Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 20Suite des aventures d’Hippothadée et de son collier.

Comme nous l’avons dit, le bruit de la mort deTitin prenait consistance. Personne ne l’avait revu. Nul n’avait eude ses nouvelles.

Après l’accablement et les prières à sainteHélène restées inutiles, la colère et l’esprit de vengeancecommençaient à entreprendre gens de la Fourca. La colère contrequi ? La vengeance contre quoi ? Pour le moment, ils enétaient à passer leur désespoir sur ceux de Torre-les-Tourettes,peu enclins à gémir sur la disparition du Bastardon. Des événementsregrettables s’étaient passés qui avaient eu pour théâtres les deuxpetites cités. Maintenant, ils s’en prenaient à sainte Hélèneelle-même, qu’ils avaient sortie, sans plus attendre, de sabasilique, et qu’ils avaient dépouillée de ses robes brodées d’oret de tous ses bijoux pour l’habiller de voiles de deuils comme autemps de la grande lutte entre ceux des Gorges du Loup et de laplaine de Grasse.

Et voici le cortège devant lequel l’autod’Hippothadée dut s’arrêter quand il arriva, vers le soir, à laFourca-Nova. Nous avons dit que les pluies étaient tombées àtorrent. Pour le moment, les sources du ciel restaient commesuspendues, mais les chemins étaient défoncés et dans la grande ruede la Fourca-Nova, il y avait une boue épaisse et gluante dont lesanimaux eux-mêmes avaient peine à se dépêtrer.

C’est pourtant dans ce marécage ques’avançaient pieds nus les garçons et les filles en chantant deslitanies funèbres. On se serait cru encore au temps des grandescatastrophes qui avaient ravagé la Provence et le comté de Nice,quand la mer faisait fureur, quand la terre tremblait, quand levent faisait se balancer les maisons comme des roseaux, quand lamontagne rugissait et quand les rivières sortaient de leur lit,portant partout le désastre et la ruine.

En tête, sous un baldaquin tout noir et portéesur une plate-forme où l’on ne voyait ni fleurs ni couronnes et quesupportaient les, épaules de Jérôme Brocard, de Pierre-Antoine, ditCauva, et des deux Ravibaud, on voyait l’antique image deSainte-Hélène, toute morne dans ses voiles de deuil.

Derrière marchaient la mère Bibi. Puisc’étaient Toton Robin, le forgeron et ses aides encadrant le maire,ce pauvre petou qui, lui aussi, avait ôté ses souliers.

Le curé n’avait pas voulu venir, prétextantque c’était sacrilège que de faire sortir Sainte-Hélène par destemps pareils, vêtue comme une pauvresse qui n’a plus rien à perdresur la terre, rien à gagner dans le Paradis. On lui avait réponduque si celle-là n’était point capable de faire retrouver Titin,elle n’avait plus que faire dans son église et qu’on laremplacerait par une autre toute neuve, toute jeunette et toutedorée, et assurément plus belle, laquelle saurait accomplir desmiracles.

Qu’un esprit aussi moyenâgeux régnât encore àla Fourca, c’est ce qui faisait son charme, car, en vérité, ilaurait fallu chercher longtemps pour trouver des idées aussireculées dans un pays gâché tous les jours par la politique, lestournées des cars automobiles, l’invasion de l’étranger, les idéesmodernes, enfin, par ce qu’il est convenu d’appeler le progrès.

Cette procession était la dernière que l’onaccordait à Sainte-Hélène en attendant qu’on allât la déposer dansune niche, hors les murs, au-dessus de la grande porte qui faisaitcommuniquer, dans la plaine, la haute et vieille Fourca avec laFourca-Nova.

Si elle voulait rentrer dans sa ville, dans sabasilique et reprendre place sous son baldaquin doré, elle n’avaitqu’à prouver qu’elle était encore capable de quelque chose.

Giaousé, la Tulipe, Gamba Secca et le Budeuprécédaient toute la cohorte des filles qui chantaient à tue-têtemoins en suppliantes qu’en menaçantes, et par instants,terriblement vocifératrices.

Quand le cortège était passé devant laPatentaine, une grande clameur s’était fait entendre : À mortle « boïa » ! À mort le « boïa » !Mais, sur l’ordre de Giaousé, on avait passé outre.

Au fond de son auto, Hippothadée n’en menaitpas large. Il se disait qu’il n’était heureusement point connu à laFourca-Nova, où il n’était venu qu’une seule fois, mais ces gensavaient pu l’apercevoir lors de la cérémonie du mariage et il netenait point à s’attarder parmi eux.

Enfin, l’auto se remit en marche et toutsemblait devoir se passer sans incident quand une bande de garsentoura soudain le véhicule. Ces gentils garçons sommaient lechauffeur de crier : « À mort, le« boïa » !

Le chauffeur, qui ne comprenait rien à ce quise passait, commençait à être fort excité contre ces énergumènes.Il leur jeta :

– Allez-vous me laisser passer, tas desauvages !…

Ils allaient se jeter sur lui ; alors leprince inspiré par le danger, baissa la glace de l’auto ethurla :

– À mort le « boïa » ! Àmort le « boïa » !

Il fut acclamé et l’on passa.

À la Patentaine, ce fut la figure épouvantéede la Cioasa qui lui ouvrit, après bien des explications. Ellereferma la porte sans lui dire un mot et il se dirigea vers lavilla dont la masse sombre se distinguait au fond du jardin.

La Cioasa ne parlait guère et vivait tout àfait solitaire depuis une mystérieuse aventure qui lui étaitsurvenue au temps de sa jeunesse.

Elle avait vingt ans alors et n’était pas plusmal qu’une autre. Elle tenait le ménage de son frère, dans un petitbastidon des environs. Celui-ci commençait à faire figure à Grasse,comme employé de banque, avant de devenir à la « BellaNissa » chef de la comptabilité. Il était dur pour elle,jamais un mot gentil. Elle ne l’aimait pas.

C’est alors qu’elle fit connaissance d’uncertain Michel Pincalvin (tout ceci fut dit au dernier grand procèsqui termina cette farouche histoire de la Fourca dont tous lesjournaux furent pleins pendant plus de six mois). Ce MichelPincalvin, « Micheu », comme on l’appelait dans tout lepays, était un garçon fort débrouillard et sachant parler auxdemoiselles. Il faisait métier de courtier en parfumerie et on nele trouvait jamais au bout de son boniment.

Le bruit courut que Mlle Supian’avait point su lui résister. Cependant comme il quitta bientôt lepays pour s’établir à Arles, où il fit de mauvaises affaires, etcomme il ne revint jamais à la Fourca, on oublia cettehistoire.

Entre temps, la Cioasa avait changé du tout autout. On ne la voyait plus que les dimanches, elle venait entendrela messe à Sainte Hélène. Elle n’adressait plus la parole àpersonne. Elle n’avait même plus la coquetterie de s’habillerproprement et ses cheveux allaient à la diable, sous le mouchoirdont elle s’enveloppait la tête.

Dans ce temps-là, elle resta même des semainessans sortir du tout. On disait qu’elle était malade. La chose étaitd’autant plus plausible que la mère Bruno, dite la« Boccia », elle était ronde comme une boule et un peufée Carabosse, resta quelques jours au bastidon. Celle-ci en savaitcertainement plus long que les autres, mais il entrait dans sonmétier d’être discrète et on ne l’interrogeait même pas.

La Boccia faisait bien des besognes, et lesplus répugnantes comme les plus souriantes. Elle avait soigné deslépreux à Èze, elle lavait les morts, elle aidait les femmes encouches. Enfin, on la trouvait toujours dans les momentsdifficiles.

C’était maintenant une très vieille femme quin’avait plus de rond que sa bosse.

Mais revenons à Hippothadée qui traversaithâtivement les pelouses. À cette heure de la nuit commençante, ilse fût étonné en toute autre circonstance de ne voir encore à lavilla aucune lumière. Mais il pensait que la maison gardait sonvisage d’ombre à cause de cette procession qui était passée tout àl’heure, et des cris hostiles qu’elle avait fait entendre.

Il ne se trompait point. Il n’eut que quelquescoups à frapper et à se faire reconnaître pour être accueilli commeun libérateur.

Thélise et sa fille Caroline étaient enferméeslà-dedans sans un domestique et grelottaient de peur.

Elles se jetèrent sur lui après avoir refermésoigneusement la porte.

– Remmenez-nous ! luicrièrent-elles, remmenez-nous ! Nous avons peur ! Vousles avez entendus ? Nous ne leur avons pourtant rienfait !

– Et moi donc ! fit le prince enfaisant craquer une allumette… ils ne m’ont laissé passer qu’aprèsque j’ai eu crié : « À mort le« boïa » !

– Ah ! prince, gémit Thélise. Encorebien qu’ils ne vous aient pas « busculé » !

Le prince ne songeait déjà plus à cettealgarade. Il ne pensait qu’au collier dont il eût voulu être déjàdébarrassé, après avoir, du reste, réfléchi pendant tout le voyageque, pour le moment, toute autre opération lui eût coûtétrop cher. Il avait constaté, dès l’entrée, que Thélise portait lefaux bijou, dont elle était aussi glorieuse que du vrai et ilentrevoyait la manœuvre nécessaire… quand Caroline ne serait paslà.

– On n’a pas idée de venir s’enfermerdans un trou pareil. Pourquoi êtes-vous à la Fourca ?

Elles rougirent toutes les deux et puisThélise, avec un soupir :

– Et vous, prince, pourriez-vous ne dire« ce qui nous vaut de vous voir » ?

– Je m’ennuyais de vous, tout simplement,mesdames !

Caroline lui lança un regard où elle mettaittoute son âme, mais le brigand ne s’en aperçut même pas.

Quant à Thélise, elle rougit davantage etpinça les lèvres.

– Nous n’en croyons rien !soupira-t-elle.

Hippothadée lui prit les mains.

– Je ne suis pas heureux, croyez moi,fit-il.

– Nous ne vous demandons pas laconfidence ! répliqua Thélise très digne.

Caroline n’y tint plus. Elle se leva et, sansun mot, quitta le salon.

– Qu’est-ce qu’elle a ? demandaHippothadée.

– Elle a, fit Thélise, que depuis ce sotmariage, elle n’arrête pas de pleurer ! C’est elle qui a vouluvenir ici ! Et je ne me suis pas fait prier de l’accompagner,la pauvre ! Ah ! votre Antoinette ! je la hais bien,Hippothadée !…

– Thélise !… Thélise !… voussavez si je vous aime !

Le sein de Thélise se souleva.

– Taisez-vous ! Pas de mensonges, Jevous en prie. Si la pauvre vous entendait ! Non ne m’embrassezpas, vous êtes un monstre ! Comment ai-je pu me faire ledéshonneur de vous céder ! J’ai honte, j’ai honte,Hippothadée… Mais, « péchaire » ! comment vousrésister ? Voilà combien de nuits que je ne dors pas ! Le« gros veiller » me fera perdre la vue ! Moi aussi,je pleure que je suis toute seule.

« Je vous ajouterai » que jamais jen’ai autant souffert de ma vie !

– Ma Thélise !…

– Tout de même, vous avez bien fait devenir. Cette solitude à deux, en face de notre douleur est plusrefroidissante que tout… Encore, elle, elle peut pleurer dans mesbras ! Mais moi ! Moi ! je ne peux pas trop lefaire, Hippothadée ! Mon chagrin ne doit être que le sien. Jelui mens ! lui mens ! Pourquoi ne suis-je pointmorte ? Il ne s’en est fallu de guère !

– Je suis là, Thélise !

– Mon Dieu, que j’ai eu peur, quand ilsont crié : « Mort au « boïa » !

– Ma chère Thélise, quand je suis auprèsde vous, il ne faut avoir peur de rien !

– Remmenez-moi tout de suite,Hippothadée !

– J’ai renvoyé l’auto et j’ai bienfait ! Les chemins ne sont pas sûrs, ce soir ! Et puis,ajouta le prince en baisant dévotement ses petites mainsgrassouillettes, aux ongles trop vernissés, j’ai pensé que vous neme refuseriez pas l’hospitalité pour une nuit.

Ce fut au tour de Thélise de lui serrernerveusement la main. Elle était abondamment confuse roulant verslui sa belle tête un peu empâtée d’empereur romain.

– Ah ! le monstre, lemonstre !

Dans ce moment-là, c’est tout ce qu’ellesavait dire, mais elle le disait bien.

Elle lui donna une grosse tape sur le bout desdoigts.

Hippothadée n’avait pas besoin d’explications.Cependant elle lui en donna :

– Vous coucherez dans la chambre d’ami.Mais soyez prudent, à cause de la petite ! Sa chambre est enhaut, au bout du couloir, la mienne ici, au rez-de-chaussée. Vousn’aurez qu’à descendre « les escaliers ». Pauvrepetite ! Depuis ce matin, elle a mouché sixmouchoirs !

– Vous êtes sûre qu’elle ne se doute derien ?

– De rien ! ou je serais morte. Ceque vous me faites faire, tout de même !

– Thélise ! j’ai quelque chose àvous dire. J’ai vu le « boïa » avant de partir.

– Pardon si je vous coupe !… Vous mele rapportez, le collier ?

– Comment, vous savez ?…

– Oui ! il m’a écrit. Tenez, voicisa lettre. Quel misérable !

– Cet homme mérite tout ! fitfroidement le prince, après avoir lu et en mettant la lettre danssa poche.

– Oui, tout ! acquiesça Thélise avecune indignation qui fut récompensée par un baiser derrièrel’oreille, ce qui la mit tout de suite dans un état absolud’infériorité, car elle avait cet endroit particulièrementsensible. Croyez-vous qu’il vous accuse de vol ! Qu’est-ce quevous lui avez répondu ?

– Mais la vérité, qu’est-ce que vousvouliez que je lui dise ! soupira Hippothadée… Ce que j’aisouffert pour vous, ma pauvre amie ! J’ai cru un moment qu’ilallait vous soupçonner d’être d’accord avec moi dans cetteaffaire !

– Mais je n’aurais pas demandé mieux,croyez-le bien, Hippothadée ! Vous êtes trop délicat !Vous n’avez pas osé m’avouer que vous aviez besoin d’argent.

– C’est cela même, Thélise !

– Mon Dieu ! « jusquequand » ferez-vous le cachottier avec moi ! Il faut avoirconfiance. Cela arrive à tout le monde d’avoir besoind’argent ! Je comprends tout, allez ! vous vous êtesdit : « Je ne veux rien demander à Thélise. Il ne fautpas qu’elle croie que je cherche à lui soutirer de l’argent !Je ferai l’emprunt sur le collier, je lui en donnerai un autremoins beau tout pareil et je lui rendrai le vrai quand j’aurai decet argent ! » Pas vrai, mon Hippothadée ?

– Tout à fait vrai, Thélise. Mais allezexpliquer ça au « boïa » !

Ah oui ! savez-vous ce qu’il afait ? Il a racheté le collier à mes frais. Il m’en faitretenir le prix sur mon compte mensuel, autant dire qu’il meruine !

– Mais il vous l’a rendu, lecollier ?

– Dame ! Il n’eût plus manqué quecela ! Il m’a demandé ce que j’allais en faire. Je lui airépondu : « L’offrir àMme Supia ! » Et le voilà ! il est àvous !

Sur quoi, le prince sortit le collier de sapoche, le donna à Thélise avec la même simplicité qu’il lui eûtoffert un bouquet de violettes.

– Je n’en veux pas ! s’écriaThélise, étouffant d’admiration. Ah ! le voilà, leprince ! Il n’a pas un sou et il m’offre un collier de deuxcent mille francs ! Ah ! le « povre » ! le« povre » !

Et elle tomba en larmes dans ses bras.

Il la soutint vaillamment et non moinsvaillamment insista pour qu’elle acceptât le collier. Elle n’yconsentit que lorsqu’il lui eut juré sur la Vierge de Mostarajevoque si elle ne l’acceptait pas, il ne la reverrait de sa vie. Maisc’est tout juste, si à la fin de cette scène, elle ne se roulaitpas à ses pieds.

– Tu es trop bon, Hippothadée,sanglotait-elle. Comment ne veux-tu pas être « povre »,mon « menon » ? Tu fais un mariage de« mionnaire » et, le lendemain des noces, tu n’as pas unsou en poche et tu trouves encore le moyen de m’offrit un collierde deux cents mille francs !

À ce moment, Mlle Supia rentradans le salon. Elle avait certainement mouché son septièmemouchoir.

– Caroline ! lui cria sa mère.Sais-tu ce que ton père a fait au prince ? Le prince avaitemprunté de l’argent sur mon collier. Il lui a fait payer tout lecollier. Le prince vient de me l’offrir et ton père traite leprince de voleur !

Caroline partagea immédiatement l’indignationde sa mère et le « boïa » fut maudit une fois de plus ausein de sa famille.

Épuisée par cette scène, Thélise déclaraqu’elle se coucherait de bonne heure. On prépara la chambre duprince. On mangea dans la cuisine pour ne pas déranger la Cioasa etrester entre soi. Puis chacun s’en fut se coucher.

Comme le prince n’avait pas dit un motd’Antoinette à laquelle tout le monde pensait et qu’il avait étéfort aimable avec Caroline, Mlle Supia en tiracette conclusion : ainsi que sa mère l’avait prévu, le nouveauménage ne durerait pas longtemps et que son tour à elle netarderait pas à venir.

Elle s’endormit en rêvant qu’elle sortait deSainte-Réparate au bras d’Hippothadée.

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