Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 21Dans lequel Hardigras ressuscite

À cette heure même, M. Hyacinthe Supia,heureux de sa journée et se frottant les mains, rentrait chez lui,après s’être offert, ce qui ne lui était pas arrivé depuislongtemps, un petit extra en ville.

Il trouva sur son bureau son courrier. Ilcommença de l’ouvrir avec assez d’indifférence quand, tout à coup,ses regards se fixèrent sur certaines lettres majuscules qu’iln’avait plus l’habitude de trouver sur sa table depuis un certaintemps.

Il tressaillit. D’où venait cettecorrespondance ? D’outre-tombe sans doute, puisque Hardigrasétait mort ? Il déchiffra le timbre la sueur au front. Celavenait de la Fourca.

Fort énervé, il arracha l’enveloppe. Ce papierétait couvert de fatales majuscules et voici ce qui s’y trouvaitécrit. Le texte, du reste, en a été publié au moment du procès encour d’assises :

« Monsieur Supia, vous avez sans douteoublié la commission que j’avais chargé Titin de vous fairelorsqu’il ramena chez vous Mlle Agagnosc. Il vousavertissait que, quels que fussent les événements, il ne devaitplus jamais être question du mariage deMlle Agagnosc avec le prince Hippothadée et quevous répondiez de cela sur votre tête et sur celle de tous lesvôtres. Aujourd’hui, de par vos manœuvres,Mlle Agagnosc est devenue princesse deTransalbanie, pour son malheur et pour le vôtre, monsieur Supia.Hardigras n’a jamais manqué à sa parole. »

M. Supia se dressa tout tremblant sur seslongues jambes. Il ramassa son courrier, qu’il fourra fébrilementdans sa poche et sortit comme un fou.

Il courut aux sous-sols.

– La voiture de la Fourca est-ellepartie ? clama-t-il.

– Pas encore, elle est encore en train decharger, lui répondit-on.

– C’est bien ! dites à Castel que jepars avec lui.

Cette voiture était une grande auto delivraison qui parcourait toute la campagne entre la Fourca, Grasseet la Vallée du Loup. Elle chargeait tard toutes les commandes dela journée. Castel, le chauffeur, ne venait prendre ses colisqu’après dîner.

Elle arrivait à la Fourca vers les onze heuresdu soir, Castel la garait à la Patentable, où il couchait dans lescommuns, derrière la villa.

Il avait une clef spéciale ouvrant la grandeporte fermière et personne ne s’occupait jamais de lui. La Ciaosan’avait même pas l’occasion de le voir. Dès la première heure, ilcommençait ses livraisons et se trouvait de retour à Nice le soiravant dîner. Ce livreur resta tout à fait ignorant de ce qui avaitpu se passer les jours précédents et de ce qui allait se passercette nuit-là à la Patentaine.

Dans les sous-sols, la fièvre de M. Supiase calma un peu. La fraîcheur qui lui venait du dehors par lesoupirail où passaient les ballots destinés à Castel lui fit grandbien. Il se raisonna. Son effroi avait été instinctif. Il croyaitsi bien que c’en était à jamais fini avec Hardigras !

Il se retira dans un coin et, à la lueur d’unelanterne, il relut son courrier. Qu’y avait-il encoredécouvert ? Cette fois, il ne l’acheva pas. Il se précipitasur les employés. Jamais ceux-ci ne l’avaient vu dans un étatpareil.

Il en bouscula, mit lui-même la main àl’ouvrage, sortit, bondit sur le siège à côté de Castel et luicria :

– En route ! et donne tout ce que tupeux ! La voiture partit en vitesse.

Une heure plus tard, elle arrivait sur leplateau au bout duquel se dressait le rocher de la vieille Fourca.Une lueur d’incendie découpait sur le ciel la tour, la porte haute,et, au-dessous, l’écroulement des cubes des petites bâtisses,tassées, dressées les unes sur les autres comme si elles montaientà l’assaut de ce qui restait du château. Cette lueur était à labase et venait de la Fourca-Nova.

– Christo ! râla le« boïa », ne dirait-on pas que cela vient de laPatentaine ?

– Non, fit Castel. La Patentaine est plussur la droite.

– Qu’est-ce qu’il s’est donc passé ?demandait le Supia, au comble de l’angoisse.

Castel ralentit, car le chemin devenaitmauvais.

– Est-ce qu’on sait ? Depuis cetteaffaire de Titin, ils sont tous devenus enragés ! Vous savezque Nathalie a disparu ?

– Je m’en f… ! grinça le« boïa ».

– Moi aussi, répliqua Castel, mais c’estpour vous expliquer. L’autre jour, des gens de la Torre, menés parle Bolacion, se sont rencontrés avec Giaousé et sa bande. Il fautque Giaousé se déclare enchanté du départ de Nathalie. Le Bolacions’est mis à plaisanter, méchamment, comme à son habitude, et il afait entendre que Nathalie avait bien choisi son moment pourdisparaître, le moment où Titin avait disparu lui-même.

– Bon à savoir ! fit le« boïa ». Tu ne pourrais pas aller plus vite ?

– Tenez-vous aussi à ce que je vous cassela figure ? J’en reviens au Giaousé et au Bolacion. Il n’en apas fallu davantage. On s’est fichu des coups. Ceux de la Fourcaont eu le dessous. Hier, la maison du Bolacion a brûlé à la Torre.C’était peut-être un accident. On dit que c’était une vengeance deceux de la Fourca. Et aujourd’hui, c’est la Fourca qui brûle. Unpays si tranquille depuis des années. Tout ça, c’est la faute àTitin. Le malheur est qu’on ne sait pas où tout celas’arrêtera ! Pendant ce temps-là, il doit rigoler, lui et saNathalie !

– Tais-toi, Castel ! Tais-toi,malheureux ! Ne dis jamais des choses pareilles, ce Titin estterrible. Il m’a déjà fait bien du mal et je crains qu’il ne m’enfasse encore, hélas !

– Oui, patron. Je vois qu’il y a quelquechose. Vous m’avez l’air bien inquiet !

– Castel ! regarde comme cela flambelà-bas ! Entends-tu le tocsin ?… Oh ! c’estsinistre !

C’était sinistre, en effet, ce paysagenocturne qu’une flamme plus haute surgie de l’horizon arrachait àson repos et à son obscurité. Alors apparaissaient des rocsembrasés, de vieilles murailles, un coin de tour qui semblaitachever de se consumer… Tandis qu’au premier plan, des groupestordus d’oliviers découpaient leurs ombres désespérées et que lesfiguiers aux doigts crochus penchaient sur la route rose leurtorture noire. Et au-dessus de tout cela la voix lugubre du tocsinde la Fourca auquel répondaient de tous les coins du plateau et dela vallée d’autres bronzes lointains qui pleuraient la désolationde l’heure.

Le « boïa » et Castel s’étaient tus.La voiture elle-même semblait hésiter à s’enfoncer davantage dansce chaos fantasque. Soudain, le « boïa » fit :

– Entends-tu ces cris ? Tu es sûrque ce n’est pas autour de la Patentaine ?

– Mais non ! mais non, patron !Vous savez bien que la route fait un coude, là-bas. C’est ce quivous trompe.

– Quand je pense que ma femme et ma fillesont là-bas !

– Si c’est ça qui vous inquiète,rassurez-vous ! Je connais les gars de la Fourca, ils nes’attaqueraient pas à des femmes !

– N’importe ! je n’étais pastranquille. J’ai demandé à tout hasard au prince Hippothadéed’aller les rejoindre. On peut dire de lui ce qu’on voudra, mais ilest brave !

– Je ne pourrais pas vous renseigner,patron, je ne le fréquente pas.

– Es-tu armé, Castel ?

– Moi, un revolver ? Dansce pays-ci, pour quoi faire ? En ce moment ils ont desaffaires entre eux, et c’est très embêtant pour tout lemonde ! Mais comme je ne me mêle pas de leurs histoires, jen’ai pas de raison de m’en faire.

– Moi, je suis toujours armé.

– Ah ! vous, c’est autrechose ! Vous avez des ennemis.

– Je sais bien que, dans ce pays-ci, onne m’aime pas ! Aussi j’y viens le moins que je peux. Etcependant je ne leur ai rien fait… Mais Titin les a montés contremoi.

Là-bas, la rumeur grandissait. On percevaitmême des cris, de subites clameurs.

– Arrête, Castel ! Entends-tu ?dit le « boïa » les yeux hors de la tête.

– Oui, il y a du grabuge.

– Écoute, écoute donc ! On diraitqu’ils crient : « À mort ! » Écoute donc…Castel ! Est-ce qu’ils ne crient pas « À mort le« boïa » !

– En voilà une idée !… Et puis, nousle saurons bien quand nous serons là-bas ! Je sais bien qu’ily en a qui racontent que c’est vous qui payez ceux de la Torre pourleur causer des ennuis. Mais je leur ai dit que ce n’était pas dansvotre genre, que vous ne sortiez pas votre argent commeça !

– Ah ! s’il n’y avait pas là-bas mafemme et ma fille !

– Je remets en marche. C’est pas la peined’être venu si vite…

– Tu es sûr qu’ils te laisserontpasser ?

– Sûr comme vous êtes là !

– Eh bien ! moi, j’en suis moins sûrque toi, justement parce que je suis là !

– Vous voulez peut-être que je vousdescende ?… En tout cas, vous savez, je ne vous reconduis pasà Nice. J’ai mon travail demain matin !

– Écoute, Castel, tu vas m’enfermer àl’intérieur de la voiture, et tu n’ouvriras que lorsque nous seronsrendus à la Patentaine.

– Vous avez peut être raison.

Le « boïa » descendit, se fitenfermer avec les ballots, et Castel lança à nouveau sa voiture surla route. Il voulait rattraper le temps perdu, L’incident ne lepréoccupait pas outre mesure. C’était un gars encore jeune, peuimpressionnable. Il avait fait la guerre et il ne songeaitmaintenant qu’à faire l’amour. Or, cette nuit-là, il avait unrendez-vous à la Fourca (comme il a été établi au procès).

Quand il pénétra dans le faubourg, il put toutde suite se rendre compte que, non seulement toute la Fourca Novaétait en rumeur, mais encore que toute la haute ville étaitdescendue. Il eut assez de peine à se frayer un chemin. Au tournantde la, route, il vit la bâtisse de la mère Bibi qui achevait deflamber. La vieille pleurait à quelques pas de là, assise sur unepierre, entre ses deux chèvres qui se serraient contre elle commepour la consoler. On ne savait pas comment cela avait pris. Lapetite épicerie avait flambé comme une allumette avec toutes lesbelles peintures de Titin.

Tous ceux de la Fourca, autour d’elle, étaientdans une rage indescriptible. Quand ils reconnurent l’auto delivraison de la « Bella Nissa », ce ne fut pas long, carils mettaient la catastrophe sur le compte des ennemis de Titin entête desquels venait le « boïa ».

Ils se ruèrent sur la voiture, jetèrent sur laroute Castel et poussèrent l’énorme véhicule dans le brasier.Castel hurlait comme un fou des paroles que l’on ne comprenait pas…Tout, à coup les deux parois du fond s’ouvrirent, défoncées, etl’on vit surgir de là une figure effrayante. Le diable n’est pasplus laid : « Le « boïa » !

Il sauta n’importe où pour échapper auxflammes.

Il tomba dans cent bras qui le rejetaient àl’enfer. Et il y serait retourné pour n’en plus sortir si quatrehercules ne l’avaient tiré de là à temps, le protégeant contre lafolie populaire. C’étaient Aiguardente, Tantifla, Tony Bouta etPistafun.

Pistafun, qui disposait non seulement d’unegrande puissance de biceps mais d’une force vocale peu commune,parvint à dominer le tumulte :

– Avaï ! hurla-t-il. Cela ne faitbesoin d’un brouillamini pareil ! Le « boïa »appartient au Bastardon ! Notre Titin saura faire sa besognetout seul.

Il y eut bien quelques murmures, mais sansattendre l’avis de personne, les quatre compagnons, jouant descoudes, sortirent le « boïa » de la mêlée, plus mort quevif, et allèrent le reconduire jusqu’à la Patentaine où ilssonnèrent et frappèrent grands coups. Mais personne ne venaitouvrir. Alors le « boïa » se rappela qu’il avait sesclefs. Il ouvrit la grille, la referma en oubliant de remercier cesmessieurs, passa le long de la loge derrière les carreaux delaquelle il eût pu apercevoir la figure spectrale de la Cioasa queles cris du dehors et les reflets de l’incendie avaient retenuechez elle et qui n’aurait pas ouvert pour un empire. Puis ilarriva, hagard, à la villa, où il pénétra.

Il tâtonna, ouvrit une porte qui était celledu salon et avança encore de quelques pas. Soudain il fit un bonden arrière. Il venait de rencontrer quelque chose… quelque chose…un obstacle qui cependant avait cédé et était revenu sur lui, un« obstacle sans résistance ». Il se demanda s’il n’allaitpas devenir fou. Il n’osait avancer, il n’osait appeler.

Quelques secondes interminabless’écoulèrent.

Puis il pensa que les incidents de tout àl’heure lui avaient un peu troublé la cervelle. Il se rappela qu’ilavait un briquet dans sa poche. Il le sortit en tremblant. Ce n’estqu’au troisième essai qu’il parvint à en faire jaillir une lueur.Aussitôt un cri rauque lui déchira la poitrine, le briquet luiéchappa des mains et il roula sur le tapis.

Une demi-heure plus tard, un homme bousculaittous ceux qui se pressaient encore autour des débris fumants de lamasure de la vieille Bibi. Il arrivait au maire et l’entraînaitavec lui, proférant des propos incohérents d’où l’on ne retenaitque ces mots : « Épouvantable… malheurépouvantable ! »

C’était Hippothadée qui faisait figure defou.

Certains le reconnurent. Tous entrèrent à laPatentaine derrière le maire et lui.

Quand ils arrivèrent dans le salonqu’éclairait une lampe près de laquelle se tenait la Cioasa changéeen statue de la terreur, un terrible cri s’échappa du groupe quis’écrasait à la porte. Le Petou lui-même eut un mouvement commepour s’enfuir.

Voici le spectacle :

Sur un fauteuil où il semblait avoir été jetécomme un pantin détraqué, bras ballants, tête pendante, yeuxmi-clos, le « boïa » ; sur le divan, la formeévanouie, roulée dans un peignoir de nuit, de Thélise. Àl’embrasure d’une fenêtre, au bout d’une cordelette, le cadavrependu de la petite Caroline, portant au clou un carton avec cetteinscription : « Tu l’as voulu, « boïa » !signé : « Hardigras ! »

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