Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 5L’idée de Mlle Antoinette pour arrêter Hardigras

De M. Supia lui-même, quesavons-nous ? Peu de chose. Sachons donc qu’au physique iln’avait pas volé son nom de « Supia », qui, en dialecteniçard, désigne la seiche. Maigre et dégingandé, flottant dans lesplis d’une longue redingote noire sans laquelle il ne se montraitjamais à son personnel, le teint bilieux, l’œil glauque, le nez etle menton pointus, le poil rare mais ramené avec un soin jaloux surson front aride, ce cinquantenaire aujourd’hui si peu plaisantavait eu, il y a une vingtaine d’années, son succès auprès desfemmes.

Il avait séduit entre autres celle de sonpatron, M. Delamarre, le fondateur de la « BellaNissa » dont Supia était alors chef de la comptabilité.

Mme Delamarre(Thérèse-Honorine-Conception) avait trouvé à cet employé supérieurun air si distingué qu’elle n’avait eu ni la force ni la vertu delui résister. Sur ces entrefaites, M. Delamarre avait eu lebon esprit de trépasser d’indigestion avant que de connaître soninfortune.

À propos de ce décès subit, certains bruitscoururent comme il arrive toujours quand une heureuse coïncidenceest l’occasion d’un triomphe inattendu. Ils ne troublèrent enaucune façon le distingué Hyacinthe. Les noces de M. Supia etde Mme veuve Delamarre furent honnêtes etdécentes.

Mais une semaine s’était à peine écoulée quandMme Delamarre découvrit que son second époux étaitdur, revêche, tyrannique et fort avare de ses sous (les siens).Quant au personnel, nous savons de quelle sorte il le traita. C’estdire que, du haut en bas de la maison (le domicile familialcompris), il était, pour tout le monde, « le boïa » (lebourreau).

Peut-être ce surnom était-il excessif, maisnous sommes dans un pays où il n’est pire crime que de ne point sefaire aimer.

Quelqu’un qui ne l’aimait point, par exemple,c’était sa filleule, la gentille Antoinette. Elle n’était aimée depersonne dans la maison, à l’exception des domestiques quil’adoraient, car c’est un fait que les serviteurs honorent toujoursde leur affection les personnes que leurs patrons ne peuventsouffrir.

Antoinette était fille d’une sœur deMme Delamarre qui avait épousé un brave Niçois,intelligent, travailleur et bon vivant, ce qui est là-bas une causenullement négligeable de réussite. Antoine Agagnosc, qui avaitcommencé par être coupeur chez un tailleur en renom et avait lesens des affaires. Quelques années plus tard il était établi à sonnom et c’est alors qu’il avait épousé la sœur deMme Delamarre.

La « Bella Nissa » n’était dans cetemps-là que l’une des plus vieilles maisons de nouveautés de laville, fournissant la moyenne bourgeoisie et surtout le peuple dumarché et des campagnes. Devenu le beau-frère de Delamarre,Agagnosc n’eut point de peine à lui faire entendre qu’il y auraitgros à gagner en donnant aux magasins un développement qui leuramènerait une clientèle plus relevée et il lui proposa des’associer avec lui. Ce qui fut fait pour leur prospérité à tousles deux. La « Bella Nissa » tint bientôt tout un pâté demaisons et donna de gros bénéfices.

Sur ces entrefaites, Delamarre mourut, etMme Delamarre épousa, comme nous avons ditM. Hyacinthe Supia.

L’association continua entre Agagnosc etSupia. Cette année-là, les deux sœurs donnèrent à leurs épouxchacune une fille. Ce fut un beau baptême. Agagnosc tenait la fillede Supia sur les fonts baptismaux, tandis que Supia présentaitlui-même au curé de Saint-Paul la fille d’Agagnosc.

C’est ainsi qu’Antoinette devint la filleuleSupia. Mme Agagnosc, qui était d’une santé fragile,mourut quand Antoinette n’avait encore que deux ans. De son côté,Agagnosc, qui adorait sa femme, tomba dans une grande tristesse etcourut lui-même à sa fin.

Il laissa une grosse fortune, plus sa partdans les magasins. Tout cela serait pour la petite Antoinette. Ilne pensa pas pouvoir mieux faire que de laisser la gérance de cettefortune à Hyacinthe Supia dont il avait pu apprécier la strictehonnêteté servie par la plus parfaite avarice. Enfin, la sœur deMme Agagnosc serait une seconde mère pourAntoinette.

Il mourut donc l’esprit en paix, heureuxd’aller retrouver sa femme qui l’attendait, là-haut, sous lesfleurs, dans le petit cimetière du Château, en pleine lumièreniçoise.

Les Supia avaient une maison de campagne à la« Nova Fourca » dans la plaine de Grasse. C’est làqu’Antoinette fut élevée, parmi les jasmins et les roses et buvantle lait des chèvres de la mère Bibi.

Elle venait rarement à la ville et ne s’yplaisait point, ce qui faisait l’affaire de tout le monde.

Cependant, quand elle fut grande, il fallutbien, malgré ses pleurs, l’arracher à cette vie, de sauvageonne. Onla mit en pension à Nice. Elle en était sortie depuis un an pour leplus grand plaisir de ses maîtresses auxquelles elle faisait unevie assez difficile, bien qu’elle fût douée du meilleur caractèredu monde et peut-être même à cause de ce caractère. Elle ne pensaitqu’à jouer, avait horreur des livres et savait si gentiment sefaire pardonner ses petites frasques qu’il était presque impossiblede la punir. Tout programme, dans ces conditions, devenaitimpossible.

Malgré les recommandations les moinsjustifiées auprès des examinateurs on ne put lui faire avoir sonbrevet. Elle eut néanmoins, en géographie, un beau succès en citantparmi les mers polaires « l’océan arthritique ». On luidemanda aussi ce que c’était que l’hôtel des Invalides ellerépondit que c’était un dancing. Ce fut vainement qu’elle expliquaqu’on lui avait dit que dans tous les hôtels à Paris, il y avait un« dancing ». On ne sut jamais si elle s’était,moquée du monde. Elle avait alors quinze ans.

Après d’aussi brillantes étudesM. Hyacinthe Supia lui donna une institutrice qui étaitsurtout une gouvernante qui ne devait jamais la quitter.M. Supia avait ses raisons pour cela.

Ce n’était point sans effroi qu’il voyaitarriver le moment où il lui faudrait rendre des comptes à sapupille. L’affaire du mariage serait une grosse affaire pour la« Bella Nissa » surtout dans un moment où l’entreprisefaisait feu de tous ses canons pour lutter contre la concurrenceparisienne.

M. Supia entendait choisir le marid’Antoinette. Mais celle-ci entendait-elle que son mari fût choisipar son parrain ? Nous étonnerons beaucoup le monde enavançant que cela lui était parfaitement égal. Et nous allons enavoir la preuve tout de suite.

M. Supia arriva chez lui à l’heure dudéjeuner. Une domestique lui annonça en tremblant que madame etmademoiselle n’étaient pas encore rentrées.

– EtMlle Antoinette ? Elle est avec cesdames ?

– Non, monsieur ! ces dames sontsorties seules.

– Dites à Mlle Antoinetteque je la demande.

Et il pénétra dans la salle à manger où lecouvert était mis pour quatre personnes. Il jeta un regardmécontent sur la table et rappela la femme de chambre.

– On ne vous a donc pas dit que le princevenait déjeuner ?

– Non, monsieur.

– Eh bien ! il vient. Mettez legrand couvert, le chemin de table et des fleurs : Dites àMlle Antoinette que je l’attends dans monbureau !…

Deux minutes plus tard, la porte du bureaus’ouvrit et cette même jeune fille que nous avons vue déjàapparaître, dans un moment où M. Supia n’était guère moinsmaussade, montra son sourire éclatant, ses yeux de pervenche, sesjoues rondes, son petit nez retroussé, son front de lumière dans lecadre doré d’une chevelure rebelle à tous les peignes et à tous lesrubans de la « Bella Nissa ».

– Bonjour, parrain ! Commentallez-vous ce matin ?

– Mal ! répondit sans aucune grâceM. Supia. Ah ! ça, mais qu’est-ce que c’est que cetterobe-là ? On ne t’a pas dit que le prince déjeunait avec nous,ce matin ?

– Je vais vous dire, parrain !… Matante a téléphoné à votre prince.

– Et qu’a-t-il répondu, leprince ?

– Il aurait répondu à ma tante qu’il luiétait impossible de venir aujourd’hui.

– C’est bon ! Il viendra tout demême !… Va changer de robe… et arrange-moi tes cheveux.Compris ?…

– Mais puisqu’il a téléphoné à matante !…

– Ta tante ne sait ce qu’elledit !…

– Oui, parrain !

– Je lui avais dit de t’emmener avecCaroline sur la Promenade des Anglais ! Pourquoi es-tu restéeici ?

– Je ne sais pas moi, parrain ! Matante et ma cousine n’avaient sans doute pas besoin de moi !…Elles s’en passent très bien, vous savez !…

– C’est de ta faute !… Tu te tienssi mal !…

– Oh ! parrain ! Mais je mepasse également très bien d’elles, consolez-vous !…

– Qu’est-ce que tu as faitaujourd’hui ?

– J’ai travaillé toute la matinée avecMlle Lévadette qui avait mal aux dents !… Ellea toujours quelque chose, Mlle Lévadette, et ça nela rend pas aimable !… Mon parrain, vous ne pourriez pas medonner une autre gouvernante ?

– Tu n’auras plus de gouvernante le jouroù tu te marieras !…

– Mon parrain, mariez-moi tout desuite !…

– Avec qui ? demanda brutalementHyacinthe Supia en lançant à la jeune fille un regardsoupçonneux…

– Avec qui vous voudrez !…

– C’est bien !… J’y penserai !…J’ai juré àton père de faire ton bonheur ! et je leferai !… malgré toi s’il le faut !…

– Eh ! parrain ! je ne demandequ’une chose, c’est que vous le fassiez le plus tôtpossible !… Renvoyez-moi à la campagne, à la Fourca !…J’étais si heureuse à la Fourca !…

– Avec les chèvres de la mèreBibi ?

– Oui !…

– Petite niaise !… crois-tu que j’aiaccepté d’être ton tuteur pour faire de toi une gardienne dechèvres ?…

– Qu’est-ce que vous voulez faire de moi,parrain ?

– Je te le dirai bientôt !…

– Oh ! je le sais bien, moi, ce quevous voulez faire de moi !… Une princesse !

Hyacinthe, interloqué, se tut.

Que la petite, qui était si futée eût devinécela, il ne s’en étonnait pas outre mesure, mais il attendait…Antoinette ne parlait du prince que pour s’en moquer et lui avait,déjà, joué bien des tours… Et puis le prince avouait quarante-cinqans ! Certes, il était encore fort bel homme, mais enfin, unbel homme de quarante-cinq ans pour une jeunesse de dix-sept, çan’est séduisant qu’au théâtre.

Donc, M. Hyacinthe attendait et comme lapetite ne disait plus rien, il fit, tout à coup,impatient :

– Eh bien ! si c’étaitvrai ?

– Ça va !… Je veux bien êtreprincesse.

– Je savais bien que je te feraisplaisir !…

– Et à lui, donc…

– Il te l’a dit ?

– Pensez-vous !… Il est bien tropcorrect pour cela !…

– Pour te dire qu’il t’aime ?

– Non ! pour me dire qu’il aime magalette.

M. Supia toussa…

– Enfin ! tu as réfléchi ?…

– Non ! c’est vous qui avezréfléchi !… Vous vous êtes dit : « Ça fera bien, unprince à la « Bella Nissa ». Ça fera enrager les« Galeries Parisienne » !… »

– On ne peut rien te cacher,Antoinette !…

– C’est le prince qui va êtreépaté !…

– De ce que je lui donne mafilleule ?…

– Non ! que je le prenne !… Carenfin, il est fauché comme les blés, votre prince, et avec la viequ’il mène, il lui faudra bientôt une petite voiture !…

– Antoinette ! je parlesérieusement !…

– Moi aussi !… Mais il sera bienplus épaté après !

– Après quoi ?…

– Après que nous serons mariés !…Quand je le plaquerai !…

– Hein ?… Est-ce que tu deviensfolle ?…

– Je n’ai jamais été aussiraisonnable !… D’un côté, je fais tout ce que vous voulez etde l’autre, je vais, en le laissant tomber après le mariage,au-devant de son désir !… Je ne veux pas le gêner, moi, cethomme… Je vous le laisserai, puisque vous ne pouvez pas vous passerde lui, et je retournerai à la Fourca avec les chèvres de la mèreBibi !… Ah ! parrain, c’est à prendre ou àlaisser !…

– Ça va ! ça va ! mafille !… Après tout, tu seras mariée, tu feras ce que tuvoudras… Ça regardera ton mari !…

– Dites donc, parrain ! C’est matante et ma cousine qui vont enrager !…

– Sans compter qu’elles auraient le droitd’être jalouses de toi ! Songe donc : princesse ! Vat’habiller ! va !… Ah ! petite !… dis-moi doncun peu… Qu’est-ce que c’est que cette idée que tu voulais me dire…Tu sais… à propos… à propos de ce diable de Hardigras !…

Antoinette éclata de rire :

– Ah ! vous y voilà donc !… Ehbien ! vous savez, vous mériteriez bien que je ne vous la disepas, mon idée !… Et puis, non !… réflexion faite, je nevous la dirai pas !… Je vais m’habiller parrain !…

– Antoinette !

– Ah ! ne me retenez pas !Monseigneur pourrait arriver et je désire me mettre à monavantage !…

– Antoinette !…

– Et puis, ce que je pense, vous ne leferiez pas.

– Dis toujours !…

– Eh bien ! voilà, c’est une idéeque j’ai comme ça !… Ah ! c’est très simple !… Jesuis sûre qu’il n’y a qu’un homme qui soit capable d’arrêterHardigras !…

– Qui ?…

– Ça se passe toujours la nuit, n’est-cepas ?…

– Qui ?… Me le diras-tu ?…

– Eh bien ! puisque ça se passetoujours la nuit, il vous faudrait un chef des veilleurs qui seraitun peu là !… et qui ne demanderait pas mieux que de me faireplaisir !…

– Mais qui ?…

– Sans compter qu’en même temps, vousferiez une bonne action !…

– Enfin, parleras-tu ?…

– Eh bien ! voilà, à votre place, jeferais venir Titin !…

M. Supia eut un haut-le-corps, puis ilfrappa la table de son poing :

– Titin ! s’écria-t-il… « Titinle Bastardon !… Titin, l’enfant de Carnevale !… » Tuoses !…

– Et pourquoi pas ?… Il aurait tôtfait de vous le dénicher, votre Hardigras !

– Antoinette !… Je t’ai déjà dit dene plus me parler de ce garçon-là !… Ton Titin est unemauvaise tête qui ne fera jamais rien de bon !…

– Vous avez tort, parrain, il est malincomme un singe et rien ne l’arrête !… mais lui, si je lui disde coffrer Hardigras, il l’arrêtera !

– Et pourquoi Titin plutôt qu’unautre ?

– Parce que Titin a toujours fait ce quej’ai voulu !…

– C’est bon ! En voilà assez sur cesujet ! J’espère que vous ne vous êtes plus revus depuis queje te l’ai défendu ?…

– Non, le pauvre garçon n’a plus riententé pour m’approcher depuis que vous lui avez signifié soncongé…

– Eh bien ! restons-enlà !…

– Comme vous voudrez !… Restons-enlà !… Mais ne vous plaignez pas, parrain, si Hardigras finitpar vider votre boutique !…

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