Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 18Dans lequel Hardigras est mort, – dit-il.

Quand Toinetta rouvrit les yeux en sortant deson évanouissement, elle était chez elle, dans sa chambre, M. etMme Supia lui prodiguaient leurs soins. Sitôtqu’elle put parler, ce fut pour demander des nouvelles du princeHippothadée. Thélise lui répondit affectueusement qu’il était dansla chambre à côté et dans la plus grande douleur, à cause de ce quiétait arrivé…

– Une si jolie promenade qui avait siheureusement commencé ! Si le prince avait pu sedouter !…

– Tout est pour le mieux, interrompît le« boïa ». Le hasard a voulu qu’Antoinette fûtdéfinitivement instruite des mœurs et de l’infamie de cegarçon ! L’en voilà guérie pour toujours, espéronsle !…

– Je désirerais parler au princeHippothadée ! fit Toinetta.

– Mais, ma chérie ! expliquaThélise, tu le verras demain ! Ce soir, il convient que tu tereposes…

– Non ! je désire le voir tout desuite, devant vous !…

– Je vais le chercher ! annonçaM. Supia… Il ne faut pas la contrarier…

Quelques instants plus tard, le princepénétrait dans la chambre. Toinetta était bien pâle sur sonoreiller. Mais elle était bien belle. Ses yeux brillaient d’unéclat fiévreux et sa main avait glissé le long du drap comme unepauvre petite chose encore très lourde qu’elle n’avait pas eut laforce de retenir. Le prince ploya un genou et baisa cette petitechose de marbre.

– Me pardonnerez-vous jamais ?

– Non, jamais ! fit-elle d’une voixsèche et nette qui détachait les syllabes comme un couteau… Ni àvous, ni aux autres qui étaient avec vous, ni à« personne » !… Je vous ai fait venir pour vous direqu’il ne pourra jamais y avoir de vous à moi que haine etmépris ! Vous m’avez compris ?

– Mais, mademoiselle, balbutia leprince…

– Bien ! ne répondez pas !C’est inutile ! Je ne vous ai pas fait venir pour vous direseulement cela, mais encore que je veux devenir votrefemme !

– Ah !… Antoinette…

– Je vous défends de m’appelerAntoinette. Taisez-vous ! Je veux donc devenir votre femme leplus tôt possible ! Occupez-vous de cela. Ne perdez pas uneseconde. Vous pouvez vous retirer.

Hippothadée se releva plutôt gêné. Sans doute,il avait prévu cette solution et sans doute y avait-il travaillé,mais il l’avait rêvée assurément moins prompte et, à tout prendre,moins brutale dans la façon dont elle était notifiée. Tout celatenait en une courte phrase ; on l’épousait mais on leméprisait.

Décidément, il n’y a point de bonheur completen ce monde. Il eût voulu dire quelque chose et il ne trouvaitrien, en dehors de la seule réponse possible en pareilleoccurrence, qui était un adieu, un adieu noble et digne, avecquelques paroles bien senties qui eussent vengé tous lesHippothadée de la terre de l’injure que leur faisait cette petitebourgeoise amoureuse d’un va-nu-pieds ! Or, cet adieu, il nevoulait pas le prononcer, il ne le pouvait pas pour beaucoup deraisons.

Alors, il se contenta de dire : « Aurevoir ! » en pivotant sur la pointe de ses bottines eten redressant sa taille, qui était encore la seule chose dont ilpût être fier.

M. Supia sauva la sortie en raccompagnantet en disant tout haut :

– Vous avez bien raison de ne point vousoffenser, Antoinette est un peu nerveuse ce soir ! Et puis,ajouta-t-il, dans le vestibule, si cette petite vous méprise, moije vous estime !

Dans la chambre, cette excellente Thélise,était heureuse, plus que l’on ne saurait dire, de la tournure queprenaient les événements. Ce mariage la rapprochait de son amant.Soudain, elle fut épouvantée de la façon dont Toinetta laregardait. Et elle s’enfuit sans que l’autre lui eût adressé unmot.

Restée seule enfin, Toinetta retomba la têtesur son oreiller qu’elle déchira de ses ardentes petites quenottes,étouffant ses sanglots. Car elle ne voulait pas pleurer !

Le lendemain matin, la première chose qu’ellefit, fut de renvoyer sans l’ouvrir la lettre que Titin luiadressait.

Elle rencontra dans le petit salon Carolinequi avait les yeux rouges.

– Tu pleures, lui dit-elle, parce que tun’épouses pas le prince Hippothadée ! Moi j’ai pleuré parceque je l’épouse ! Mais ne crains rien, Caroline ! Je tele garde !… Je le hais autant que tu l’aimes, es-tucontente ?

– Alors pourquoi l’épouses-tu ?

– Demande-le à ton père. Il en saitlà-dessus plus long que moi. Moi, je ne sais qu’une chose, c’estque je veux partir… partir et ne plus vous voir.

Caroline médita longtemps sur les paroles desa cousine et y trouva une consolation passagère qui séchamomentanément ses larmes.

Le jour ne s’acheva point sans que toute laville apprît que, décidément, le prince Hippothadée épousaitMlle Agagnosc. Tout ce qui avait été rompu, étaitrenoué. De la volonté même de Toinetta… Ce fut une stupéfactiongénérale, qui se changea bientôt en consternation.

Car la ville s’était reprise d’un gros intérêtpour Titin. Les démarches faites par le consul de Transalbanie pourétouffer le scandale provoqué par les excentricités financières ducomte Vardar avaient suffisamment renseigné les intéressés pourqu’il fût bien établi que le Bastardon avait été moins son associéque sa victime. D’autre part, les bruits qui couraient sur la hauteorigine de l’« enfant de Carnevale » s’étaient, par lefait, trouvés à peu près confirmés.

Et, bien que Titin ne se montrât nulle part,on osait à nouveau prononcer son nom auquel on n’oubliait pas demêler celui de Hardigras. Il avait toujours été l’image séduisanteoù ils se reconnaissaient dans la bonne humeur de vivre, la joie dufestin, la bravoure effrontée du Midi, enfin l’insouciance et lafantaisie bouffonne sans lesquelles il n’est point de raison depasser sur la terre. Le défaut de la cuirasse de Titin était qu’ilaimait sérieusement, le pauvre !…

Et chacun savait cela. Ce n’était point pourrien que Hardigras avait interrompu les noces deMlle Agagnosc. On comptait bien qu’il lesreprendrait où il les avait laissées, mais pour son compte. Or,voilà que Toinetta, oubliant Titin, remettait sa main dans celle duprince Hippothadée ! Consternation dans la cité, on necomprenait pas…

Qu’allait-il arriver, bon Diou ! quandHardigras apprendrait une affaire pareille !

À cette question que chacun se posait, voilàque M. Bezaudin répondit pour la surprise de tous.

Ce très brave et honnête homme avait eul’occasion d’exprimer son avis un jour que MM. Supia etHippothadée étaient venus dans son cabinet pour lui soumettre toutun plan relatif à la cérémonie du mariage que l’on ferait la plussimple et la plus rapide possible, à une heure matinale, ce quipermettrait de rendre plus efficaces les mesures de sécurité quel’on allait lui demander.

– Messieurs, leur avait-il répondu, je neprendrai aucune mesure de ce genre. Elles seraient tout à faitinutiles. Il n’arrivera rien du tout.

– Vous avez vu Titin ? interrogeafiévreusement Supia.

– Non point ! Depuis le dernierévénement qui vous avait privé de Mlle Agagnosc, iln’a plus remis les pieds ici. Je ne saurais vous dire ce qu’il estdevenu.

– Alors, qui vous dit qu’il n’essaierapoint de recommencer le coup de Hardigras ? interrompit leprince.

– Je crois le connaître suffisammentmaintenant pour pouvoir vous affirmer qu’il ne tentera rien de cegenre. Titin est un garçon d’une fierté dont vous n’avez pas uneidée. Cette première fois à laquelle vous faites allusion, il s’estpermis la fantaisie d’enlever Mlle Agagnosc parcequ’il s’imaginait que ce petit incident serait assez du goût deMlle Agagnosc, en quoi j’ose dire qu’il ne setrompait pas, mais aujourd’hui, il n’en va plus de même !Aujourd’hui, Mlle Agagnosc ne se laisse plusconduire à l’autel comme une petite brebis que l’on a préparée pourle sacrifice, mais c’est elle-même qui exige que ce mariage sefasse. La chose se présente bien ainsi, n’est-ce pas ?… Ehbien ! Titin n’ira point contre la volonté deMlle Agagnosc, c’est moi qui vous le dis !Monsieur Supia, vous pouvez marier votre pupille en toutetranquillité. Adieu, monsieur.

– Ce n’est pas mal ce qu’il nous araconté là ! avait dit le prince à M. Supia quand tousdeux s’étaient retrouvés dehors.

– Possible ! avait répliqué l’autre,mais moi, je me rappelle une chose, c’est la menace de ce Titin dudiable, quand il nous a ramené Antoinette… Vous vous rappelez lacommission de Hardigras ?

– Je ne l’ai pas oubliée ; elleétait d’autant plus vexante qu’il n’y avait rien pour moi, maisj’avoue que pour vous et pour votre famille, elle était assezdéplaisante.

– Elle était criminelle ! grinça leSupia.

– Euh ! euh ! fit Hippothadée,je ne vois point du tout Titin vous faisant passer de vie à trépaspour cette affaire de mariage !

– Moi non plus, heureusement. Je suissurtout persuadé qu’il a voulu nous faire peur… C’est vous dire queje n’ai pris de cette commission que ce que j’ai voulu… Il en restesuffisamment cependant pour que nous ne partagions point tout àfait l’optimisme de ce grand sot de Bezaudin ! Cet homme estbien la chose la plus curieuse que l’on puisse rencontrer dans uncommissaire de police. Il n’a de confiance que dans les escrocsqu’il est chargé d’arrêter et qu’il laisse courir lesroutes !

– Si nous invitions MM. Souques etOrdinal ! proposa le prince.

– Je crois qu’ils viendront même si vousne les invitez point ! répondit Supia, ce qui nous évitera deleur payer le déplacement de Paris.

Mais ce fut Bezaudin qui eut raison. Rien nevint troubler la cérémonie du mariage deMlle Antoinette Agagnosc et du prince HippothadéeVladimir de Transalbanie.

Ce mariage ne présenta d’autre particularitéque le mode lugubre sur lequel il fut célébré et l’immensetristesse de la foule qui, en dépit de l’heure, matinale, s’étaitdérangée et observait un silence plus impressionnant que ne l’eûtété la plus hostile manifestation.

À la vérité, il y avait dans cette attitudemoins de colère contre Hippothadée et les Supia, que d’accablementdevant la fatalité qui avait voulu cet outrage à la cité.

Des amis de Titin se détournaient pour pleurerdevant ce cortège qui avait tout du convoi funéraire. À commencerpar Toinetta qui, en dépit de ses voiles blancs, faisait plutôtfigure de veuve que de nouvelle épousée.

Veuve de tous ses espoirs, la malheureusel’était ! Seulement, on ne la plaignait point… On ne plaignaitque Titin, qui n’était pas là.

Le lendemain de ce jour néfaste, quand lesmagasins de la « Bella ! Nissa » rouvrirent leursportes, on découvrit que la plupart des objets disparus, mobilierset autres, telle par exemple la fameuse chambre Louis XVI, tapis,fanfreluches et tous assortiments carnavalesques avaient retrouvéleur place d’autrefois, comme par enchantement.

Dans le hall-vestibule, la grande bannièreétait revenue, elle aussi, mais cette fois on y lisait cetteinscription funèbre : « Hardigras estmort ! »

Il n’en fallut point davantage pour que lebruit se répandît aussitôt que Titin s’était « péri » dedésespoir. La sinistre nouvelle s’abattit sur la ville qui futparcourue comme d’un frisson glacé. Chacun s’abordait en se parlantà voix basse, comme si un même deuil avait frappé d’un coupl’immense famille niçoise. Beaucoup, ce jour, n’eurent point lecourage de continuer à vaquer à leurs affaires, fermèrent boutiqueet se répandirent dans les cafés où, pour se donner du courage, ilsburent jusqu’à une heure assez avancée dans l’unique espoir de voirapparaître Titin, ce qui eût été la meilleure façon pour leBastardon de démentir le bruit de sa mort.

Le lendemain et les jours qui suivirentn’ayant amené rien de nouveau, il y eut des pleurs et desgémissements jusqu’à La Fourca. Les femmes passaient leur temps enprière dans la vieille basilique et promettaient à sainte Hélène dela jeter hors les murs si elle avait laissé s’accomplir un malheurpareil.

Toute la plaine jusqu’aux gorges du Loup étaitdans la désolation. Ceux de Torre-les-Tourettes n’osaient plussortir, car on les soupçonnait de se réjouir du désespoir desautres ; des paroles terribles avaient été prononcées contreeux. Les joueurs de boccia faisaient grève ; sur la placeArson, on ne rencontrait plus que les quatre inséparables Pistafun,Aiguardente, Tony Bouta et Tantifla, qui avaient un moral très bas,bien qu’ils fissent, dans les cabanons, tout leur possible pour lerelever. On racontait que Gamba Secca et le Budeu, employés commel’on sait aux kiosques du Bastardon, préparaient en pleurant desrubans noirs pour mettre à leurs sacs à journaux. Enfin, le soleillui-même se retira d’un pays qu’il ne reconnaissait plus. Pendanthuit jours des nuées sombres voilèrent l’azur, et se répandirent enpluies diluviennes. Ce n’étaient pas encore là tous les signes quiannoncèrent et accompagnèrent jadis la mort de Jules César, maispour ce pays peu accoutumé à la rigueur des dieux, on avouera quece n’était pas non plus une chose tout à fait naturelle.

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