a pas des épaules de portefaix, commeses amis Tantifla, Bouta, Aiguardente et Pistafun, mais de taillemoyenne et bien prise, admirablement musclé et râblé, ayantpratiqué au régiment les sports les plus rudes et fait la guerredans des conditions terribles, sur la Somme, à Verdun, en Champagneil reçut les félicitations de ses chefs, lesquels avaient failli,pour indiscipline, le condamner à mort… Titin vous eût cassé unhomme en deux comme une paille !…

Tout jeune, il se battait avec tout le monde.Pas un des gars qui était là n’eût pu dire qu’il n’avait reçu delui une bonne trempe au temps des premières culottes et même despremières parties de boccia ; du reste ils en étaient fiersmaintenant et auraient plutôt inventé une raclée de leurcamarade.

On ne pouvait pas dire que Titin fût beau,mais il avait des yeux magnifiques, deux belles billes noires quibrillaient entre de longs cils. La bouche était un peu large, lalèvre retroussée sur des dents éclatantes, tout le restedisparaissait dans l’épanouissement du sourire. Il suffisait del’avoir vu une fois pour dire : « En voilà un qui estheureux d’être sur la terre !… »

Quand ses amis lui parlaient de prendre femme,il pouffait.

– Les ménages, disait-il, ne sont quebatailles !… Avec eux, il n’y a plus ni commodités, nidélices, et c’en est fini de tous les honnêtes plaisirs, quisont : bien boire, bien manger, et ne point se soucier.

– Eh ! lui répliquait-on, Titin, tuprêches la fin du monde !

– Que non ! La bonne nature qui atout mis « bas » n’a point enfanté le mariage !surtout dans notre pays de clair matin où les hommes laissent toutfaire à leurs femmes, ce qui est injuste et m’empêcherait dedormir.

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