Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 16Où il est prouvé une fois de plus que petits malheurs annoncentsouvent grande catastrophe

Quand il fut avéré que le comte Valdar et leBastardon avaient disparu sans autrement se préoccuper de leursdettes qui n’étaient point minces, billets, traites, engagementsécrits ou sur parole, promesses d’honneur et autres qui valentsignatures de gentilshommes, ce fut un beau concert sur toute lacôte, de la pointe d’Antibes au cap Martin.

Hôteliers, restaurateurs, tailleurs,chemisiers, bottiers et autres menus fournisseurs recommencèrent àdonner de la voix, mais la grande lamentation fut entonnée par labijouterie dont les victimes jonchaient le champ de bataille oùOdon Odonovitch avait passé sans remords et sans merci.

Le peu que nous avons raconté de ses exploitsn’est qu’un mince épisode de la vaste opération stratégique qu’ilavait su mener bien pour tenir son rang avec l’aide de ses fidèlesLombards – ainsi dénomme-t-on en Transalbanie cette admirableinstitution que nous appelons vulgairement le Mont-de-Piété.

Bientôt les marchands de meublesentrèrent : dans la danse, et aussi les vendeurs et revendeursd’antiquailles, tableaux, gravures et autres faïenceries quiavaient, à l’envi, concouru à décorer les salles et les murs d’unappartement que personne n’avait jamais habité et dont leslocataires d’un jour ne semblaient s’être succédé, sur le papier,que pour permettre à Odon et au noble Bastardon, par le créditqu’ils en tiraient, d’écumer tous les palaces…

Enfin, comme le gage qu’ils laissaientderrière eux, nous voulons dire : comme l’unique souvenirpalpable de leur paysage était un mobilier dont chacun(authentiques documents en main) prétendait être le propriétaireprivilégié, il en résulta une véritable mobilisation de la gentchicanière, avocats, procureur, avoués, huissiers et tous autresgratte-papier timbré qui furent à peu près les seuls à retrouverleurs épingles dans cette botte de foin. Nous répétons : à peuprès, car M. Hyacinthe Supia, comme il sera démontré par lasuite, n’était homme à laisser sa part à personne.

Le tumulte qui s’éleva autour de cette affairen’était point à l’honneur de Titin. Beaucoup en eurent de la peinemais nulle part il n’y eut un chagrin aussi profond que dans lecœur de Mlle Agagnosc.

La pauvre Toinetta avait pleuré plus d’unefois en secret en apprenant les frasques de son chevalier.

Elle n’ignorait rien des magnifiques galasqu’il présidait entre une illustre danseuse et quelques filles demauvaise vie. Devant les autres, elle criait à la calomnie etsouvent elle fit taire Hippothadée. Mais celui-ci ne se lassaitpoint.

Après l’aventure du mariage manqué et leretour en révolte de Toinetta, le « boïa » avait dit àHippothadée :

– Soyons patients. Les noces ne sontqu’ajournées, car, si vous n’êtes pas le dernier des imbéciles,vous trouverez bien le moyen de la dégoûter de Titin !

Hippothadée n’avait plus pensé qu’à cela…D’autant que les circonstances l’avaient merveilleusementservi.

Le scandale était à son comble ; Titinn’osait plus se montrer. Au Palais, maître Chicanot criait àl’escroquerie !… Il paraissait bien que le Bastardon, déchu detoute sa gloire, n’avait plus, pour le défendre, que la malheureuseToinetta. Hardigras lui-même semblait l’avoir abandonné.

– Que voulez-vous ? expliquaitHippothadée… ce pauvre garçon est devenu fou ! Un chevalierd’industrie que je connais bien car il m’a fait beaucoup de mal, etc’est l’âme damnée de mon frère, cet Odon Odonovitch lui adit : « Tu es prince ! Tous les espoirs te sontpermis ! En attendant, tu n’as rien à te refuser ! »Titin, qui n’a point l’habitude du monde, a cru à cette fable ou afait semblant d’y croire, mais c’est Odon Odonovitch qui en aprofité pour ne rien se refuser à lui-même !

» Tout de même ils étaient faits pours’entendre, les gaillards ! continuait Hippothadée, et Titinn’a pas été à l’école, c’est une justice à lui rendre !… Dujour au lendemain, il a su tout oublier ! Après « lesdemoiselles de la Fourca » sont venues les reines dudancing ! et soyez sans crainte, il est moins à plaindre qu’onne pourrait le croire. Car, il retrouvera à la Fourca desconsolations, en attendant qu’il réapparaisse dans nospalaces !… Pour tout dire : c’est un garçon bienlancé !…

Une chose aussi qui fut bien lancée et àlaquelle Hippothadée (Vladimir) ne s’attendait guère, ce fut lagifle furieusement administrée avec laquelle Toinetta, qui avaitlaissé aller ce gentilhomme jusqu’au bout de sa phrase, en avaitponctué la terminaison.

Ceci se passait après déjeuner, dans le petitsalon de la famille Supia, à l’heure des liqueurs et du cigare,devant Mme Supia qui faisait des grâces, sa, filleCaroline qui était toute espérance depuis que sa jeune rivale luiabandonnait son prince ! enfin devant notre Toinetta quiparaissait une si petite chose au fond d’un grand fauteuil où elleavait réfugié son accablement.

C’est de ce coin d’ombre qu’avait jaillil’inattendue et foudroyante riposte. M. Supia se trouvait dansson bureau. Il accourut aussitôt, attiré par le bruit et redoutantqu’on ne lui eût endommagé un gage qui lui devenait de jour en jourplus précieux.

Le prince se tenait la joue, pendant queThélise et Caroline suffoquaient d’indignation et que Toinetta luien disait de « toutes les couleurs ». Avaï ! il eûtété difficile de l’arrêter. Contentons-nous de savoir qu’elle brodadix minutes sans reprendre haleine sur ce thème des plus simplesque Titin était le plus honnête homme de la terre et que s’il luiétait survenu quelques petits ennuis, c’était parce qu’il avait ététrop bon avec un rastaquouère venu du même pays que Vladimir etengagé par celui-ci et par toute la famille Supia pour perdred’honneur d’un garçon qui en avait à revendre !« Mais mon Titin en a vu bien d’autres ! Il saura encorese tirer de ce pas… Quant à toi, monseigneur, « vaï pinta desgabia ! » Tu es trop bête !…

Le prince en oubliait sa gifle et Supian’était pas loin de crier d’admiration !… Voilà ce qu’elleavait trouvé : c’était eux qui avaient fait venir OdonOdonovitch du fin fond de la Transalbanie pour lui déshonorer sonTitin !

Complètement ahuri par cette logique féminine,Hippothadée se retira en s’inclinant. Supia le rejoignit dansl’antichambre et lui dit :

– Elle va fort, la petite !

– Oui ! j’ai cru qu’elle m’avaitcrevé un œil !

– Ce n’est pas de cela que jeparle ! c’est de cette histoire d’Odon ! Nous n’y aurionspas pensé, nous autres !… Ah ! ces petites filles !ça nous roulera toujours dans la farine !

– Voire !

– Et vous n’avez pas trouvé un mot à luirépondre !

– C’est que ma réponse n’était pasprête ! À bientôt, monsieur Supia !…

Elle vint, quelques jours plus tard, laréponse, et elle fut terrible.

C’était par une après-midi dorée,annonciatrice d’un printemps tout proche, à l’heure tiède du retourdes courses, quand le soleil déjà bas sur l’horizon semble quitteravec regret cette baie des Anges où s’étale la gloire de Nice…

Au bord de la route où se pressaient dans undéfilé de grand luxe les autos et les équipages venus del’hippodrome, un cabaret : « le père la Bique »,bonne cuisine, bons vins, spécialités du pays et, la plus belle detoutes : la vue !

« On » avait amené là, sur laterrasse, Toinetta, pour qu’elle « vît ».

Quoi ?… le défilé, évidemment. Il fallaitbien la distraire, cette petite !… Jamais cependant« on » n’avait été aussi aimable avec elle. Hippothadéeavait trop vite pardonné la gifle, Thélise était trop souriante,Caroline était trop triste et le « boïa » se frottaittrop souvent les mains pour qu’elle ne se méfiât point.

Elle n’avait pas touché à son verre deporto.

Hippothadée parlait sans cesse. Agacée par ceverbiage, Toinetta regarda ailleurs, et voilà ce qu’elle vit :un pavillon au milieu des fleurs, maisonnette rose enveloppée decaroubiers, d’aloès, de cactus et de lentisques… séparée de laroute par une haie naturelle, épaisse et haute, de roseaux.

Il fallait franchir cette haie pour arriver àune grille, mais derrière la grille et derrière les roseaux, onétait au bout du monde… Ce pavillon pour amoureux dépend ducabaret. On peut louer le pavillon pour une heure ou pour huitjours ; cela dépend des amoureux et aussi de leur amour.

Hippothadée, qui paraissait très renseigné,donna toutes les explications utiles à M. Supia qui ne les luidemandait pas, mais de façon à être entendu deMlle Agagnosc qui haussa les épaules, trouvant leprince très inconvenant.

Elle allait détourner les yeux de cet endroitqui ne l’intéressait plus quand, soudain, apparat dans le jardinune forme féminine qui s’enveloppait d’un long châle à frangesqu’elle avait remonté sur sa tête.

Quand elle fut dans le jardin, elle laissaglisser le châle. C’était une belle fille du peuple qui avait faittoilette. Mlle Agagnosc ne la voyait encore que dedos. Elle était grande, admirablement faite, marchait hâtivementd’un pas harmonieux. Elle semblait un peu inquiète mais son troubleétait plein de grâce. Avant de disparaître dans la maison rose elleavait tourné la tête… une belle tête d’ivoire bruni qu’encadraientdeux bandeaux noirs et qu’éclairaient deux yeux sombres où luisaitune flamme un peu craintive.

– Nathalie !…

Mlle Agagnosc n’avait puretenir le cri léger qui lui était monté aux lèvres enreconnaissant dans la belle amoureuse l’une de ses compagnes de laFourca, la femme de Giaousé, Nathalie Babazouk. Et elle se mit àtrembler dans l’attente épouvantable de celui qui allait venir…

Elle comprenait pourquoi on l’avait fait venirlà.

Alors elle se raccrocha à l’espoir suprême queles misérables s’étaient trompés !… Nathalie pouvait avoir desrendez-vous, mais pas avec Titin qui l’avait toujoursrepoussée ! C’était une chose bien connue et dont on riaitdepuis longtemps à la Fourca.

Toinetta n’était pas une sotte, elle comprittout de suite qu’on l’avait conduite en cet endroit pour qu’elle yvît Titin compromis, maiselle aimait Titin et elle pria comme unepetite enfant la Vierge Marie de donner un démenti éclatant àl’infâme Hippothadée. Elle grelottait entre ses dents :« Santa Maria ! santa Maria ! » et elle luipromettait des chapelets, des cierges, des neuvaines, des ex-votodans la vieille basilique de la Fourca…

Elle leur tournait le dos à tous, leur cachaitsa pauvre petite figure ravagée du désespoir d’amour…

Titin arriva.

Il faisait presque nuit. Il se glissa entreles roseaux, poussa la grille et pénétra dans le jardin.

Il était mis comme elle l’avait toujours vu àla Fourca, c’était la même allure. Il avait ce pas tranquille etcet air décidé qu’elle lui avait toujours connus et qui faisaientl’admiration des filles.

Toinetta crut qu’elle allait mourir ; soncœur l’étouffait, elle ouvrait la bouche comme, un petit oiseau quimanque d’air ou qui va rendre le dernier soupir.

Ses doigts s’étaient accrochés à la table,instinctivement, pour ne pas tomber…

Titin avait traversé le jardin. Avant qu’ileût atteint la porte du pavillon celle-ci s’ouvrit et Nathalie,debout sur le seuil, très pâle et souriante, l’accueillit. Il sepencha sur elle pour l’embrasser… La porte fut refermée.

Sur la terrasse, il y eut un tout petitgémissement. Et puis Toinetta bascula. Elle était évanouie.

Hippothadée la souleva dans sesbras :

– Vite, dit-il, à la maison !

Ils l’emportèrent. Maintenant elle était àeux.

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