Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 29Où Titin-le-Bastardon en appelle au « Jugement de Blec » d’oùsortit la grande expédition de ceux de la Fourca et de ceux de LaTorre contre les Loups des « Gorges du Loup » suivie du siège de laFourca par les troupes du Gouvernement.

Six jours après tous ces événements, il y eutune grande tambourinade dans tout le pays.

Il s’agissait d’une demi-douzaine de jeunesgars de la Fourca qui étaient montés dans une carriole, laquelles’adornait, entre deux piquets dressés en tape-cul, d’un grandpanneau de drap qui portait inscription.

La carriole allait partout, s’arrêtant aumoindre carrefour, sur toutes places du village, les jeunes garsfaisaient musique, on s’attroupait et chacun pouvait lire :« À tous ceux de ce pays-ci, salut !Titin-le-Bastardon qui, tant souvent, rendit jugement de blec pourle contentement de tous, réclame d’être jugé de blec à son tour.Dimanche qui vient, à deux heures, sur la place haute de la VieilleFourca. Le dit Titin prend engagement de comparaître en personnepour se justifier de tous crimes, attentats et violences dont on asali son nom et déshonoré celui de Hardigras. Il assigne dans lemême temps à comparaître ledit jour pour être entendu« dans leurs témoignages », Giaousé, dit leBabazouck, la Tulipe, premier clerc de notaire à la Fourca, et leBolacion, de Torre-les-Tourettes. »

On comprend l’émotion soulevée par cetteannonce ambulante. Si Titin, condamné à mort, n’hésitait point à semontrer sans défense, c’est que non seulement il était sûr de sonbon droit mais (ce qui valait encore mieux) en état de le prouver.Ensuite, il semblait bien ressortir des termes mêmes de l’affichequ’il assignait Giaousé, la Tulipe et le Bolacion devant les juges« de blec », moins pour user bénéficiairement de leurtémoignage que dans le dessein de s’en servir contre eux-mêmes. Etainsi se contrôlaient les paroles inexplicables de TotonRobin : « Notre Titin a été sauvé par desjudas ! »

À quoi le bon sens populaire répondait :« Sans ces judas-là, il n’en serait pas moinsaujourd’hui guillotiné. »

Un malaise nouveau s’était emparé des espritset l’absence de Babazouk et du Bolacion n’était pas faite pourcalmer l’inquiétude générale.

Quant à la Tulipe, il ne sortait guère de sonétude, très absorbé par les travaux qui avaient pris leur originedans les décès survenus dans la famille Supia.

Toton Robin donnait de furieux coups sur sonenclume et tirait de terribles feux d’artifices de son métal enignition.

En savait-il plus long que les autres pourmontrer cette fureur à peine contenue ?

Il y avait quelque chance à cela, car c’étaiten son nom et sous ses ordres que toute initiative avait été priseconcernant la cérémonie du dimanche.

Il avait eu avec le Petou, ce bon maire de laFourca, et les mestres de cabanons de la vieille ville, toutesconférences nécessaires, pour le dressage et la disposition destables et comptoir d’honneur derrière lequel se tiendrait leprésident comme se tenait autrefois Titin.

Dès le jeudi, on commençait à hissertonnelets, flasques et cruchons jusqu’à l’esplanade haute de laFourca, où devaient se tenir les assises.

Mais, hélas ! il était probable que lesvéritables autorités judiciaires ne laisseraient point aux juges deblec le temps de s’attarder comme il convient à une procédure quine saurait avoir de vertu si elle est précipitée…

Sitôt que Titin se montrerait, il seraitappréhendé et adieu le jugement !…

Ne conviendrait-il donc point, vu lescirconstances, de le juger de blec par contumace ?

À cette suggestion qui venait du Petou et quiavait été appuyée par un message confidentiel d’Arthus, maire deTorre-les-Tourettes, Toton Robin avait répondu qu’il n’avait aucuneidée de la façon dont se passeraient les choses et que son rôle sebornait uniquement à rassembler les juges.

Toton Robin, qui était allé dans la montagne,appelé par Barnabé, et qui avait vu Titin chez le chasseur dechamois, Toton Robin savait !

En attendant, tout le pays se peuplait deforce publique, la haute et basse Fourca étaient envahies par lesagents. On avait consigné des troupes à Grasse pour le dimanchesuivant ; jusqu’aux sapeurs-pompiers des petites citésenvironnantes qui avaient reçu l’ordre de se tenir prêts dès lapremière alerte.

Or, Titin, selon les instructions qu’il avaitreçues de MM. Souques et Ordinal, s’était retiré chez le padreBarnabé. Ce chasseur de chamois était célèbre dans tout le pays deVésubie ; c’était le tireur le plus adroit de la montagne etil connaissait tous les secrets de la contrebande. C’était unefigure héroïque et sauvage, un type que les « cooks »attachés aux tournées d’auto-cars signalaient à leurs clients.

Aussi l’invitait-on à, déjeuner dans leshôtels où stationnait la caravane.

Pendant le repas, il n’ouvrait la bouche quepour manger et pour boire, et c’est en vain qu’on le priait deraconter ses exploits. Il riait. Pas si bête.

Titin et lui étaient de vieux amis sans qu’ilsse fussent jamais tenu de longs discours. Barnabé lui expliqua que,de l’endroit où ils se trouvaient, ils commandaient le tir à unelieue à la ronde et qu’on ne pouvait approcher sans leurpermission. Et Giaousé, pas plus que le Bolacion auxquels Barnabéfit faire commission par le pâtissier de Saint-Martin (lequeltenait leur boîte aux lettres) qu’ils étaient attendus par Titindans la montagne, ne montrèrent tant soit peu le bout de leur nez.Une lettre adressée à la Tulipe par le même truchement resta sansréponse. Enfin, au bout de quatre jours, comme ils l’avaient faitprévoir, la double silhouette de MM. Souques et Ordinalapparut.

Titin les attendait avec une hâte et uneinquiétude extrêmes. Apportaient-ils le mot de l’énigme ?

Ils rapportaient.

– Nous avons vu l’acte de mariage, ditOrdinal. Vous allez tout comprendre. ! Par cet acte,M. et Mme Pincalvin reconnaissent etlégitiment un enfant que la Cioasa a mis au monde, il y avingt-cinq ans et qui n’est autre que Giaousé Babazouk !Giaousé Babazouck devient donc par sa mère, le seul héritier desSupia !

» Nous avons appris bien d’autres choses.Cet enfant, dont la Cioasa avait accouché subrepticement entre lesbras de la Boccia, avait été abandonné par celle-ci dans unruisseau de la vieille ville, sur ordre du Supia. La Cioasa croyaitson enfant mort. La Boccia avait reçu du Supia une somme assezrondelette qui lui permettait d’acheter la petite maison de la ruela Tousson et la mettait à l’abri du besoin. Mais elle ne cessaitde s’intéresser au Babazouk. Elle déposa chez le notaire de laFourca un pli scellé dans lequel elle retraçait toute l’histoire etétablissait la filiation du Babazouk. Ce pli devait être remisaprès sa mort à la Cioasa. Ainsi assurait-elle le sort du Babazouk,sans se porter préjudice à elle-même tant qu’elle vivrait.

» C’était la Tulipe qui avait reçu cepli. La Tulipe était curieux et il connaissait plus d’une façon depénétrer le secret d’un pli, si bien cacheté fût-il. Dès qu’il futau courant de la situation, cet esprit diabolique vit l’immenseparti que l’on pouvait en tirer.

» Il s’agissait d’abord d’entraînerGiaousé si avant dans l’affaire qu’il lui fût impossible dereculer. C’est alors que le Bolacion et la Tulipe, amis intimes,aidés de toute une séquelle que nous verrons réapparaître tout àl’heure, avait d’abord créé l’incident Nathalie-Titin, chez le pèreLa Bique, puis avaient fait disparaître Nathalie pour faire croireà Giaousé qu’elle s’était entendue avec Titin.

» Du même coup, on avertissaitHippothadée, qui amenait Toinetta sur les lieux et on ruinait lemariage de Titin. L’on aiguillait Giaousé, par esprit devengeance, sur Toinetta ! La chose n’avait pas étédifficile, Giaousé ayant depuis longtemps du goût pour Toinetta, cequi n’avait pas échappé à Nathalie, laquelle, en plusieursoccasions, avait averti Titin de se méfier.

» Cela, par exemple, ce serait lechef-d’œuvre, le couronnement, le triomphe de la combinaison LaTulipe ! Les deux fortunes dans la même main ! LeBabazouk seul héritier des Supia et des Agagnosc !

» En attendant, le plus pressé était deretrouver Micheu. Ils le retrouvèrent.

» Micheu était à peu près un honnêtehomme, il pensa bien que, en la circonstance, il faisait une bonneaffaire, mais il ne soupçonnait pas tous les crimes qu’il y avaitderrière son mariage.

» La Cioasa, de son côté, était une bravefemme et malheureuse. Elle n’avait pas cessé de penser à lui. Ellefit tout ce que l’on voulait pour le rejoindre.

» On tenait naturellement à ce que lemariage et la reconnaissance qui en résulterait restassentlongtemps encore ignorés pour n’éveiller aucun soupçon. D’où cetteretraite dans un pays perdu du Jura.

» Entre temps, on avait parlé à la Cioasade son enfant qui n’était pas mort !… On la préparaità une grande joie.

» Mais il fallait faire vite. Le plicontenant toutes preuves nécessaires ne devait être livré à laCioasa qu’après la mort de la Boccia !… D’où l’assassinat dela rue de la Toussau et la disparition de la Manchotte, à qui laBoccia avait fait certaines confidences.

» On avait certainement envoyé laManchotte rejoindre Nathalie… Où ? Ah ! lesmalheureuses !… »

– Eh bien ! Titin, vous ne ditesrien ? lui jeta Ordinal en ramassant fiévreusement sondossier.

– C’est terrible ! fit Titin… Maisje voudrais savoir exactement quel a été le rôle de Giaousé danstoutes ces horreurs ? C’est ce que je vais lui demander.

– Mais vous êtes fou ? s’écrièrentMM. Ordinal et Souques. Qu’est-ce que vous allez faire ?Il y a dans ce dossier toutes les preuves de votre innocence ;vous devriez nous suivre, rentrer avec nous à Nice ! Quant àGiaousé, nous nous chargerons de vous l’amener, mais entre deuxgendarmes et en bonne compagnie…

– En attendant, je suis condamné à mort,mon cher monsieur Ordinal… Retournez donc à Nice tous les deux etquand je pourrai y rentrer sans danger, vous m’avertirez !

Ils s’en allèrent en hochant la tête. Titindit à Barnabé :

– Oui, il y a des choses qui ont besoind’être tirées au clair ! Je ne puis pourtant pas oublier queGiaousé a risqué sa peau pour sauver la mienne !

C’est là-dessus que Titin, par les soins deToton Robin, avait fait tambouriner le « jugement deblec ».

Et nous voici à la veille d’un des jours lesplus sombres de l’histoire de la Fourca, d’un de ces jours qui fontépoque et dont la légende, de génération en génération, esttransmise.

C’était le samedi soir et les cabanons étaientrestés ouverts une grande partie de la nuit. On n’avait aucunenouvelle. Toton Robin restait invisible. Le maire et le curéparaissaient inquiets.

Le Petou avait fait une petite fortune dansl’olivier et il avait, outre deux ou trois bastidons, entre laFourca-Nova et la Costa, bonne et solide maison en la vieilleville. C’est là que Mme Petou donnait à goûter sesconfitures, qui étaient célèbres, et ses liqueurs tout à faitgaillardes. C’est encore là que les deux maires restèrent en facel’un de l’autre, attendant impatiemment Toton Robin, qui n’arrivaitpas.

– Nous sommes sous le coup de quelquenouveau malheur ! faisait Arthus.

– C’est à craindre ! approuvait labrave dame.

Arthus, le maire de Torre-les-Tourettes, étaitarrivé sur le coup de minuit à la Fourca et s’était enfermé chez lePetou qui lui raconta tout ce qu’il savait de l’affaire, telle quela lui avait dite Toton Robin.

– Bigre ! fit Arthus… S’il en estainsi, il y a tout à craindre ! Ils feront tout pour que Titinne vienne pas jusqu’ici !

À ce moment, on frappa à la porte de la rue.La femme du Petou s’en fut glisser le loquet du judas :

– Toton Robin ! annonça-t-elle.

Ils se jetèrent sur lui. Elle referma laporte. Il avait une figure décomposée.

– Pas de nouvelles de Titin ! Titinaurait dû être caché chez le docteur depuis la veille au soir. J’aidit au docteur : « Courons chez Barnabé ! »Nous voilà partis dans l’auto pour Saint-Martin Vésubie, Barnabén’était pas redescendu de la montagne. Nous grimpons !… Nousavons trouvé Barnabé là-haut, tout seul, au fond de sa hutte,assassiné.

Le Petou et Arthus n’eurent qu’uncri :

– Et Titin ?

– Ah ! Titin ! Titin !… Oùest-il ? Qu’est-ce qu’il est devenu ? Ils l’ont eu parsurprise, évidemment… Titin voulait voir Giaousé et le Bolacion, illes a fait appeler ! Ils sont venus ! Mais ils ne sontpas arrivés seuls, tu penses !… Et le tenant, il nous ont,du moment qu’ils ont Titin ! Je me suis fait reconduire àSaint-Martin. Le docteur et moi nous avons téléphoné à Grasse, àNice, et nous voilà ! Je me suis dit que vous aviez peut-êtredes nouvelles de votre côté ! Écoutez… On t’appelle,Petou ! C’est la voix de la mère Closs.

En même temps, on entendait le bruit de lacharrette traînée par le mulet. Ils coururent ouvrir. La maraîchèreavait arrêté son véhicule devant la porte et soulevait sa lanterneau-dessus d’un corps allongé au travers des paniers et deslégumes.

– Ah ! mes enfants ! je l’aihissée là comme j’ai pu ! Elle ne vaut guère… Je l’ai trouvée,passé la Costa, au milieu de la route !

– Mais qui est-ce ? demandèrent lesautres.

– Ah ça ! on ne la reconnaît pastout de suite !… Nathalie !

– Mon Dieu ! mais oui, c’estNathalie ! Ah ! la pauvre !

Toton Robin la descendait déjà :

– Elle est pleine de sang !…Portez-la sur mon lit, fit le Petou… et qu’on aille chercher ledocteur.

Pendant ce temps, Arthus l’auscultait.

– Elle vit !… Bon Dieu, ce qu’ilsl’ont abîmée !…

Le Petou glissait à la pauvre fille un pleinverre de grappa entre les dents.

– Si elle pouvait parler ! fitRobin… nous n’aurions pas besoin de chercher bien loin pour savoiroù il est, notre Titin !…

Comme si elle n’attendait que ce nom pourouvrir les yeux, Nathalie sortit soudain de son coma.

– Titin, fit-elle, d’une voix qu’on nelui connaissait pas, vous voulez savoir où est Titin ?…Ah ! c’est toi Toton Robin !… Le Petou !… Est-ce quej’arrive encore à temps ? Ils vont le faire crever, voussavez.

– Où est-il ?

– À Touet-du-Loup !

– Dans les carrières ?

– Dans les carrières !…

– En avant ! lit Toton Robin.

– Pensez-vous !… Faut y allertous ! Et vous ne serez pas trop ! Mais neperdez pas de temps !… Quand j’ai su par la Manchotte qu’ilsavaient emmené Titin et ce qu’ils allaient en faire, je me suispensé qu’il fallait le sauver ! La Manchotte, qui est devenuela maîtresse du Bolacion, m’a aidée ! J’ai tout appris parelle, je vous dirai tout.

Une heure plus tard, par toutes les ruelles,par toutes les sentes, la vieille Fourca se vidait une fois deplus… mais il ne s’agissait plus d’aller voir mourir Titin !Il fallait le sauver, l’arracher à la horde des Loups.

Silencieusement, cent serpents noirsglissaient, s’allongeaient sur les routes, disparaissaient,réapparaissaient sur une crête et venaient finalement tous sesouder à l’entrée des gorges où les troupes du Petou étaientrejointes par celles d’Arthus, car Torre-les-Tourettes ne voulaitpoint laisser à la Fourca seule la gloire et les dangers d’uneexpédition dont il serait sûrement parlé dans les âges les plusreculés.

Ceux de la Fourca s’enfoncèrent plus avant,arrivèrent dans l’étroit couloir des nouvelles carrières d’où l’ondécouvre Touet-du-Loup.

Pendant ce temps, ceux de la Torre, conduitspar le rusé Arthus, avaient escaladé force rocs et précipices pourrevenir sur les derrières de la horde, au delà de Touet-du-Loup, etfermer ainsi sur eux le cercle de la mort.

Quand ceux d’en bas, que dirigeait TotonRobin, aidé des sages conseils du Petou, virent qu’Arthus avaitterminé son mouvement, ils se disposèrent à attaquer.

Cette attaque, pour réussir, devait êtrefoudroyante. On avait apporté force échelles et cordages. Ils’agissait avant tout de délivrer Titin du premier coup. Une torchede résine allumée par la Manchotte, ainsi qu’il avait été convenuentre elle et Nathalie, indiquait à ceux du dehors l’endroit précisoù le Bastardon avait été transporté.

Un dernier conseil de guerre, auquel assistaNathalie, que l’on avait apportée sur une civière, finit de réglertous les détails de l’affaire.

En vérité, elle ne pouvait que réussir, car lecamp ennemi était en pleine liesse. La prise de Titin avait été lesignal d’une extravagante beuverie.

Il était quatre heures du matin quand ce coinde la montagne se transforma en volcan. Des feux multicolores, desexplosions de mines, des coups de fusil, des hurlements, des appelsdésespérés, des cris de douleur atroces, une rage indescriptiblequi faisait se ruer les uns contre les autres des hommes, et aussides femmes ennemies, tout semblait réuni pour donner l’illusiond’un coin d’enfer et de sabbat où chacun de ces malheureux possédéstrouverait sa perte et sa damnation.

Dans l’encadrement d’une sorte de galeriecreusée à jour au flanc de la montagne, on voyait courir, avancer,reculer, frapper, écraser, broyer de leurs massues dressées outournoyantes, deux hommes au torse nu, tout ruisselants du sang desautres, beaux et terribles comme des héros d’Homère. C’était, à unbout de la galerie, Toton Robin et, à l’autre, le Bastardon.

Une voix les encourageait d’en bas qui leur,criait :

– Tue ! Tue !

C’était la voix de Nathalie.

Le combat ne dura pas une heure.

Ceux qui n’étaient qu’à moitié morts serendirent et « il n’en restait plus des tas ». Ainsis’exprime la légende. Ce qui est exact, c’est que les loups desgorges du Loup reçurent cette nuit-là, une raclée tout à faitroyale, « assez suffisamment » pour qu’on n’entendit plusparler d’eux de longtemps et que la paix revînt au pays.

Le retour des vainqueurs fut triomphal. Ilsemmenaient avec eux quelques prisonniers destinés à faire bonnefigure dans le « jugement de blec ».

Le Bolacion avait reçu de Titin le coup debâton qui lui avait ouvert le crâne par où il perdait sa mauvaisecervelle de démon.

On ne l’emmenait pas moins au fond d’unecharrette pour être jugé, côte à côte avec le Giaousé qui étaitaussi à moitié mort.

Il manquait la Tulipe, qui était bien tropprudent pour avoir jamais mis les pieds dans les compromettantsrepaires du Touet-du-Loup.

Comme la charrette qui amenait les prisonnierspassait devant la Costa, voilà que la femme de Jean-José Scalieroouvrit sa porte et livra la Tulipe. Elle craignait que si ceux dela Fourca apprenaient un jour qu’elle avait donné asile à laTulipe, ils ne missent le feu à sa maison, ce qui aurait puarriver.

La Tulipe ne se soutenait plus et ce futencore une loque que l’on jeta au fond de la charrette.

On cherchait en vain Titin, il avait disparusous une bâche, confessant cette pauvre Nathalie. Elle luiracontait tout son martyre qu’il ne pouvait entendre sans pleurer,car c’était pour lui qu’elle avait tant souffert.

Pendant que ce cortège s’acheminait ainsi versle « jugement de blec » le bruit du combat était parvenujusqu’aux plus hautes autorités qui donnèrent immédiatement desordres pour que toutes les forces de police et autres, dont ondisposait courussent à Touet-du-Loup mettre fin à cette tuerie.

Mais, bien entendu, les forces arrivèrentquand tout était fini, et quand elles revinrent autour de laFourca, elles trouvèrent la, vieille ville sur ses gardes, en trainde rendre son « jugement de blec » et rebelle à touteintrusion du dehors.

La vieille Fourca fut entourée comme si onallait lui donner l’assaut. Et l’histoire de ce siège, qui ne duraque douze heures, ne fut pas plus ridicule que le siège du fortChabrol qui dura plusieurs semaines, en plein cœur de Paris, tenanten respect toutes les forces de la capitale.

Les ordres expédiés de Nice et même de Parisexigeaient une intervention immédiate, mais les assiégés avaientfait savoir que puisque MM. Souques et Ordinal avaient eul’imprudence de pénétrer chez eux, ils les gardaient et qu’ilsn’hésiteraient point à les faire passer de vie à trépas si onforçait leurs portes.

Pendant que se jouait cette comédie en bas, latragédie continuait là-haut. Et rapidement Toton Robin avait éténommé président. Il avait mis la population au courant du drame, enquelques phases. À la porte haute, se dressaient déjà les cadavresdu Bolacion et de la Tulipe, et maintenant c’était le tour deGiaousé.

Il s’était jeté à genoux. Il demandait grâce.Il appelait Titin à son secours.

Titin s’était levé très pâle, tremblant commeun enfant.

– Pour lui, fit-il, je vous demandegrâce ! Il s’est laissé entraîner !… Je ne peux pasoublier que nous nous sommes aimés comme deux frères. Et si vousm’aimez un peu, vous autres, souvenez-vous qu’il m’a sauvé lavie.

Mais aussitôt, derrière lui, une voiximplacable s’éleva. C’était la voix de celle qui allait mourir etqui n’avait conservé un peu de force que pour assister auchâtiment :

– C’est le plus coupable !râla-t-elle, car les autres n’étaient point tes amis, mais celui-làqui était ton frère t’a trompé plus qu’il n’est permis au pireennemi de tromper son pire ennemi ! S’il t’a sauvé la vie,Titin, c’est qu’il avait besoin que tu vives pour que l’on continueà croire que c’était toi qui commettais ses crimes… Et il ne t’asorti de ta prison que pour que Hardigras continue à tuer !Lui dis-tu toujours merci, Titin ?

À cette explication foudroyante une clameurépouvantable s’éleva. Giaousé fut porté à la potence comme d’autressont portés en triomphe !

Quant à Titin, après avoir fait entendre leplus triste gémissement, il se tourna vers MM. Souques etOrdinal et leur dit :

– Maintenant, tout est fini. Nous n’avonsplus rien à faire ici ! Je vous appartiens.

Mais le peuple tout entier dit :

– Nous sommes seuls coupables, c’est nousqui nous livrons ! Nous avons agi en toute justice comme devrais et bons juges de blec, que l’on fasse de nous ce que l’onvoudra !

Et ainsi se termina le siège de la Fourca,MM. Souques et Ordinal ayant fait à eux seuls toute la villeprisonnière.

C’est tout juste s’il y eut assez de troupeset de forces policières pour encadrer une population que grossit leflot de ceux qui réclamaient d’être jugés avec Titin.

On sait comment tout cela finit. Le procès futporté devant une cour du Sud-Ouest, la juridiction niçoise ayantété écartée pour cause de suspicion légitime. Il y eut descondamnations avec sursis, mais Titin fut acquitté d’une façonretentissante.

Le mariage de Titin et de Toinetta fut célébréavec une pompe champêtre dont on parlera longtemps dans ce pays decocagne. Aiguardente, Tantifla, Tony Bouta et ce bon Pistafun,sorti depuis quelques semaines de prison, fêtèrent ces noces duranttoute une année sans désemparer.

La mariée avait tenu à avoir à sa droite, dèsle premier festin, M. Bezaudin. Elle avait à sa gauche OdonOdonovitch, qui l’appelait « Majesté ».

– Reine de la Fourca, lui répondit-elle,je ne veux pas d’autre titre.

Avant le bal, Titin et Toinetta s’en furentfaire visite à la basilique de Sainte-Hélène.

La mère Bibi ouvrit le bal pendant dix joursde suite avec le bon M. Papajeudi, lequel finit par demandergrâce.

Si vous voulez savoir tout ce qui fut consommépendant ces dix jours en mets de toutes sortes, stocatida, socca,pissaladière, tourtas de bléa, budeux, tripes, viandes, pâtés,poissons, soupes aux poissons, bouillabaisses et en liquides detout genre, il faudra vous en référer à un docte ouvrage auqueltravaille à ses moments perdus le premier magistrat deTorre-les-Tourettes, le bon maire de la Table ronde, le noble etbien-aimé Arthus, qui s’est donné mission de recueillir tousdocuments relatifs à la chronique de Hardigras, laquelleservira un jour à parfaire, comme toute chronique vraiment digne dece nom qui ne prend point uniquement sa source dans l’imaginationdes conteurs, notre belle et glorieuse histoire de France.

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