Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 28Dans lequel le prince Hippothadée fait preuve, de sa sciencegénéalogique, ce qui ne le garantit point de deux grands malheurs–

Ce soir-là, le prince Hippothadée était de lameilleure humeur du monde, bien qu’il eût enterré, le matin, cepauvre M. Supia. La cérémonie avait été des plus tristes.

Toinetta n’avait pas paru au cimetière et dansla pensée d’aucuns, il y avait une raison à cela, c’est qu’ellen’eût pu répéter le geste dont elle avait salué la tombe deCaroline : « Non ! Ce n’est point Titin qui a faitcela ! »

Las ! cette fois-ci, il n’avait même paseu besoin de signer. Il savait bien qu’on ne douterait point que cefût le vrai Hardigras qui avait passé par là !

Ah ! La vengeance ne s’était pas faitattendre ! Le lendemain soir de l’évasion, entre la Costa etla Fourni, l’auto du « boïa » rencontrait un obstacle quila faisait capoter. Le chauffeur, à moitié démoli, était abandonnésur la route tandis que des ombres se précipitaient sur Hyacinthequi avait une jambe cassée, le ventre démoli et l’emportaient. Àl’aurore, le visage de tôle servait de girouette à la vieille tourde la Fourca.

Évidemment Titin avait des raisons tragiquesde lui en vouloir, à cet homme, et M. Hyacinthe Supia avait sagrosse part de responsabilités dans le voyage deM. de Paris à la place d’Armes.

Ou trouvait néanmoins que ce n’était pasmalin ! car enfin, qu’est ce qu’il pouvait espérer,maintenant, le Bastardon ?

Revenons donc à Hippothadée, qui était siguilleret ce soir-là.

Il achevait de mettre sa cravate dans soncabinet de toilette en cet appartement de la promenade des Anglaisdont le bail avait fini par lui revenir… Le valet de chambre entra,lui apportant un pli qu’un inconnu venait de remettre au conciergeen le priant de le faire tenir au prince, de toute urgence.

Hippothadée décacheta, lut, sourit etdemanda :

– Mme la princesseest-elle chez elle ?

– Mme la princesse n’apas quitté son appartement, lui fut-il répondu.

– Faites savoir à Mme laprincesse que je désirerais lui dire un mot avant de sortir.

Le domestique s’esquiva et revint :

– Mme la princesse attendSon Altesse dans le petit salon.

Toinetta, dès la première nouvelle de la mortsinistre de M. Supia avait quitté la petite chambre danslaquelle les Papajeudi lui offraient l’hospitalité pour réintégrerle domicile conjugal. Sa place était là, dans un moment pareil,pour tout le monde, pour la justice qui pouvait avoir besoin d’elleet aussi pour Titin qui n’aurait pas l’audace de l’y venirtrouver !

Ah ! Que n’avait elle obéi à sa premièreidée qui avait été d’aller l’attendre là-haut dans la montagne,dans la hutte du padre Barnabé ! Elle aurait bien su ledétourner, elle, de cette horrible vengeance ! Elle lui auraitmis ses bras autour du cou ! Cette chaîne-la, il ne l’auraitpas brisée et ils n’auraient plus pensé qu’à leur amour.Hélas ! Elle avait dû céder aux prières de Giaousé et desautres qui lui disaient qu’elle était surveillée et que le moindrede ses déplacements pouvait tout compromettre !

Et maintenant ! Est ce que tout n’étaitpas compromis ? Est-ce que tout n’était pas perdu ?…

Après avoir échappé à l’échafaud, c’étaitcomme si Titin s’était exécuté lui-même ! Quellestupidité !

Elle n’avait même plus la force de pleurer.Elle restait là des heures, la tête dans les mains, accablée etfarouche.

Qu’est-ce que lui voulait le prince ?Elle lui avait pourtant dit qu’on la laissât seule.

Il entra.

– Je vous demande pardon, Antoinette, luidit-il, si je vous dérange, mais je viens de recevoir un mot qui melaisse assez rêveur, et je voudrais savoir ce que vous enpensez.

Il lui tendit le papier :

– C’est de MM. Souques et Ordinal.Ils m’ont l’air pleins de bonnes intentions pour moi, ces bravesinspecteurs, mais, entre nous, je crois qu’ils manquent un peu depsychologie.

Elle lut :

« Monsieur, excusez-nous si nous prenonsla liberté de vous aviser que votre vie est en danger. AprèsM. Hyacinthe Supia, vous êtes la victime toute désignée etvous ne sauriez trop prendre de précautions. Ne sortezqu’accompagné et, surtout, ne quittez pas la ville. Comptez surnous pour ce que vous savez, nous sommes sur une bonne piste etnous aurons du nouveau de ce côté. Le mieux pour vous serait de nepoint sortir ce soir. Croyez, monsieur, etc.… »

Toinetta lui rendit le papier :

– Eh bien, mon ami, qu’est-ce que vousvoulez que je vous dise ? Vous savez mieux que moi ce que vousavez à faire.

– Non, fit-il. Je ne vous ai pointdérangée pour que vous me répondiez d’une façon aussi vague. Jecomprends très bien que vous vous intéressiez modérément au sortd’un homme que vous n’aimez pas ! Tout de même, il s’agit dema mort !… Antoinette, croyez-vous que ma vie soit endanger ?

– Je n’en sais rien ! je ne saisplus rien ! Mais puisque vous m’avez fait lire ce papier,je crois que mon devoir est de vous dire comme ces messieurs :Ne sortez pas ce soir !

– Merci, Antoinette ! je n’enattendais pas moins de votre part ! Et voilà une parole quinous rapproche. Eh bien ! maintenant, je vais vous dire unechose… Je crois, moi, que ces messieurs se trompent tout àfait ! Il n’oserait pas !

Elle ne répondit point. Elle paraissaitchangée en statue.

Il s’assit en face d’elle, alluma unecigarette et s’expliqua avec une désinvolture tout à faitcharmante :

– Il n’oserait pas, non point àcause de moi, mais à cause de vous ! Il vous aime cethomme ! Or, il y a déjà bien assez de choses qui vousséparent ! Il ne voudrait pas encore mettre entre vous deux lecadavre d’un mari !… Cela : vous ne le luipardonneriez pas !

Cette fois, elle regarda Hippothadée avecétonnement.

Ses yeux avaient une lueur singulière qu’ellene leur avait jamais vue. Il s’apercevait de l’effet produit et enjouissait d’une façon aiguë et presque cynique.

– Non ! Titin ne peut rien contremoi ! fit-il dans un sourire et en osant prononcer ce nom pourla première fois depuis bien des jours. Au fond, nous n’avonspas de meilleur ami que Titin !… Il a été un peu brutalavec ce pauvre Supia ! Mais quand nous aurons fini de lepleurer, ce cher homme, nous nous apercevrons que Titin nous arendu un inappréciable service ! Supia était devenuimpossible, non seulement pour moi qui en étais réduit, pour payerle terme, notre terme, ma chère Antoinette, à emprunter del’argent à cette excellente comtesse d’Azila, mais encore pour vousdont il avait accaparé toute la fortune ! Non seulement vousallez pouvoir rentrer dans vos biens, mais nous devenons sesseuls héritiers.

Toinetta se dressa, frissonnant, ne comprenantpas très bien, toute étourdie de ce que lui disait cet homme, etaussi de la joie presque satanique qui émanait de la moindre de sesparoles et de son singulier sourire.

– Ses seuls héritiers ?répéta-t-elle machinalement et non sans un certain effroi.

– Mais oui ! toujours grâce à cedélicieux Titin qui a pris la précaution…

– Assez ! Monsieur !Assez ! il ne s’agit plus de Titin. Il s’agit de nous. Ils’agit de moi.

– Mais parfaitement, princesse, il s’agitde vous ! Prêtez-moi quelque attention et vous allez toutcomprendre !

– Cet homme, expliqua-t-il, qui a étévotre parrain et qui fut votre tuteur, vous eussiez été sa parente,même si votre père n’avait pas épousé la sœur de cette pauvreThélise, car M. Agagnosc était cousin de Supia…

– Oui ! Cela, je le savaisvaguement, mais je constate que vous êtes, au moins, aussirenseigné que moi.

– Oh ! nous princes, la généalogie,c’est à peu près tout ce que nous apprenons, vous savez !…J’en reviens à Supia, cousin d’Agagnosc. Quand votre père s’estassocié avec M. Delamarre qui était le seul directeur à cemoment de la « Bella Nissa », il avait fait venir Supiade Grasse où il faisait de la banque pour en faire un chef de lacomptabilité chez Delamarre. Entre temps, Agagnosc épousa la sœurde Mme Delamarre qui fut votre mère.M. Delamarre meurt et Supia épouse la veuve Delamarre, votretante, cette pauvre Thélise dont il a une fille, Caroline. Etmaintenant, vous comprenez, Caroline est morte ! Thélise estmorte ! Supia est mort !… Qui est-ce qui reste ?Vous !

– Pardon, fait Toinetta les dentsclaquantes… Il y a la sœur de M. Supia qui vient avant moi etqui hérite de tout, heureusement !

– Vous oubliez, répliqua le prince, avecun petit rire sec, vous oubliez, chère Antoinette, que cette chèreCioasa a disparu !

– Elle a disparu, mais elle n’estpeut-être pas morte !

– Pourquoi voulez-vous qu’elle ne soitpas morte ? Tous les autres sont morts… Croyez-vousqu’elle n’aurait pas donné signe de vie en apprenant tout ce quis’est passé depuis son départ de la Fourca ? Allez !allez ! Hardigras ne l’aura pas épargnée plus que les autres.Il lui est certainement arrivé au moins quelque terribleaccident, à la pauvre, vieille ! Il nous faut être renseignélà-dessus le plus tôt possible. J’ai mis sur cette affaireMM. Souques et Ordinal en leur promettant une forte prime.Vous voyez que, s’il faut en croire le mot que je vous ai faitlire, ils savent employer leur temps.

– Monsieur, vous pensez à tout !fit-elle dans un souffle.

– À tout, Antoinette, dès qu’il s’agit devotre bonheur.

Il salua très bas et sortit…

Elle resta éperdue dans sa chambre. C’est luil’assassin ! C’est lui !… Elle répétait : C’estlui ! comme une folle, en proie à une joieépouvantable !…

« Lui ! Lui » ! Elle avaitvu se lever tous les cadavres derrière chacune de ses paroles… Etle dernier de tous, Supia aussi, c’était lui qui l’avait faitmourir !… Lui qui avait tout fait ou qui avait faitfaire !…

Ah ! maintenant, elle se rappelait leregard mortel qu’il avait jeté en dessous à Supia certain jour oùil était passé à la caisse de la « Bella Nissa » et d’oùil était revenu avec deux cent soixante-quinze francsquatre-vingt-cinq !… Assassin ! Ah ! certes, ilpouvait faire le brave et rire des avertissements des Souques etOrdinal ! Il savait bien qu’on ne l’assassinerait pas,lui !

On frappa à la porte. C’était la femme dechambre. Elle s’aperçut tout de suite de l’état de bouleversementdans lequel se trouvait sa maîtresse. Elle-même était fortementémue.

– Laissez-moi, je n’ai besoin depersonne. Le prince est sorti, n’est-ce pas ? Eh bien !je vous donne congé à tous !

– Madame, c’est quelqu’un qui vient demonter l’escalier de service, quelqu’un qui vient de la Fourca dela part, m’a-t-il dit, « de la mère Bibi ». Il voudraitvoir madame la princesse tout de suite.

– Il ne vous a pas dit son nom ?

– Non, madame, seulement, madame, lacuisinière et moi, nous l’avons reconnu !…

– Qui est-ce ? demanda Toinetta,haletante.

– C’est Titin !

Toinetta eut un cri :

– Le malheureux ! Faites-le entrerdans le couloir. Tout de suite et pas un mot.

– Ah ! madame ; nous nousferions plutôt tuer ! Pauvre Titin ! Si vous saviez dansquel état il est !

– Mon Dieu !…

Elle passa dans son boudoir. Titin entra. Ils’appuya contre le mur. Elle put croire qu’il allait tomber. Ellel’étreignit dans ses bras.

– Ah ! mon Titin, qu’est-ce qu’ilst’ont fait ?

Il était en loques. Un pardessus informel’enveloppait… Il était sans col, sans cravate, la chemisearrachée, la poitrine en sang. Un mouchoir bandait son front, etlà-dessous une figure de martyr… pâle, pâle… Des yeux immenses,d’un éclat miraculeux et d’une douleur…

Il ne lui rendait même pas ses baisers. Il selaissa glisser sur un fauteuil et elle n’eut pas le temps deretenir sa tête qui alla heurter le mur.

– À boire ! gémit-il, j’ai soif… Etj’ai faim…

Elle sonna. La femme de chambre parut, regardaTitin et se mit à pleurer. Toinetta ne pleurait pas, elledit :

– Mariette, tu peux le dénoncer… Tu peuxnous tuer tous les deux.

– Madame, je serais morteavant !

– Alors, sauve-nous ! Donne-lui àboire, à manger. As-tu du bouillon, un peu de champagne, d’alcool…Donne-lui quelque chose.

– De l’eau !… râla Titin…

Il commença par vider à même le goulot unebouteille d’Evian, puis il dévora tout ce que Mariette luiapportait au fur et à mesure, pêle-mêle, des fruits, un énormemorceau de fromage de Gruyère, la viande froide. Il vida unebouteille de vin…

Enfin rassasié, il eut un sourire etdit :

– Maintenant on peut apporter lechampagne ! Ça va mieux.

Toinetta s’était mise à genoux devant lui etlui baisait les mains, les mains noires, blessées, gantées d’unecrasse sanglante.

– Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?…

– Mais rien, ma Toinetta ! Seulementdepuis trois jours et trois nuits ils me poursuivent…Partout !… Partout !… Ils ne m’ont pas lâché !Ah ! par où suis-je passé !… Et pas une seconde de répit…pas même le temps de boire l’eau du ruisseau !… Quand jecroyais en être débarrassé, d’autres surgissaient et de je ne saisoù… et c’était à recommencer !… Ils sont bien dix à mestrousses qui ont juré de me faire crever !… Souques et Ordinalont dû les faire venir de Paris… Je ne connais pas cesgueules-là !…

Oh ! ils ne doivent pas être loin !…J’étais à bout, je me suis dit : Voir Toinetta une dernièrefois ! et après… mon Dieu, après… Je ne ferai plus unpas ! C’est que c’est écrit… Alors, tu seras bien raisonnable…puisqu’il n’y a rien à faire !… Tu n’as pas fini dem’embrasser les mains comme ça ! C’est plus des mains, ça neressemble plus à rien !… je devrais te faire peur… MonDieu ! comme on est bien ici… Où vas-tu ?

– Viens ! dit Toinetta.

– Tu me fais visiter l’appartement ?Je le connais, tu sais !

– Tu connais aussi ce lit-là,Titin ?

– Comment ! si je le connais !mais c’est le fameux lit Louis XVI… J’ai passé une nuit dedans. Ungrand beau lit pareil, pour moi tout seul !… Tu penses si jeme suis pagnoté !

– Titin ! tu vas encore te reposerdans ce lit-là !

Il la regarda. Il n’osait pas comprendre.Non ! elle était folle !… ça n’était pas possible !Elle n’avait donc pas vu comment il était fait. Il eut un rire quisonnait faux dans son désespoir.

– Je n’oserais même pas, fit-il d’unevoix sourde, toucher à ton lavabo.

Ils crurent entendre marcher dans la galerie…une porte fut refermée… Elle lui avait pris le bras et sa petitemain se crispait comme une griffe d’acier dans sa chair. Le bruitavait cessé. Elle poussa un soupir qui fit frissonner Titinjusqu’au fond de son être et il lui sembla que lui aussi avaitpoussé ce soupir-là. Déjà ils n’avaient plus qu’une mêmerespiration, qu’un même souffle, qu’un même cœur et les gestesqu’ils faisaient étaient leurs gestes à tous les deux. Ce fut ellequi mit dans cette couche toute blanche ce monstre noir…

Une demi-heure ne s’était pas écoulée, moinsd’une seconde, une éternité… que trois coups secs étaient frappés àla porte de la chambre. La voix de Mariette se faisait entendre,une voix effrayée, haletante :

– Madame ! Madame !…MM. Souques et Ordinal !

Toinetta bondit du lit, s’enveloppa d’unpeignoir :

– Tu vois bien, mon chéri, que tu n’avaispas le temps de te laver les mains !

Et à travers la porte, à Mariette :

– Tu leur as donc dit que j’étaislà ?

– Je leur ai dit queMme la princesse était sortie. Ils m’ontrépondu : non ! votre maîtresse n’est pas sortie et nousavons besoin de lui parler tout de suite.

Toinetta entr’ouvrit la port :

– Où les as-tu mis ?

– Je les ai laissés dans levestibule…

– Fais-les entrer dans le bureau etdis-leur que je suis en train de m’habiller, que je suis à eux dansdix minutes. Tu fermeras la porte du bureau, et n’aie pas l’aireffrayée comme ça !…

Elle se retourna. Titin, assis sur le lit, lesbras croisés, la regardait avec extase.

– Eh bien ! qu’est-ce que tu fais,fit-elle stupéfaite de voir qu’il n’avait pas bougé.

– Rien ! fit-il… je teregarde !… Je n’ai plus que dix minutes à te regarder !Alors, tu penses…

– Tu as raison ! fit-elle… Après, onverra bien !…

Et rejetant son peignoir, elle se remit aulit :

– Serre-moi bien dans tes bras !mais ne m’embrasse pas, car j’ai à te parler !

– Je suis sourd ! déclara Titin.

Et il lui mangea les lèvres. Elle s’arracha àson étreinte !

– Mon amour, je connais l’assassin…

» Oui… l’assassin !… celui que tucherches !… Le faux Hardigras !… Je leconnais !…

– Et tu ne me le disais pas ?

– Ingrat ! lui jeta-t-elle, ingratqui me reproches de n’avoir pas pensé à l’autre…

Et elle lui conta la scène qui s’était passéeentre elle et Hippothadée quelques secondes avant son arrivée.

– Comprends-tu maintenant ?…Comprends-tu comme c’est simple ? Je suis la seule héritière…comprends-tu ?

– Oh ! fit-il, illuminé soudain luiaussi, tu as raison !… tu as raison !… Touts’explique ! Ah ! le bandit !…

– Comprends-tu que rien n’estperdu ?

– Non ! non ! rien n’estperdu ! Mais il faudrait des preuves !…

– Je les aurai, je te le jure.

» Oui, mon Titin, avant quarante-huitheures, je l’aurai !… J’aurai sa confidence, je feraicelle qui comprend son jeu, qui en prend sa part, quil’admire ! Il est tellement fat !… Ce monstre, je l’auraicomme un niais qu’il est !… Et je l’amènerai à prononcer desparoles que d’autres entendront ! Ne bouge pas !… Je tedirai ce qu’il faut faire !… Laisse-moi un peu, ces deux-laqui m’attendent ! Ils ne savent pas la besogne que je leurprépare.

Elle trouva dans le studio du princeMM. Souques et Ordinal qui l’attendaient patiemment avec lamine qu’on voit aux gens qui ont accepté de vous faire part d’unenouvelle désagréable.

– Qu’y a-t-il, messieurs ? Je vousdemande pardon de vous avoir fait attendre…

– C’est nous, madame la princesse, quinous excusons, dit Ordinal en s’inclinant. Croyez bien que si nousavions pu ne pas vous déranger… Mais nous avons été chargés d’unebien triste commission… Il va falloir avoir beaucoup de courage,madame…

– Mon Dieu, messieurs, vousm’effrayez !… Parlez !… Depuis quelque temps j’ai été siéprouvée… hélas ! je m’attends à tout. Qu’est-il doncarrivé ?

– Il est arrivé un malheur, un grandmalheur à Son Altesse, madame la princesse.

– Quoi donc ? Un accident ?… Leprince est blessé ?…

– Madame ! Nous avions prévenu SonAltesse ! Ce soir encore nous lui avions fait parvenir un mot.Nous lui conseillions de ne pas sortir…

– Oui, je sais cela ! Il m’a mêmefait clairement entendre que vos craintes étaient chimériques…Enfin il m’a paru parfaitement tranquille ! Eh bien ?

– Eh bien ! madame, Son Altesse a eugrand tort de ne pas nous écouter… Le prince Hippothadée vientd’être assassiné, madame !

– Assassiné ! vous ditesassassiné ! mais c’est impossible !

– Et pourquoi donc, madame ?assassiné comme M. Supia, comme Mme Supia,comme…

– Mais c’est inouï ce que vous me diteslà, éclata Toinetta… je vous demande pardon, messieurs, si je vousmontre plus de surprise que de douleur !… mais en vérité, siquelqu’un ne devait pas être assassiné, c’était bienlui ! Et comment a-t-il été assassiné ?

– Mme la princesse ignoresans doute que Son Altesse devait dîner ce soir avecMme la comtesse d’Azila ?

– C’est bien possible, cela n’a pour moiaucune espèce d’importance !…

– Le prince se trouvait dans le petitrez-de-chaussée qu’habite la princesse dans un hôtel du quartierMalausséna, quand un domestique vint lui remettre un pli de la partd’une personne qui l’attendait devant la grille du jardin surlequel donne le rez-de-chaussée. Le prince, après avoir lu ce mot,s’excusa sortit et fit entrer dans le jardin l’homme avec lequel ileut une longue conversation. Ils s’étaient enfoncés sous lesarbres. Il faisait nuit noire. Comme le prince ne revenait pas, lacomtesse le fit chercher par le domestique. Quelques minutess’étaient à peine écoulées que l’on entendit le domestique pousserdes cris. Le mystérieux visiteur avait disparu. Le prince étaitpendu à un arbre. Et il portait encore la devise de« Hardigras ».

Toinetta les regardait l’un après l’autre.Elle paraissait en proie à une exaltation grandissante, mais où iln’y avait, certes, aucun désespoir.

– Et il y a combien de temps que ce crimea été accompli, messieurs ?

– Une demi-heure, madame.

Elle leur prit à chacun les poignets et lestraîna derrière elle sans qu’ils fissent, du reste, aucunerésistance. Elle leur fit traverser l’appartement et quand elle futarrivée devant la porte de sa chambre, elle l’ouvrit toute grandeet leur montrant Titin qui n’avait pas bougé :

– Voilà une heure qu’il est dans mon lit,vous ne direz pas que c’est lui qui l’a assassiné,celui-là !…

MM. Souques et Ordinal ne parurent pointautrement surpris de ce coup de théâtre.

– Nous le savions ! fit simplementM. Ordinal.

– Comment, vous le saviez ? relevaToinetta stupéfaite.

– Madame, nous avions vu entrerM. Titin chez vous et nous attendions sa sortie… Si nousn’avions pas attendu sa sortie, nous serions allés rôder autour durez-de-chaussée de la comtesse d’Azila pour préserver le prince detoute fâcheuse aventure et peut-être maintenant ne serait-il pasmort !…

– Hippothadée est mort ? s’écriaTitin qui, jusqu’alors, n’avait rien compris à ce qui sepassait.

– Assassiné comme Supia ! lui jetaToinetta.

Titin leva désespérément les bras !

– Mais alors qui ? Qui ?Qui ?… clama-t-il, car cette mort le rejetait dans le plusaffreux mystère !

– Ah ! oui, qui ? Ces messieursnous le diront peut-être ! gémit, pleine d’amertume, la voixde Toinetta… Ces messieurs, continua-t-elle, qui t’attendaient enbas, dans la rue, évidemment pour t’arrêter !…

– Non ! fit M. Ordinal.

– Non ?

– Non ! nous voulions simplementsavoir quelle était la bande qui, depuis trois jours, poursuivaitTitin, et qui allait certainement lui donner de nouveau la chasse àsa sortie ?

– Mais ça n’était donc pas vous ?s’exclama Titin.

– Nous ? Nous vous avions lâchédepuis trois jours !

– Et pourquoi ?

– Parce que nous venions d’acquérirsubitement la preuve de votre innocence !

– Ah ! oui ? fit Titincomplètement abasourdi. C’est sérieux, ce que vous medites-là ?

– Le premier jour qui a suivi votreévasion, expliqua Ordinal, nous ne vous avons pas quitté.Rappelez-vous que vous avez aperçu de loin deux chasseurs dechamois à la sortie de la hutte du padre Barnabé… et dès l’auroredu lendemain, nous nous disposions à vous arrêter quand la nouvellede l’assassinat de Supia nous est arrivée. L’assassin ne pouvaitpas être vous, puisque nous ne vous avions pas perdu devue !

– Ça, c’est une chance ! fitTitin ; mais je n’en suis pas moins condamné à mort ! etje dois sans doute me préparer à vous suivre ?

– Non ! fit Ordinal. Nous avonsbesoin de vous ! Nous finirons bien par savoir« qui », comme vous dites, mais il va falloir que vousnous aidiez ! Vous rappelez-vous qu’il fut un temps où vousnous proposiez une association ?

– Ah ! ah ! vous y venez !fit Titin en riant. Entre nous, vous y ayez mis le temps !

– Votre concours nous sera trèsutile ! appuya Ordinal.

– Nécessaire ! prononçaSouques qui, jusqu’alors n’avait encore rien dit… Ordinal nousa assez fait faire de bêtises comme cela !

– Merci ! dit Ordinal.

– Dire que maintenant je ris, fitToinetta qui pleurait.

– Il n’y a pas encore de quoi rire !dit Titin. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse, messieurs ?

– Retourner dans la hutte, dit Ordinal…Ne craignez rien, nous nous arrangerons pour que vous puissiez yparvenir en toute sécurité… Là, vous demanderez au padre Barnabé defaire prévenir de votre arrivée Giaousé, la Tulipe et le Bolacion…Il s’agirait de les faire causer. Méfiez-vous !

– Mais ils m’ont sauvé la vie !

– Oui… mais parmi ceux qui vous ontpoursuivi, il y a des figures de leurconnaissance !

– De vilaines figures ! fitTitin.

– Oui… nous avons bien cru reconnaîtrequelques loups des Gorges du Loup ! Tout cela, c’est de laclique au Bolacion.

– Je n’y comprends plus rien !s’exclama Titin.

– Nous non plus, dit Ordinal, mais nousvoulons comprendre et tout nous dit que c’est de ce côté-là quenous comprendrons ! Tout le mal apparent estsorti du fond des Gorges du Loup !… C’est de là qu’est venuela terreur qui s’est répandue en quelques semaines dans la contrée.On a tenté de faire se brouiller ceux de Torre et ceux de la Fourcapour créer plus de désordre encore, mais dans tout ce désordre,derrière ces attaques nocturnes, ces pillages, il y avait une idée.Fruit d’une criminelle propagande internationale aux yeux desautres, cette idée a bien des chances d’être la plus plate desidées !

– Ah ! c’est une idéed’héritage ! s’écria Toinetta.

– À la suite de certains propos tenusdevant nous par le prince Hippothadée, avouai doucementM. Ordinal.

– Et la pensée ne vous est pas venue,releva tout de suite Toinetta, que ce pouvait bien être le princelui-même…

– Non ! madame !… car s’il enavait été ainsi, le prince se fût tu et il ne nous aurait paschargés de retrouver l’héritière la plus directe deM. Hyacinthe Supia, la Cioasa disparue !

– Mais alors, si nous nous comprenonsbien, émit Toinetta, les misérables auxquels vous avez faitallusion agiraient pour le compte de la Cioasa ?

– Mon Dieu, madame, jusqu’alors, c’estl’hypothèse la plus logique que nous puissions envisager… oui, ilsagiraient pour la Cioasa… ou pour…

– Ou pour son mari !

– Mais la Cioasa n’est pasmariée !

– Madame, je ne sais pas si vousconnaissez bien l’histoire de la Cioasa ; sachez donc que danssa jeunesse, elle eut une aventure avec un nommé Michel Pincalvin,« Micheu », comme on l’appelait dans le pays. Micheu nepossédait rien, M. Supia s’opposa au mariage. Micheu quittaGrasse. On ne l’a plus revu… Eh bien, madame, nous savonsmaintenant où se trouve la Cioasa. Dans une petite commune perdueau fond du Jura. C’est là qu’elle s’est réfugiée pour filer leparfait amour avec son ancien galant qu’elle a épouséquinze jours exactement avant l’assassinat deMme Supia.

– Ah ! par exemple ! c’estextraordinaire ! fit Titin, mais cela n’explique rien !…À ce moment-là, M. et Mme Supia vivaient ! Ilne pouvait être question d’héritage pour la Cioasa !…

– Et c’est pourquoi, fit Ordinal, nousavons le droit de nous étonner de voir un vieux garçon pratiquecomme ce Micheu épouser la Cioasa qui ne possédait rien, pas mêmeen espérances !

– Ça n’est pas mon avis, fit Toinetta. Lecalcul de ce Micheu n’était peut-être pas si mauvais que ça. À cemoment, la fille de M. Supia était déjà morte. Il pouvait sedire que la Cioasa avait des chances d’hériter un jour.

– Mme Supia étaitbeaucoup plus jeune que la Cioasa ! répliqua M. Ordinalavec un sinistre sourire.

– Alors vous croyez que Micheu… que l’onavait fait entrevoir à Micheu…

– Je pense que tout est possible dans uneaffaire comme celle-ci…

D’ailleurs nous espérons qu’avec l’aide deTitin, nous pourrons vous apporter certaines précisions dansquelques jours.

– En tout cas, repartit Titin, je ne voispas encore qu’il soit démontré que le Giaousé et la Tulipe soientpour quelque chose dans cette affaire.

– Titin ! fit Ordinal, savez-vouscomment nous avons été amenés à découvrir la retraite de laCioasa ?

– Ma foi non !

– Par Giaousé et la Tulipe, qui sont encorrespondance quotidienne avec elle en ce moment.

– Ah ! par exemple !s’exclamèrent à la fois Titin et Toinetta.

MM. Ordinal et Souques selevèrent :

– Nous autres, nous allons aller fairenotre petite enquête là-bas, du côté des nouveaux époux. Pendant cetemps, vous aurez l’occasion de voir les personnages enquestion ! Ne sortez pas de la hutte du padre que nous nesoyons venus vous y chercher… Nous serons au plus quatre joursabsents. Votre chasseur de chamois ne vous quittera pas. Et cene sera pas la police qui viendra vous déranger. Dansdeux heures, une auto fermée viendra vous chercher ici. Danscelle-ci, se trouveront deux personnes. Vous ferez tout ce qu’ellesvous diront. Vous, madame, vous resterez ici… Vous aurez desdevoirs à remplir à la suite du grand malheur qui vous frappe… Àbientôt Titin !

M. Ordinal, après s’être incliné devantla princesse, tendit la main à Titin :

– Sans rancune ?

– Si ! fit Titin, avec rancune, maisje vous serre la main tout de même ! à vous aussi, mon VieuxSouques !

– Moi aussi, fit Souques, avecrancune : Naples !

Titin ne put s’empêcher de rire à cetteévocation tintamarresque du voyage forcé.

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