Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 15De quelques petits malheurs qui survinrent à Titin-le-Grand

Le voyage s’accomplit assez silencieusement.Odon Odonovitch paraissait préoccupé ; de son côté Titin avaitson idée. Comme ils arrivaient à Nice et que l’auto se dirigeaitvers la place Masséna, Titin demanda au comte de bien vouloir leconduire auprès de son consul. Odon Odonovitch donna immédiatementdes ordres en conséquence.

– Ah ! zé comprends !fit-il.

– Vous me pardonnerez, Odon Odonovitch,comte etc., vous avez pris vos précautions, je prends lesmiennes.

– C’est tout naturel ! acquiesça lecomte.

Ils étaient arrivés. Le consul reçut le comteet Titin avec de grandes démonstrations de dévouement. Titin luimontra l’enveloppe qui contenait la lettre de Marie-Hippothadée Leconsul reconnut les armes et le cachet de Transalbanie. Titin setourna vers le comte :

– Y aurait-il un gros inconvénient à ceque je montre la lettre ?

– Noullement ! fit le comte.

La lettre lue, le consul dit ens’inclinant :

– C’est bien là l’écriture du princeMarie. C’est bien là sa signature.

Titin s’excusa auprès du consul, le remerciaet fut reconduit, avec tous les honneurs réservés à un aussiillustre bastardon !…

Ils remontèrent dans l’auto.

Maintenant Titin faisait les plus agréablesréflexions sur cette aventure inouïe qui allait bouleverser savie.

Sans doute, pour des raisons politiques commel’expliquait son troisième « païre », devait-il cacherencore la splendeur de son origine, mais la lettre du prince Marieet le portefeuille d’Odon Odonovitch constituaient un commencementd’exécution dans la réparation de son infortune qui lui permettaittous les espoirs.

De plus, la personnalité d’Odon Odonovitch luidevenait sympathique. S’il n’avait dépendu que de ce bravegentilhomme, la vérité eût éclaté avant l’heure fixée par le destinet par la prudence de l’aîné des Hippothadée. Son désintéressementétait sans exemple. Pauvre, dans un pays étranger, il apportaitfidèlement à Titin une somme assez importante en même temps quetous les bienfaits de la richesse.

Titin en était là de ses réflexions quandl’auto – une auto de louage, mais de grande marque – s’arrêta,promenade des Anglais, devant un immeuble qui n’était pas inconnude lui.

– Ici est l’appartement, fit OdonOdonovitch.

Et à la grande stupéfaction de l’héritier deTransalbanie, le comte le conduisit à l’étage loué récemment parHippothadée Vladimir, à l’occasion de ses noces avecMlle Antoinette Agagnosc.

– Oune occasione ! MonsiouTitin ! Oune occasione superbe ! J’ai acheté lé bail ettout lé mobilier pour ouné morceau dé pain !…

– Eh ! s’écria Titin, je reconnaisbien l’appartement, mais je ne reconnais pas du tout lemobilier !

– Par les saints archanges, attesta lecomte, ce mobilier était indigne de vous, monseigneur ! Aussije l’ai vendou et je l’ai vendou cer ! très cer ! Ounéexcellente opératione !

– Et avec l’argent de la vente vous avezacheté ce nouveau mobilier qui est en effet magnifique ?

– Non, monseigneur ! Ce mobilier aété livré hier soir par la première maison dé Paris qui a sasuccursale avenue dé Verdun à Nissa. Mais ce mobilier n’est pasencore payé. J’attends pour le payer le commencement du moisprochain ! Nous avons encore tant de dépenses à faire, envérité.

– Quelles dépenses ? demandaTitin.

– D’abord dans l’appartementé auquel ilmanque encore bien des petites çoses. Z’ai commandé la linzerie.Les draps ne sont pas encore arrivés. En attendant, je vous airetenou, au Palace, où je souis descendou, oune appartenantegrandiose à côté du mien, où l’on apportera tout ce qu’il faut ànotre illoustré Bastardon pour faire figoure dans lémonde !…

– Vous savez à qui vous avez acheté loibail et le mobilier qui garnissait ces pièces ? questionnaTitin avec un sourire plein de malice.

– Zé né mé rappelle plous le nom de cemonsieur ! Tout ce que je pouis vous dire, monseigneur !ze prie mon prince de me laisser lui donner son titre dans leparticulier, tout ce qué zé pouis vous dire, c’est que z’ai fait saconnaissance au cercle et qu’il avait perdou, ce soir-là, zusqu’àsa chemise, comme on dit ! Là petite affaire a été viteconcloue ! Il m’a dit en recevant mon arzent : « Cequi vient de la floûte retourne au tambour ! » et il aazouté : « Z’ai moi-même acheté ce mobilier à un seigneurqui se trouvait dans lé besoin à la souite d’une petite partie decemin de fer ! » Là-dessus il m’a quitté pour faire unbanco et il a reperdu en dix minutes devant moi tout l’arzent queje loui avais donné ! C’est alors que je mé souis dit :Voilà un mobilier qui, vraiment, ne porte pas çance ! Il fautlé vendre tout de souite, par notre saint Hippothadée !

– Mais vous, mon cher Odon Odonovitch,vous ne jouez jamais ?

– Zamais, monseigneur… C’est beaucoupdire… Ouné gentilhomme dans ma situation se doit à lui-même dezouer un peu pour ne pas perdre sa réputation de grandéseigneur.

– Oui ! Eh bien, jouez le moinspossible ! fit Titin… parce que je vais vous dire : Dounsi gieuga lou diaou si recrea !

– Zé né comprends pas, en vérité…

– C’est un dicton de chez nous quisignifie : « Où l’on joue, le diables’amuse ! »

– Par votre vénéré père ! vous népouvez jamais prononcer ouné parole qui né soit la sagessemême !… mais dépêchons, ze vous prie, voici plus d’une heureque le tailleur de monseigneur doit l’attendre au palace !

– Avant de quitter cet appartement, ditTitin, je tiens à vous apprendre, mon cher comte, à qui le mobilierqui le garnissait appartenait en premier lieu… Oui, le premier quil’a vendu à celui que vous avez vu perdre au jeu, n’est un inconnuni pour vous, ni pour moi ! C’est le prince HippothadéeVladimir lui-même. Il avait alors l’espérance d’amener en ces lieuxMlle Agagnosc, devenue princesse deTransalbanie !…

– Par la vierge de Mostarajevo !voilà qui est drôle, en vérité !…Mlle Agagnosc y viendra donc ! Elle sera doncprincesse de Transalbanie ! mais c’est un autre prince que zeconnais qui lui fera les honneurs de l’appartemente !Assurément ze vois à cette marque que « lé seigneur Dieu estavec nous ! Mais par ma mère, qui était une sainte, cemobilier était ouné honte !

– C’est Supia qui l’avait choisi,continua Titin, c’est également Supia qui l’avait payé.Certainement Hippothadée a perdu au jeu la somme qu’il a tirée dece mobilier sans la permission du « boïa ». L’affaire estencore plus drôle que vous ne pouvez vous l’imaginer. Quant à moi,elle me réjouit plus que je ne saurais vous dire, car elle prouve,à n’en plus douter, que Vladimir Hippothadée a renoncé, du moinspour le moment, à faire sa femme deMlle Agagnosc !…

– Ze comprends ! Ze comprends !Il peur de ce terrible Hardigras, fit Odon en clignant del’œil.

Mais Titin ne broncha pas.

Ce jour-là et les jours suivants se passèrenten commandos de toutes sortes : l’appartement du palace étaitassiégé par les tailleurs, les bottiers, les chemisiers, lesbijoutiers ! Odon Odonovitch ne trouvait rien trop beau pourson cher prince.

Quant à Titin, la lettre du prince Marie danssa poche, il laissait faire, puisque telle était la volonté de sonpaïre et aussi il avait cette arrière-pensée bien légitime, c’estque lorsqu’on saurait que Titin n’était plus un enfant perdu, Supiane s’opposerait plus au mariage de sa filleule avec l’enfant deCarnevale.

La seule pensée que Toinetta pourrait êtrebientôt sa femme lui faisait bénir le jour où il s’était résolu àécrire cette lettre à son troisième païre, après avoir renoncé àtuer les deux autres !

De la Fourca à Nice et jusqu’aux premierscontreforts de l’Estérel on ne parlait que de la bonne fortunesurvenue à Titin. En d’autres temps, elle eût pu sembler excessiveet tenir du domaine des contes de fées, mais depuis la guerre, lesgrands quotidiens sont pleins tous les jours de telles histoires oùl’on voit se mouvoir dans le cadre des palaces et de la haute nocecosmopolite des messieurs archi millionnaires qui, quelques annéesauparavant, vendaient de la camelote sur les trottoirs, où debelles milliardaires débarquent tout exprès d’Amérique pour, offrirleur main et les colliers de perles qu’elles n’ont pas encoreperdus à de gracieux jeunes hommes qui n’avaient pour toute fortuneque leur smoking, leurs escarpins vernis et leur science dushimmy.

L’aventure de Titin ne paraissait pas plusextraordinaire que les autres, bien qu’on en ignorât les dessous.Certains se disaient bien qu’il devait y avoir une histoire depaïre là-dessous, mais on n’était sûr de rien. Il convenaitsimplement de se réjouir, puisque Titin était dans la joie.

Sa transformation en homme du monde s’étaitaccomplie de la façon la plus naturelle et avec une stupéfianterapidité. Il n’avait pas été en retard pour les manières et pourl’air qu’il faut apporter dans une pareille affaire.

On avait connu Titin gamin insouciant vivantau jour le jour, se contentant des bienfaits de l’heure qui passesans se préoccuper de la pitance du lendemain, et c’était le filsde Gianelli ; on avait vu Titin, honorable commerçant faisantprospérer l’ingénieuse entreprise des « kiosques duBastardon » et c’était le fils de Papajeudi ! C’était letour maintenant de Titin, fils du grand Hippothadée, de semontrer.

Et il se montrait ! Son ambition, vitedépassée, avait été d’abord d’égaler par sa tenue et son chicmondain les gentilshommes à monocle qu’il voyait toujours tendantla main à Toinetta quand celle-ci, certain soir, descendait d’autodevant le casino municipal.

Ah ! si elle le voyait maintenant !Mais il la cherchait en vain dans les milieux de luxe oùHippothadée, heureusement, ne la chaperonnait plus !…

Elle restait tout à fait invisible. Supiaavait établi autour d’elle une surveillance plus étroite quejamais. Antoinette avait même dû changer de chambre. La scène dubalcon n’était plus possible, hélas !…

Il n’empêche que, en dépit de toutes cesprécautions, les deux jeunes gens s’écrivaient. Titin n’aurait pasété Titin s’il n’avait imaginé, avant de rendreMlle Agagnosc à sa chère famille, un moyen decorrespondre qui défiât toutes les prévoyances.

Dans ses lettres, Toinetta se plaignait biende cette sorte de réclusion à laquelle elle était condamnée, maiselle s’amusait beaucoup de recevoir des lettres de Titin et de leslire à la barbe du « boïa » sans que celui-ci se doutâtde rien ! Enfin, on ne lui parlait plus mariage. Hippothadéevenait toujours chez les Supia, mais simplement en ami, et il avaitcessé de lui faire la cour. Il se laissait choyer par ces dames enattendant les événements. Toinetta ajoutait :

« Supia et Hippothadée croient que jeserai bientôt « en fatigue » et la première à revenir àdes projets qu’ils n’ont point abandonnés ! Ils ne meconnaissent pas ! Surtout depuis que j’ai fait ma provision depatience en écoutant mon Titin ! Le prince peut mettre cequ’il voudra dans sa « gorbeille », il n’y mettra jamaisles belles choses que Titin a dites à Toinetta ! Mon Titin, jet’aime ! Le reste n’existe pas !Patience ! »

Quelques jours après avoir reçu cette lettre,Titin faisait part à Toinetta du changement inouï qui s’était faitdans sa situation, depuis l’arrivée à Nice d’Odon Odonovitch. Et cen’était pas sans orgueil qu’il annonçait à sa petite amie qu’elledeviendrait princesse et peut-être reine un jour !…

Elle lui avait répondu :

« Ce sont des choses qui arrivent, maismoi, je t’aime comme devant, et c’est Titin quej’épouserai ! »

En attendant, si l’on ne voyait plusMlle Agagnosc nulle part, on voyait Titin partoutavec son éternel Odon Odonovitch. Il eut l’occasion d’être présentéaux membres les plus en vue de la colonie étrangère. Au tir auxpigeons de Monte-Carlo, il se montra l’un des meilleurs fusils. Ilavait tenu à être inscrit au club sous le nom deTitin-le-Bastardon, qu’il continuait à porter avec une insolentefierté, en attendant qu’il eût le droit d’étaler ses autrestitres !

Quelques-uns de ses messieurs disaient biend’un petit air déplaisant :

– Pourquoi ne signe-t-il pasHardigras ?… Messieurs, nous voici les collègues deHardigras !

Mais sa qualité de futur prince ne fut bientôtplus un secret pour personne en raison des intempérances de langagedu bon Odonovitch qui lui lâchait à tout instant du« Monseigneur », ce que Titin laissait faire maintenant,soit qu’il fût las de le rappeler à l’ordre à chaque instant, soitqu’il ne lui déplût point, après tout, qu’on lui donnât un titrequ’il trouvait charmant.

Mais ajoutons que Titin ne s’amusait pointdans le monde et qu’il n’avait de joie véritable que lorsqu’ilparvenait à entraîner Odon Odonovitch à la Fourca, ce qui luiarrivait bien deux ou trois fois par semaine.

C’est-là qu’il montrait qu’il n’était pas fieret que Titin nouveau riche n’avait pas changé ! Quelleseffusions ! Quelle liesse !… Toutes ces demoiselles enétaient littéralement folles, mais Nathalie, en le voyant si beau,pleurait comme une dinde ! Il devait l’embrasser à tour debras pour la consoler !…

Giaousé lui aussi était triste.

– Tu vas nous oublier !gémissait-il.

Mais Titin embrassait aussi Giaousé en luidisant :

– Oh ! mon « Gê »,j’aimerais mieux me couper la main. Tu sais si je t’aime ! Enquelque pays que l’on m’emmène, je t’emmènerai.

– Et moi ? soupirait Nathalie.

– Et toi aussi ! faisait Titin, ilest écrit que la femme doit suivre son mari !

– Par les saints archanges !murmurait à part lui le bon Odon, je le crois bien ! Il aimeau moins autant cette Nathalie que son Giaousé !… Allons,allons, nous aurons un bon règne !

Avant de quitter la Fourca, Titin eut encorel’occasion de rendre quelques « jugements de blec » quimirent le comble à l’enthousiasme d’Odon pour le futur roi deTransalbanie.

Nous n’étonnerons personne en disant qu’à cetrain, le portefeuille transalbanien se dégonflait à vue d’œil.Bien entendu, aucun fournisseur n’était payé et il y avait desnotes en souffrance dans tous les palaces de la côte. Mais toutcela n’allait-il pas être réglé au commencement du mois prochainavec les fonds expédiés de Transalbanie ? À ce propos même,Odon avait fait entendre qu’il serait plus correct de laisserquelques notes en retard si l’on ne tenait point à passer pour depetits bourgeois sans crédit.

– Ce qui nous permettra, expliquait-il,d’avoir une bourse de jeu, chose absolument indispensable dans lasituation de monseigneur !

– Je ne joue jamais ! Je vous l’aidéjà dit, Odon ! protestait Titin.

– Aussi on en zaze. Je ne dis point àmonseigneur de faire des folies, mais encore doit-il montrer enjetant quelques petites sommes sur le tapis qu’il ne tient point àl’arzent.

– « Non ti mettre a gieuga, se nonvuas pericola ! »

– Vous dites ?

– Je dis : Ne te mets pas à jouer situ ne veux pas te mettre en péril.

– Que monseigneur me permette de lui direque ze croyais sa sazesse plus larze ! Monseigneur étonnerabien son vénéré père… qui heureusement n’en saura rien !…Enfin nous parlerons de cette petite çose quand l’arzent demonseigneur arrivera.

Mais il n’arrivait pas, l’arzent ! Titinet Odon vivaient de plus en plus luxueusement à crédit, gardantprécieusement les quelques billets qui leur restaient dans leportefeuille Et les premiers jours du mois étaient passés !…Et les fournisseurs commençaient a montrer, les dents !…

Certains devinrent même tellementinsupportables que Titin les renvoya brutalement d’où ils venaient,sans les faire passer par l’ascenseur.

Cependant, il était profondément humilié. Demauvais bruits couraient, sans doute répandus perfidement parHippothadée-Vladimir, qui, depuis des semaines, ne se montrait plusdans les milieux que fréquentait si magnifiquement le Bastardon deTransalbanie. Odon lui-même devenait fiévreux.

– Zé né comprends rien au silence de SonAltesse.

– Monseigneur me permet-il de luidemander quelle somme il lui reste.

– Quinze cents francs ! mon pauvreOdon.

– Que monseigneur me les prête et noussommes sauvés.

– Qu’allez-vous faire ?

– Z’ai découvert ouné martingaleinfaillible, au trente et quarante ! Zé commencé avec vingtfrancs…

– Et vous finissez avec quinze cent aillefrancs !

– Peut-être, monseigneur… Mais il mé fautles quinze cents francs d’abord !

Titin replaça ses billets qu’il tenait decompter dans son portefeuille, mit le portefeuille dans sa poche etdit :

– « Cu presta su lu gieuc pissa silou fuec » !… Ce qui signifie en français, mon cherOdon : qui prête sur le jeu pisse sur le feu ! Autrementdit : Il perd sa braise ! » Vous m’avezcompris ?

– Ah î si z’ai compris,monseigneur !

Et Odon Odonovitch se sauva pour ne point direà monseigneur tout ce qu’il pensait d’une aussi odieuse pingrerie,indigne d’un Hippothadée, fût-il le dernier Bastardon de lalignée !…

Le lendemain, Titin, en sortant du palace,entra dans un bureau de tabac acheter des cigarettes. Comme iln’avait point de monnaie, il sortit son portefeuille et futstupéfait de le trouver vide. Il ne douta point que le comte Valdarne lui eût emprunté les quinze cents francs qui lui restaient pourmettre à l’épreuve sa fameuse martingale. Il rentra et se fitservir à déjeuner dans sa chambre.

Comme il prenait son café, la sonnerie dutéléphone se fit entendre : c’était le comte qui luiprésentait toutes ses excuses, avouait l’emprunt et annonçait qu’ilserait de retour vers les quatre heures. Une première séance autrente et quarante lui avait donné des preuves palpables del’excellence de sa méthode. « En attendant l’envoi de SonAltesse, c’est la fin, monseigneur, de tous nos petitsennuis ! » Et Il demandait encore pardon pour la libertégrande qu’il avait prise, par dévouement pour monseigneur.

Titin lui répondit :

– Mon cher Odon, une autre fois, je vouslaisserai le portefeuille, je vous éviterai ainsi la peine que vousavez dû ressentir en le vidant de son contenu sans mapermission !

On ne pouvait être plus grand seigneur. Ce futseulement à dix heures que le comte fit son apparition. Il était unpeu pâle, poussa le verrou et se jeta aux genoux de Titin. Il avaittout perdu.

Titin le releva et se contenta, de luidire :

– Ne parlons plus de cela, mais retenezceci, comte : Qui joue au loto se ruine au trot !

Odon voulut lui donner des explications, Titinle pria de n’en rien faire.

– Pour quinze cents malheureux francs, netrouvez-vous pas, comte, que voilà beaucoup d’histoires ?…

Mais l’autre était désespéré et Titin euttoutes les peines du monde à le consoler.

– Je vous jure, comte, que tout ceci n’aaucune importance.

– C’est que zé souis beaucoup pluscoupable que vous ne le croyez, monseigneur bien-aimé !

À ces mots, Titin dressa l’oreille :

– Que voulez-vous dire, OdonOdonovitch ?

– Zé veux dire, monseigneur, que zé souisouné misérable, que z’ai abousé de la confiance de mon maître etque zé mérite donc les plus grands çatiments !

C’est oune bien cruelle confessionne !Mais zé veux tout dire et après vous ferez de moi cé qué vousvoudrez. Zé né mérite aucoune pitié, je vous assoure.

Titin se taisait. Il avait allumé unecigarette et attendait… Sous son attitude d’imposante indifférence,il essayait de maîtriser l’émotion qui l’étreignait. Qu’allait-ilapprendre ? Il avait jugé le comte capable du meilleur, commedu pire. Il attendait le pire !

Et l’autre parla :

– Zé souis venu en France, envoyé parnotre grand Hippothadée, avec deux cent mille francs !

Titin réprima un léger mouvement :

– Si je me souviens bien, comte, fit-ild’une voix sourde où grondait sa colère refoulée, il y avaitvingt-cinq mille francs dans le portefeuille que vous m’avezremis ?

– Oui, monseigneur, vingt-cinq millefrancs !

– Et vous deviez m’en remettre deux centmille !

– Non, monseigneur !… Zé devais vouseu remettre cinquante mille !

– Et les cent cinquante milleautres ?

– Ils étaient pour la patrie !

– Comment, pour la patrie ?

– Oui, monseigneur, pour la propagande.Vous comprenez, les nécessités de la politique ! Il fallaitsoutenir la cause !… la cause du grand Hippothadée… Enfin, lapoublicité… Vous comprenez, monseigneur ?

– Oui, oui, je comprends !… Etalors ?

– Et alors, les cent cinquante millefrancs de la patrie, zé les ai joués et zé les aiperdus !…

– C’est un crime irréparable, fit Titin,mais aussitôt le comte protesta :

– Non, pas irréparable,monseigneur ! Ce que lé jeu a défait, lé jeu pouvait lérefaire !… Je pouvé donc lé réparer !… J’ai essayé,monseigneur !…

– Oui, j’ai vu cela, aujourd’hui.

– Oh ! z’ai essayé avantaujourd’hui ! Il me restait donc les cinquante mille francs demonseigneur !

– Et alors ?

– Et alors, zé les ai perdous aussi, ounédéveine !…

– Mais vous m’avez remis vingt-cinq millefrancs.

– Ah ! cela, monseigneur, c’estautre çose !… Figourez-vous que z’avais oun bizou magnifique,un vieux bizou de famille… zé l’ai vendu trente-cinq millefrancs ! lé bizoutier m’a volé comme sur un grand çemin, maiszé né pouvais laisser monseigneur sans arzent en vérité, et pouiszé devais l’installer. Z’avais reçou oune missiou, ouné missiousacrée. C’est avec cet arzent que z’ai acheté le droit au bail etle mobilier qui garnissait l’appartement de monseigneur.

– Mais vous l’avez acheté au cercle, cemobilier, m’avez-vous dit ? vous étiez donc retourné aucercle ?

– Oui, monseigneur ! Touzours aveccette idée de refaire l’arzent de la patrie… mais zé n’oubliais pasnon plus ma mission d’installer, monseigneur et de lui donner lasommé dé cinquante mille francs !… Que pouvais-je faire avectrente-cinq mille francs ? Zé vous lé demande ! Je niésouis donc mis à zouer ! Et j’ai eu une çance ! Zé refaiscent soixante-quinze mille francs !…

– Fan d’un amuletta ! Il y avait duboni !

– Oui, monseigneur, z’avais toutes lesveines ce soir-là ! À côté dé moi donc se trouvait unzentilhomme qui avait tout perdu et qui me dit : « Vousn’auriez pas besoin d’un appartement et d’un mobilier ? »Zé nié dis c’est les saints archanges qui me l’envoient. Zél’arrache à la table de zeu, ze le jette dans une auto, nousvisitons l’appartement, j’examine le mobilier : « Toutcela ne vaut pas plus de quarante mille francs… »« Affaire conclue ! » dit-il. Il me signé la petiteaffaire et zé lui donne ses quarante mille francs ! Et tout desouite, comme je vous l’ai dit, il les perd ! Et voyez maveine persistance ce soir-là, monseigneur. Il me restait, tout payéavec mes trente-cinq mille du bizou de famille et mes centsoixante-quinze mille de gain ! Il mé restait maintenant centsoixante-dix mille francs ! Eh bien ! z’ai toutperdu, moi aussi !

– Tout ! sursauta Titin.

– Tout, fit tranquillement le comte.

– C’est ce que vous appelez votreveine ? dit Titin, qui finissait par trouver drôle cettehistoire.

– Ouné grande vené, monseigneur, envérité ! Si zé n’avais pas eu ce gentilhomme à mon côté, zé nélui achetais pas l’appartement et ze perdais le bizou defamille ! Tandis que maintenant, je n’avais plus le bizou,mais z’avais l’appartement ! Seulement, voilà, il ne mérestait plus un petite sou à donner à monseigneur, alors, dès lelendemain, qu’est-ce que ze fais ?

– Vous vendez le mobilier ! ditTitin.

– Ah ! monseigneur est vraimentintelligente ! C’est la sazesse même qui parle par sabouche ! Zé lé vendu vingt-cinq mille francs !

– Il vous en avait coûtéquarante !

– Ouis, mais il ne valait pas plus devingt-cinq mille et il était affreux !…, C’est encore moi quifaisais la bonne affaire ! d’autant qu’il ne faut pas oublierle droit au bail dans tout cela !… enfin ! zé remplaçaicet affreux mobilier par un autre mobilier magnifique que vous avezvu, monseigneur !

– Mais vous ne l’avez pas payé, cemobilier !

– On ne paie zamais un mobilier de ceprix-là comptant ! Z’ai proposé de petits arrangements, maisle marçant ne s’est pas contenté de ma parole ! Alors, z’aisigné des billets.

– Mais si vous n’avez pas de quoi lespayer, les billets ? fit Titin, de nouveau effrayé.

– Il faut que monseigneur sache bienqu’on ne paie zamais oune billet la première fois qu’on leprésente, ni la seconde non plus ; celai sent son petitboutiquier. Il faut que monseigneur s’enfonce bien cela dans latête !

– Mais si le marchand reprend sonmobilier ?

– Qu’il le reprenne, monseigneur !qu’il le reprenne donc, son mobilier ! Nous en ferons venir unplus beau encore !

– Et les vingt-cinq mille francs dumobilier, vous ne les avez donc pas joués, ceux-là ?

– Non monseigneur ! Ce mobilier demalheur avait porté trop de déveine à mes prédécesseurs ! Etpuis j’étais trop heureux de vous les apporter comme un premiersourire de cette nouvelle fortune que zé venais vous annoncer. Z’aiété ouné misérable de vous emprunter ces quinze cents francs !Il ne pouvait rien nous arriver de bon au zeu avec ces quinze centsfrancs-là ! En vérité, zé n’ai que ce que je mérite. Etmonseigneur est trop bon de me pardonner.

– Dites-moi, comte, quand vous m’aveztéléphoné à midi, où en étions-nous des quinze cents ?

– Z’en était à mille louis,exactement !

– Bigre ! fit Titin… Attendez, millelouis, cela fait…

– Vingt mille francs, monseigneur.

– Vingt mille francs ! Mais c’étaitmagnifique, cela !…

– Non, monseigneur ! cela n’étaitpas magnifique ! Z’avais mal zoué… ouné série à la noire devingt et oune ! Zé dévais au moins rapporter cent millefrancs ! Mais z’avais peur de reperdre ! J’ai soué commeun petit enfant !… Aussi, pendant le déjeuner, à Monte-Carlo,je me disais : « Qu’il vienne seulement cet après-midi,ouné série de dix et zé reprendrai ma revanche, ze lejure !… »

– Mais elle n’est pas venue ! fitTitin.

– Non monseigneur… Tout l’après-midi etmême une partie de la soirée, zé mé souis défendou comme unlion ! Zé né souis tombé que sur des intermittences ! Zén’est même pas pu payer l’auto qui m’a ramené de Monte-Carlo, et leplus extraordinaire, monseigneur, c’est que ces faquins se sontrefusés à la payer à l’hôtel !… C’est oune honte !… Je méplaindrai à mon consoul !…

– Alors, l’auto attend toujours ?demandai Titin.

– Monseigneur est bien bon de s’occuperde ces détails ! Qu’il aille au diable, ce chauffeur !Est-ce que je m’en occupe, moi ?

À ce moment, on frappa à la porte du salonparticulier réservé au Bastardon de Transalbanie et un laquais seprésenta :

– Monsieur le comte ! dit-il à OdonOdonovitch, c’est le chauffeur qui ne veut pas s’enaller !…

– Dites-lui, laissa tomber le comte avecla plus hautaine indifférence, que z’ai besoin de lui, demainmatin, à dix heures tapant ! Et surtout, zé recommandé bienqu’on ne le paie pas, cet homme, comme cela, zé souis sûr qu’ilsera là !

– Bien, monsieur le comte !

Et le larbin s’en fut.

– Vous voyez ! Voici une affairearrangée, monseigneur ! Tout s’arrange, dans la vie…

– Mais demain matin, commentferez-vous ?

– Demain, il fera zour, monseigneur, etla nuit porte conseil ! Z’ai déjà oune automobile pour demain,c’est quelque çose cela !…

Titin se coucha de bonne heure. Il n’avait pasautre chose à faire. Avant de s’endormir, il réfléchissait que,quoi qu’il arrivât de son aventure, il aurait appris bien deschoses à l’école de ce gentilhomme plein d’expérience qu’était lecomte Valdar.

Le lendemain matin, il prolongea son séjour aulit, ne s’étonnant point de n’avoir pas encore reçu, comme decoutume, la visite du comte. Il pensait que ce pauvre Odon, touthonteux de sa confession de la veille, n’osait reparaître devantlui sans la lettre tant attendue du chef des Hippothadée.

Cependant, le comte ne paraissait toujourspas. À onze heures, après avoir essayé vainement d’entrer encommunication téléphonique avec lui, Titin se rendit à sonappartement. Il apprit que le comte était sorti vers dix heures, Imais personne ne put lui dire où il était allé.

Philosophe, notre futur prince remonta le longde l’avenue de Verdun, s’arrêtant devant certaines devantures,appréciant la couleur et le dessin des nouvelles cravates, le luxenouveau de la lingerie masculine.

Comme il allait passer devant un bijoutier quilui avait fourni les perles de ses boutons de chemise, il fit unbrusque crochet, car il se rappelait que ce bijoutier se montraitassez impatient de n’avoir pas encore été payé, mais il n’avait pasfait quelques pas qu’il aperçut celui-ci qui le saluait de tout sonbuste replié, redressé, replié enfin, de la plus aimablegymnastique.

– Monsieur cherche peut-être M. lecomte ! lui demanda cet homme en lui adressant son plusengageant sourire. M. le comte sort justement d’ici. Oh !il n’a fait que passer, le temps de me régler la petite note.Vraiment, monsieur Titin, ce n’était pas pressé…

Titin rentra à l’hôtel. Il n’y avait pas dedoute ! Le comte avait reçu la lettre de Transalbanie et ilcommençait à régler les dettes avant toute autre chose. Un bonpoint pour le comte. Titin poussa un soupir. Il y avait trop peu detemps qu’il vivait sa nouvelle vie de prince pour n’être point gênépar toutes ces histoires de fournisseurs impayés, d’argent perdu,retrouvé, reperdu, par tous ces expédients qui déroutaient la plusfolle imagination et dont, seule, profitait la cagnotte !

Titin pensait voir arriver le comte versl’heure du déjeuner. Il trouvait tout de même surprenant que sonsingulier mentor qui n’ignorait point avec quelle anxiété ilattendait, lui aussi, des nouvelles de Mostarajevo, ne l’eût pasaverti d’un mot, sitôt le précieux pli reçu.

« Il aura voulu me faire unesurprise », espéra Titin.

À deux heures, il n’y tint plus. Il avaitdéjeuné seul. Il se dit tout à coup :

« Je parie qu’il est retourné au« trente et quarante » avec le reste del’argent ! »

Il sauta dans une auto et se fit conduire àMonte-Carlo. Là, personne n’avait vu le comte Valdar. Il rentra denouveau à l’hôtel et il y rencontra un camarade de club qui luiannonça que le comte était à Cannes, où il jouait gros jeu à latable du « privé ».

Il y partit en hâte. À Cannes, il trouvait lecomte, qui n’avait plus un sou, et qui le vit venir ensouriant.

Titin lui eût flanqué des gifles s’ils avaientété seuls.

– Décavé, n’est-ce pas ? fit Titinqui bouillait.

– Mon Dieu, oui, monseigneur !Z’avais cependant si bien commencé.

– Taisez-vous, gronda Titin, farouche.Vous ne savez pas à qui vous avez affaire ! Je vais vousapprendre, moi, ce que c’est que Titin-le-Bastardon !

– C’est mon prince ! C’estl’héritier de mon roi ! Ma vie lui appartient !

– Possible, siffla Titin, en le poussantdevant lui d’un geste brutal dont il ne fut pas le maître, mais mesfonds, à moi, ne vous appartiennent pas !

– Quels fonds, monseigneur ?

– Vous le savez bien.

– L’arzent de Transalbanie… Mais il n’estpas arrivé, monseigneur ! Oh ! pour cet argent-là, vouspouvez être tranquille : il est sacré !… Zé l’auraisapporté tout de souite à monseigneur, cet arzent-là !Monseigneur ne connaît pas encore Odon Odonovitch, comte de Valdar,seigneur de Vistritza, Meteoras, Trikala…

– Mais alors, avec quoi donc avez-vousjoué ? demanda Titin, stupéfait.

– Zé vais vous le dire donc !Monseigneur !… Monseigneur m’avait donné oune idée, hier, avecle mobilier magnifique qui n’est pas encore payé ! Monseigneurdisait : « Si l’on ne paie pas le marchand il reprendrason mobilier ! » J’ai pensé qu’il ne fallait pas attendrequ’il reprît le mobilier, et zé l’ai vendou !

– Mais, malheureux, il ne vousappartenait pas !

– Pardon ! Pardon !Pardon ! Monseigneur le mobilier, il m’appartenait ! Zél’ai payé… avec des traites, mais zé l’ai payé !… Tous leshommes d’affaires vous diront : Qui a crédit ne doitrien ! Ne doit rien pendant le temps de son crédit,naturellement. Zé né dois rien donc ! Et lé crédit, on peutcompter sur Odon Odonovitch pour le faire durer, bien sûé, commez’ai eu l’honnour de l’expliquer hier à monseigneur !… Donc,ce mobilier magnifique, je l’ai vendu à un autre marçand qui m’avolé, bien entendou ! Il me l’a aceté pour rien, soixantemille francs ! Une misère ! Un mobilier que z’avais payécent vingt mille, pas un sou de moins.

– En papier, dit Titin.

– Ce papier porte ma signature, et zeprie monseigneur de croire que la signature d’Odon Odonovitch,comte Valdar, seigneur de Vistritza…

– Oui, oui, Meteoras… et autres lieux,passons !…

– Elle vaut beaucoup d’arzent, masignatoure !…

– Je m’en aperçois, et les autres s’enapercevront aussi, fit Titin, qui recouvrait un peu de bonne humeuren pensant qu’après tout les fonds attendus de Transalbanierestaient intacts.

– Je disais donc que ce voleur m’a achetéce mobilier magnifique soixante mille francs… Mais z’y ai mis ounécondition, – et monseigneur va voir combien je suis prudent enaffaires – c’est que si d’ici quinze jours ze rends à ce marçandsoixante-quinze mille francs, zé reste propriétaire dumobilier.

– Ah ! oui, fit Titin,soixante-quinze mille francs. Mais vous perdez quinze mille francsdu coup !

– Est-ce que monseigneur né comprendraitpas ? C’est le marçand qui perd quarante-cinq mille francs,puisque le mobilier il en vaut cent vingt mille !

– Oui, oui, oui. Oh ! c’est trèsfort ! Très belle opération ! Compliments !

– N’est-ce pas, monseigneur ?D’autant ; plous que pendant ces quinze jours-là mon acheteurne peut pas toucher au mobilier qui m’appartient mais qui resteaussi le gaze du premier vendeur. Ce qui aurait pu entraînerquelques petits désagréments. D’ici quinze jours nous aurons reçul’arzent, et alors nous serons les maîtres de la situation.

– Oui, les maîtres de payer !

– Nous paierons si nous voulons,monseigneur, car comme zé lé disais à monseigneur, on peut toujourslaisser partir ce mobilier-là et en raceter un autre encore plousmagnifique !

– Écoutez, comte ! fit Titin, sivous le voulez bien, c’est moi qui m’occuperai désormais de mesaffaires !

– Comme monseigneur voudra !Monseigneur est libre d’enrichir les fournisseurs et de serouiner !…

– Vous aviez eu pourtant un bonmouvement, Odon, ce matin, quand vous avez commencé à payer cebijoutier !

– Ah ! monseigneur sait ! Celane m’étonne pas. Gé Nathan-Lévy est d’un bavard !… Z’ycomptais bien ! Zé mé souis dit « Voilà un bavard quiracontera partout : « Monseigneur paie sesfournisseurs ! » Alors, zé l’ai payé.

– Mais tous les fournisseurs vont vouloirêtre payés maintenant !

– Monseigneur ne connaît pas lesfournisseurs ! Zé leur apporterais de l’arzent maintenantqu’ils le refouseraient ! Quant on peut les payer, ces diablesde fournisseurs, ils ne veulent jamais l’être. Il n’y a que quandon ne peut pas les payer qu’ils réclament leur argent !…

– Savez-vous bien, comte, fit Titin quevous feriez un ministre des finances extraordinaire ! Vousavez une conception du crédit !… Mais, en attendant, nousvoici encore une fois sans le sou ! Qu’est-ce que nous allonsfaire, ce soir ?…

– Ce soir, monseigneur, nous allons dînerà Monte-Carlo… Il y a quelque temps que l’on ne nous y a vous. Celaproduit mauvais effet ! Z’ai invité à dîner à l’hôtel de Parisquelques amis du club et la grande Tchertschanowska, la danseuse.C’est oune petite gala dont on parlera, monseigneur ! Et nousen avons besoin !… Quand ze pense que ces misérables faquinsdu Palace ont refousé de payer mon auto à moi, à moi, comte Valdar,seigneur de Vistritza !…

– Assez, Météoras !… Vous êtes toutà fait fou !… Nous sommes sans un rond !…

– Zé souis triste, monseigneur !

– Il y a de quoi !

– Zé souis triste parce que monseigneuril n’a plus foi dans son fidèle serviteur !…

La fin de cette conversation avait lieu dansl’auto qui les ramenait à Nice.

– Cette auto, demanda Titin, c’esttoujours votre auto d’hier ?

– Toujours, monseigneur.

– Vous l’avez payée ?

– Non, monseigneur, je ne l’ai paspayée !

– Et alors, quand nous allons êtrearrivés, comment la paierez-vous ? Je vous avertis que je neveux aucun scandale devant moi !… fit Titin, le sourcilfroncé.

– Ze n’ai pas à la payer, puisque nous lagardons !…

– Nous la gardons ?

– Mais certainement, monseigneur… Pouraller à Monte-Carlo. D’ailleurs nous voici arrivés. Que monseigneurmonte s’habiller ! Dans ouné demi-heure, ze serai auprès deloui !…

Titin sauta de l’auto et sans vouloir savoirce qui se passait derrière lui pénétra dans le palace et se réfugiadans l’ascenseur.

Une demi-heure plus tard, comme le comtel’avait annoncé, celui-ci pénétrait dans le petit salon et étalaitaux yeux éblouis de Titin neuf mille sept cent vingt-cinq francscinquante centimes !…

– Où avez trouvé cela ? demandaTitin complètement ahuri.

– Eh ! monseigneur ! OdonOdonovitch garde toujours une poire pour la soif ! La poire,aujourd’hui, c’était le bizoutier que j’ai payé ce matin !… Zéloui ai rendou une petite visite tout à l’heure… Il m’a presque misdé forcé dans ma poché ouné écrin avec ouné épingle de cravatemerveilleuse ! Oune brillanté grosse comme ouné petitenoisette… Ze l’ai porté sans perdre oune instante au Mont-de-Piétéet l’on m’a prêté dessus neuf mille sept cent vingt francscinquante centimes que ze rapporte à monseigneur !…

– Odon Odonovitch, vous êtes ungénie ! Un génie un peu dangereux, mais un génie !… (EtTitin rafla tous les billets). Je vous jure que cet argent n’irapas au jeu… Il nous permettra d’attendre des nouvelles deTransalbanie.

– C’est ce que j’avais pensé,monseigneur ! Cet arzent sera plous en sûreté dans votre pocheque dans la mienne.

Et l’excellent Odon se mit à rire auxéclats.

Sa bonne humeur gagna Titin qui se laissahabiller. Le soir même ils faisaient sensation à Monte-Carlo, dansla grande salle de l’hôtel de Paris où, le dîner, présidé au milieudes fleurs les plus rares par la Tchertschanowska, dans unetoilette d’une audace incomparable, fut vraiment royal. Denombreuses personnalités vinrent serrer la main de Titin et ducomte. La Tchertschanowska était plus que gracieuse pour sonamphitryon. Ce fut une belle soirée, vraiment digne du Bastardon deTransalbanie, Elle coûta quatre mille francs à Titin qui laissa unpourboire princier et se retira, derrière la Tchertschanowska aumilieu de l’admiration générale et salué jusqu’à, terre par lavaletaille. Le lendemain il décidait de vivre économiquement endépit des conseils du comte qui lui affirmait qu’après lessomptuosités de la veille, il pouvait tout s’offrir, au moinspendant quinze jours, sans bourse délier. Mais Titin n’était pasencore tout à fait décrassé.

Cette économie lui permit de vivre sansnouvelle aventure pendant une semaine. Mais le métier de prince,dans ces conditions, n’avait rien de bien amusant pour lui, habituéà jouer les grands rôles, et, plus d’une fois, il regretta le tempsoù son ambition se satisfaisait d’être le premier à la Fourca.

S’il n’avait été retenu par une honnêteténative et tout à fait encombrante qu’il tenait certainement de sonsecond païre, le brave Papajeudi, lequel eût mieux aimé trépasserque de ne point faire honneur à sa signature, il eût dit adieu avecjoie au luxe des palaces qui lui était devenu odieux depuis qu’iln’était plus en état d’en abuser.

Et d’être à ce point raisonnable qued’attendre un argent destiné surtout à désintéresser descréanciers, il devenait chétif, pâlot, fiévreux, grelotteux, commeempoisonné de sagesse…

Seule l’idée de Toinetta le soutenait, dans cedépérissement général. C’était pour elle qu’il souffrait, pour ellequ’il avait accepté d’être prince, pour elle qu’il pouvait encoresupporter la vue d’Odon Odonovitch qui, de son côté, montrait lamine la plus maussade du monde depuis qu’il avait été arrêté netdans ses prestigieux exercices.

Enfin la lettre de Transalbanie arriva. Ellecontenait un chèque d’importance, mais le malheur voulut quel’auguste pli fût distribué pendant que Titin, de plus en plusmélancolique, était allé faire une petite promenade.

Le pli était naturellement adressé au comteValdar, lequel avait eu grand soin de laisser le seigneur princeMarie-Hippothadée dans l’ignorance des aventures survenues à« l’arzent de la patrie ».

Toutefois ce grand politique (nous parlons duprince) devait se douter de quelque chose, ou, s’il ne doutait derien, trouvait bon de prendre certaines précautions au regard ducomte. Ainsi faisait-il entrevoir à Odon Odonovitch les piressupplices si ce dévoué serviteur n’exécutait point à la lettre sesinstructions. Ces menaces épouvantèrent sans doute notre intendantcar il résolut sans plus tarder de regagner avec l’argent du chèquetout celui qu’il avait perdu.

Le résultat de l’opération ne se fit pasattendre. Quand Titin revint à l’hôtel vers les cinq heures dusoir, une automobile vide arrivait de Monte-Carlo. Le chauffeurprésenta un pli fermé au Bastardon qui décacheta et lut :

« Monseigneur ! ze ne mérite pointla pitié de monseigneur, mais si monseigneur désire encore voir sonserviteur, qu’il monte vite dans cette auto que ze luienvoie ! Dans une heure je serai mort. Z’ai reçou la lettre.Z’ai encore manzé l’arzent de la patrie ! »

Titin se jeta dans l’auto :

« S’il n’est pas mort, je letue ! » pensa-t-il.

Quarante minutes plus tard, l’auto s’arrêtaitdevant le casino. Titin aperçut le comte qui prenait un bock à laterrasse du café de Paris.

Il se précipita vers lui, courroucé. L’autres’était levé, très digne :

– Monseigneur, ne me touçer pas !J’ai eu tort de dire à monseigneur que ma vie louiappartient ! Ma vie ne m’appartient pas plus qu’ellen’appartient à monseigneur !… Elle est la propriété toutentière de notre seigneur prince Marie-Hippothadée ! Zé néveux pas la loui dérober !… Mourir, ça serait tropfacile ! Voici la lettre du prince dans laquelle il mé menace,si ze n’exécoute pas à la lettre toutes ses instructions, des plushorribles soupplices !… Zé vais les chercher !… Demain,zé prends lé bajteau pour Gênes ! De là, ze vais à Venise…avant la fin de la semaine je serai à Mostarajevo !…

Titin, pendant ce temps, lisait la lettre duprince.

– Assez de boniments ! jeta-t-ild’une voix rauque à Odon Odonovitch, suis-moi !…

Et il l’entraîna au fond des jardins, dans uncoin obscur des terrasses qui dominent la mer. Il avait unefurieuse envie de le jeter dans le port et il le lui dit :

– Tout à l’heure, monseigneur ! Jevous en supplie ! Encore un petit instant, car il mé vientoune idée magnifique !…

– Je ne veux pas la connaître !… fitTitin. J’en ai assez de tes idées magnifiques !…

– Non ! Non ! Tout espoir n’estpas perdou, reprit le comte se parlant à lui-même. Et moi quidésespérais de la Providence !… Que la Vierge de Mostarajevonous protèze, et nous sommes sauvés, monseigneur !… Commentn’avais-je pas pensé à cela avant dé mourir. Je souisimpardonnable ; dites-moi. C’est très important !… Vousn’avez jamais joué ?

– Jamais !… Et ce n’est pas ce quetu m’as fait voir qui m’y poussera, Odon Odonovitch !

– Vous avez tort, monseigneur… Ne zouezqu’une fois, mais zouez au moins cette fois donc !… Celui quin’a zamais zoué gagne touzours !… Qu’est-ce que vousrisquez ?… Simplement de gagner beaucoup d’arzent, car vous nepouvez en perdre puisque vous n’en avez pas !…

– Alors, comment veux-tu que je joue,puisque je n’ai pas d’argent ?

– Vous dites que vous n’avez pasd’arzent, et vous avez vos boutons de mancettes ! vos boutonsde cemise ! Votre perle de la cravate ! Qu’est-ce quec’est que tout cela, sinon de l’arzent !…

Titin arracha perle, garniture de chemise, ladouble émeraude de ses jumelles. Il lui dit :

– Va ! je t’attends !

Il était au fond d’un gouffre. Il lui fallaitun miracle pour en sortir. Il allait le tenter. Pour, une fois,Odon avait raison ! Qu’eût fait Titin, redevenu Titin, avecces bijoux ridicules ?

Le comte s’en alla sans un mot. Titin pensaitqu’il était capable de ne plus revenir, en quoi il se trompait, carla chance de Titin qui n’avait jamais joué, primait tout aux yeuxdu comte et faisait taire sa propre passion. Cependant le Bastardonne fit pas un pas pour le suivre. À Dieu vat !songeait-il.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé que lecomte revenait avec huit mille francs. Il lui remit le tout. Titinentra au casino. Le comte l’attendait sur la terrasse en priant laVierge de Mostarajevo.

Une demi-heure après Titin revenait. Il avaittout perdu.

Il était comme soulagé.

– Maintenant, c’est fini !… Tuprends le bateau demain et que je ne te revoie plus ! fit-ilau comte.

Mais soudain il eut un sursautterrible :

– Tu as pris ton passage, aumoins ?

– Non ! fit le comte toutdésemparé » car il ne comprenait point que Titin n’eût pasgagné. Mais que monseigneur se tranquillise, je le prendrai, lepassage !

– Tu as donc gardé l’argent duvoyage ?

Odon haussa les épaules. Cet incroyable coupdu sort lui faisait oublier tout respect.

– Mais alors, avec quoi vas-tu prendre lebateau ?

– Avec « le viatique »,répondit le comte triomphant enfin d’un accablement indigne de sahaute personnalité et de son illustre naissance.

– Qu’est-ce que c’est que « leviatique » ?

– C’est une somme que l’administrationdes Jeux alloue aux joueurs malheureux qui tiennent à regagner leurpatrie… Et voulez-vous que je vous dise encore une idée qui mevient monseigneur ?

– Vous allez jouer le viatique ?

– Ah ! ça, non, impossible ! Dumoment que j’ai reçu le viatique, adieu le casino ! On nelaisse plus passer ! Mais voilà ce que je voulais proposer àmonseigneur. Nous prenons chacun notre viatique et monseigneur partavec moi !

– Non ! Partez tout seul !Partez, Odon !… Ceci est en dehors des instructions du princeet moi j’ai affaire ici ! Allez chercher votre viatique, OdonOdonovitch !

Quand il l’eut, le comte proposa naturellementà Titin de jouer le viatique.

– Mais je croyais, fit Titin, que vousn’aviez pas le droit de jouer le viatique ?

– Moi ! non, je n’ai pas ledroit !… Mais vous ! ze vous le donne et vous pouvez doncnous refaire !

– Donne ! fit Titin.

Il mit la somme dans sa poche et ne la luirendit que le lendemain sur le bateau. Les adieux furenttouchants ; mais Titin ne fut tranquille que lorsque le bateaune fut plus qu’une fumée à l’horizon. Bientôt il disparut tout afait. Après quoi Titin disparut, lui aussi.

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