Le Fils de trois pères (Hardigras)

Chapitre 10Entrée de « Carnevale » et de son bon copaingn dans leur bonneville de Nice

Nous ne surprendrons personne en disant queMM. Souques et Ordinal quittèrent le passage Négrin bien avantTitin, Giaousé, Gamba Secca et le Budeù.

Les comptes étaient finis… Tout était enrègle… Après les affaires sérieuses, on pouvait bien s’ébaudir unpeu ! Jamais le Bastardon n’avait été aussi gai, ou tout aumoins il l’était d’une autre manière. Il riait sans cause et sansdonner d’explication précise de ses jubilations soudaines. Giaousé,qui le connaissait bien, lui jetait de temps à autre un regardétonné :

– Titin ! lui dit-il, tu nous cachesquelque chose !

– Oui ! fit Titin.

– « Les autres fois » tun’étais pas comme ça !…

Et il se mit à chanter :

Sien Morou lou saben…

Seniblan toui d’Afriquen

Ma se si lavessien

Besaï v’en plaserien

(Nous sommes Mores,

Nous le savons,

Nous avons l’air d’Africains,

Mais si nous nous lavions

Peut-être nous vous plairions.)

Et les trois autres reprirent en chœur lavieille chanson qui va réveiller le bon bourgeois niçois à l’heureoù les gais compagnons reviennent, au bras de leurs petites amies,de fêter le mai ou tout autre solennité, lesquelles ne font défauten aucune saison.

Sien Morou lou saben…

Ce n’est pas tout, déclara-t-il, nous avonsassez entamé la recette ! Il faut qu’il nous en reste pourCarnevale.

– Et puis, c’est l’heure destripes ! fit remarquer le Bedeù.

Et ils s’en furent, après s’être délestés deleur monnaie dans le tiroir de Fred, lequel accompagna Titinpresque sur le seuil avec toute la déférence que l’on doit à unhonorable commerçant dont la clientèle fait honneur àl’établissement.

On ne devait plus revoir le Bastardon avantl’entrée de Carnevale dans sa bonne ville de Nice. Entrée à jamaismémorable où l’on vit àla fois Carnavale, Titin et enfinHardigras !

Ce jour-là, une agitation inaccoutumée règnedans les rues qui se peuplent comme par enchantement d’unemultitude déjà prête à la joie et accourues des campagnesenvironnantes. Les étrangers s’arrachent à coups de billets debanque les places restées vacantes aux fenêtres, sur les balcons,dans les loges. Çà et là, quelques masques isolés circulent endansant : ceux qui n’ont pas eu la patience d’attendre lecommencement du défilé et qui n’aspirent qu’à mériter les suffragesdu jury chargé de la distribution des récompenses.

À partir de midi, l’aspect des rues et desplaces où doit passer le cortège change absolument. Chacun se rendà sa place de combat et prépare ses munitions de guerre :confetti, serpentins et bouquets.

Sur une distance de plus de trois kilomètreset surmontant une double rangée de poteaux enguirlandés, desmilliers de bannières et de drapeaux de toutes les nationss’offrent à la caresse de l’air… Les boutiques transformées enloges, les fenêtres richement pavoisées contiennent des nuées despectateurs ; de nombreux étrangers sont accourus pour admirercette fête unique au monde.

La bataille commence ; les confetti sontlancés à poignées ; des sacs entiers sont vidés sur lestêtes ; les serpentins traversent l’air de leurs spiralesmulticolores… La foule, massée sur les trottoirs, poings en l’airchargés de projectiles, s’apprête pour la bataille joyeuse.

Des marchands de projectiles sont échelonnés,qui n’ont pas besoin de solliciter les clients, la marchandise estvite enlevée ; çà et là quelques badauds considèrent avecahurissement ce spectacle nouveau pour eux.

Sur la chaussée, tout le monde acteur.Populaire unique qui sait être gai sans molester personne, qui saitfaire ripaille sans choir dans la basse ivresse, et qui stupéfietoujours l’étranger par le sens de la politesse qui ne le quittejamais au cours de ses réjouissances et de son tumulte doré. Pas dechienlits ! Ce sont les fils du soleil qui ne sont saouls quede la lumière du jour.

Mais voici le cortège…

Nous ne dirons point sous quelle figure nisous quelle firme Sa Majesté Carnevale apparut cette année-là à sonpeuple fidèle ; nous passerons même sur les plus truculentesimaginations qui avaient présidé à la confection des chars dequartier, ce n’est pas le commencement du cortège qui nousintéresse, c’est la fin !… car si Carnevale a été salué commetoujours avec enthousiasme, que dire de la clameur formidable quiaccompagne le dernier char, lequel n’était pas au programme et quiest sorti d’on ne sait où.

Pressons-nous derrière ce peuple qui remontel’avenue de la victoire pour être plus tôt au courant del’événement qui déchaîne une pareille tempête de joie…

Dans le cortège même, on se retourne,« les grosses têtes » s’arrêtent malgré leur succèspersonnel et tous les groupes suspendent leurs danses échevelées…Le père Balais-Balais cesse de pousser son charreton chargé defagots de bruyère à balayer toute la voirie niçoise, l’affreuxCiapacan, ce bourreau des chiens, monte sur sa cage ambulante où ilvient d’entasser les pauvres levrettes coupables d’être alléflirter dans la rue sans muselière… Sur le char des « cœursd’artichaut », ces dames ne s’évertuent plus à arracher lesfeuilles symboliques et à les jeter aux passants… aux fenêtres, surles balcons, on se dresse, on essaie de voir. Chacun se demande cequi se passe.

Et tout coup un cri gagne de proche enproche : Hardigras !

C’est Hardigras qui ferme le cortège.

Et puis un autre nom est bientôt dans toutesles bouches : Titin ! Titin-le-Bastardon !…

Et l’on n’entend plus que ces deux noms !Titin ! Hardigras ! Titin ! Hardigras ! Enfin,un renseignement plus précis : c’est Titin qui a arrêtéHardigras et qui l’amène, pieds et poings liés, à la police.

Au fur et à mesure qu’approche la fin ducortège, le prodigieux rire de la foule prend des proportionshomériques… Enfin mille exclamations saluent l’arrivée deTitin-le-Bastardon qui, aidé de Pistafun, Bouta, Aiguardente etTantifla, tire sur les cordes attachées à son char, sur lequel unénorme Hardigras cartonné sur charpente est étendu, couvert dechaînes.

Le géant atteste sa détresse de toute sabouche grande ouverte qui bave une banderole écarlate comme unelangue pendante sur laquelle chacun peut lire : « Au barilong, Hardigras ! » (Aux galères, Hardigras !)

Devant Titin triomphant, marchaient à reculonsdeux masques qui s’étaient fait les têtes de MM. Souques etOrdinal et faisaient un bruit de clochette avec des menottescolossales. Entre temps, ces messieurs s’inclinaient en signed’admiration et de reconnaissance devant le Bastardon. Quand lecortège s’arrêtait, ils embrassaient Titin et la bouche deHardigras laissait alors passer un beuglement effroyable quitraduisait sa douleur et sa honte !

« Pauvre Hardigras ! BraveTitin ! »

Ce fut place Masséna, devant les tribunesofficielles, que le triomphe de Titin fut à son comble.

Les demoiselles surtout lui faisaient une fêteà donner de l’orgueil à un milord ! Elles lui jetaient leursbouquets, vidaient en son honneur des sacs de confetti, luienvoyaient des baisers. Tout à coup, de la foule partit une immenseclameur : « À la « Bella Nissa » ! À la« Bella Nissa » ! »

Le char se dirigeait maintenant vers la placedu Palais. On s’écrasait pour le suivre. Là-haut, au cinquième, surson balcon, toute la famille Supia et le prince Hippothadée étaientpenchés sur ce peuple en délire qui accompagnait en dansant et enchantant la géhenne du malheureux Hardigras !…

Toinetta fut la première à comprendre.

– Vé ! parrain ! s’écria-t-elleen tapant des mains, c’est Titin qui t’amène leHardigras !

Le « boïa » pâlit. La farce lefrappait en plein cœur ! En bas, mille cris répétaient sonnom : Supia ! Supia ! ou encore : Le« boïa » ! Titin, fais cadeau de Hardigras au« boïa » !

Telle devait être la pensée du Bastardon, car,après avoir fait le tour de la place, le char, s’arrêta devant lesbâtiments de la « Bella Nissa »…

Or, ce ne fut pas au « boïa » queTitin offrit son Hardigras, ce fut à Toinetta elle-même. Soulevantson feutre de Carnaval devant Mlle Agagnosc, il luifit hommage de son prisonnier avec la grâce d’un toréador qui dédiele taureau à celle qu’il considère comme la reine de la fête et quiest souvent aussi la reine de son cœur.

Le geste était si beau, si glorieux et siplein de joyeuse élégance qu’un même cri partit de toutes lespoitrines : À Toinetta ! À Toinetta !

Celle-ci salua et agita fort galamment sonmouchoir en signe de remerciement, puis, comme si la chose arrivaitpar mégarde, elle laissa tomber la fine batiste qui voleta, d’abordhésitante comme une aile de ramier qui cherche sa route, enfin,guidée par une brise propice, elle s’en fut vers Titin qui, d’unbond prodigieux, s’en saisit bien avant qu’elle eût pu toucher lesol.

Aucun détail n’avait échappé à la foule.Celle-ci savait la tendre amitié qui unissait les deux enfants deleur terre chérie.

Hélas ! les triomphes les plus beaux sontsouvent les plus courts ! Dans le moment que Titin étaitencore tourné vers Toinetta et agitait à son tour son charmanttrophée, les acclamations firent place à un formidable éclat derire, annonçant que quelque chose d’insolite se passait derrièrelui…

Il tourna la tête et se trouva en face d’unspectacle qui eût dû le faire frémir d’horreur ou le couvrir dehonte.

Mais un Titin, un jour de carnaval, rit detout, et il se prit à rire plus fort que les autres en levant versla voûte céleste deux bras qui attestaient sinon son désespoir, dumoins sa stupéfaction.

Le crâne énorme du Hardigras de carton s’étaitsoulevé et un Hardigras en chair et en os surgissait, agitantl’immense bannière qui décorait naguère les magasins de la« Bella Nissa » et sur laquelle on pouvait lire :« Hardigras n’est pas mort ! »

En même temps, un cri descendait du cinquièmeétage : Ma bannière !…

C’était M. Hyacinthe Supia qui, dans uneagitation fébrile, désignait son bien et celui qui s’en étaitemparé !…

– Prenez-le ! Prenez-le ! C’estlui, Hardigras !

Il avait en effet toute l’apparence de celuique M. Sébastien Morelli avait décrit, tel qu’il l’avait vu,en cette nuit mémorable dont il était sorti en un si fâcheux état…Une simarre rouge lui tombait des épaules comme la toge des grandsjusticiers, le masque de treillis qui recouvrait son visage avaitcette expression hilare à la fois terrible et bon enfant qu’ont lesgens de joyeuse et parfaite santé quand ils feignent de se mettreen colère. Une couronne de carton doré couronnait sa chevelureopulente comme on voit, dans les gravures de l’Histoire de France,aux monarques de la première race… Enfin, il avait cette bannière,cette bannière qui prouvait tout, la bannière deM. Supia !…

– Allez ! zou ! À la rescousse,mes enfants ! s’écria Titin.

Et il s’élança.

Derrière lui s’ébranlèrent tous ses amis etaussi les faux Souques et Ordinal… et aussi les vrais !…

Ces derniers, sous un déguisement que leurfacilitait la fête du jour, suivaient depuis son apparition le charcarnavalesque et ils pensaient bien que tout ceci ne se termineraitpoint sans qu’ils eussent à intervenir.

Quand ils avaient vu surgir l’homme à labannière, ils avaient percé la foule. Il fallait d’abord arrêtercelui-là ! Il avait la bannière ! Il faudrait bien qu’ildise d’où elle lui était venue !

Titin, en quelques bonds, était arrivé aubuste de l’énorme fantoche, s’était hissé jusqu’à sa bouche àlaquelle il s’accrocha, pour, de là, par un dernier effort, arriverau crâne qui servait de piédestal à Hardigras, lequel, sans sepréoccuper de tout ce tumulte, agitait toujours sa bannière.

Déjà Titin lui touchait les pieds, mais à cemoment le crâne se rouvrit et Hardigras y disparut avec la mêmefacilité qu’il en était sorti.

– « Fan d’un amuletta » !clama Titin… Je te poursuivrai jusqu’en enfer !

Et avant que le crâne se fût refermé, il ydisparaissait à son tour…

Guidés par un aussi noble exemple, tout sabande plongea dans le gouffre…

Enfin les authentiques Souques et Ordinal setrouvèrent eux aussi sur le bord de l’abîme toujours entr’ouvert etqui semblait les attendre.

Ils se regardèrent, se comprirent et restèrentlà, debout sur le nez du colosse, dans une position assezridicule.

Le crâne sembla attendre quelques instantspuis se referma.

C’est sur les deux agents que tombaientmaintenant les confetti avec cent allusions déplaisantes à uneprudence qui, après tout, était fort excusable chez des hommes quiavaient déjà subi l’aventure de Naples.

Ils étaient si abasourdis, si mécontentsd’eux-mêmes qu’ils ne prêtèrent d’abord aucune attention aumouvement qui mettait de nouveau en branle toute la mécanique àlaquelle ils se trouvaient accrochés.

Quand ils s’aperçurent que le char roulait,ils découvrirent en même temps que Pistafun et ses trois acolytess’étaient réattelés aux cordages et que tout l’équipage semblaitconduit par Hardigras qui, surgissant des dessous du char, venaitde prendre place sur le timon, sans avoir lâché sa bannière.

Et la course recommença. Tous se remirent à sapoursuite. Mais Hardigras semblait en baudruche tant il bondissaitavec légèreté, passant entre les uns et les autres, se retrouvantdebout sur le crâne du colosse alors que les autres, se bousculant,ne pouvaient que tendre vers lui leurs poings menaçants.

On se représente facilement l’allégresse de lafoule qui suivait les péripéties de la course avec desencouragements narquois ; à celui-ci, à celui-là, tandis quetous les bravos étaient réservés à Hardigras. Il arriva un momentoù on le crut bien pincé par MM. Souques et Ordinal ;mais, dans cette seconde décisive, la tête du colosse se trouvait àhauteur d’une certaine fenêtre du premier étage de la « BellaNissa » qui donnait directement sur les comptoirs déserts.Hardigras s’envola par cette fenêtre que l’on croyait fermée, etdisparut.

MM. Souques et Ordinal, cette fois,n’hésitèrent point à le suivre.

Le char s’était arrêté et un grand silencesuccéda soudain au tumulte de tout à l’heure… Tous les yeux étaienttournés vers la « Bella Nissa »… Au balcon des Supia il yeut un remue-ménage, un affolement auxquels seule Toinetta demeuraétrangère… Au faîte de la bâtisse, Hardigras réapparut, dominanttoute la ville et semblant la bénir avec sa bannière dont, tour àtour, il inclinait la hampe aux quatre points cardinaux. Il y avaitdans son audacieuse attitude tant d’aimable majesté et une sibouffonne ironie à l’adresse de ceux qui le poursuivaient que lescris de « Vive Hardigras ! » montèrent comme unhommage éclatant du populaire qui semblait reconnaître en lui leprodigieux héros en qui s’incarnaient toutes les joies deCarnevale !

Mais il n’eut pas le temps des’immobiliser : sur un aussi beau triomphe ; les toitsétaient envahis ; de toutes parts accouraient les pompiersconduits par MM. Souques et Ordinal eux-mêmes, lesquelsmontraient en cette occasion un courage d’autant plus rare qu’ilsétaient à peu près ignorants de la gymnastique spéciale à l’arméede l’incendie ou aux ouvriers couvreurs.

M. Supia avait repris sa gesticulationfrénétique, dénonçant aux poursuivants les ruses de Hardigras pourleur échapper… jetant des indications : Là, derrière lacheminée ! Attention ! La lucarne ! Lamansarde ! La gouttière ! Par ici ! Vous letenez ?

Mais Hardigras paraissait ne rien ignorer desmystères des toits et c’est sans hésitation qu’il sautait de l’un àl’autre !… Un moment il disparut aux yeux de la famille Supiaet tout à coup le « boïa » poussa un cri terrible :Hardigras venait de lui tomber sur les épaules !

Hippothadée, qui était brave, voulut seprécipiter, mais un coup bien appliqué avec la hampe de la fameusebannière que l’autre n’avait toujours pas lâchée le clouait surplace et Hardigras bondissait à nouveau pour disparaître parl’imposte de la fenêtre qu’il ferma derrière lui.

La joie de la foule devenait formidable.

Le « boïa », que Thélise et sa filleCaroline voulaient en vain retenir, se rua derrière Hippothadée quivenait de défoncer la porte-fenêtre.

Il trouva l’issue qui faisait communiquer lesappartements particuliers avec les grands magasins… Et il retrouvalà. MM. Souques, Ordinal toute l’équipe des pompiers à lapoursuite de Hardigras, lequel avait glissé le long des piliers defer qui soutenaient l’armature centrale et avait réussi à gagnerles sous-sols… Les sous-sols furent visités, retournés de fond encomble. On n’y trouva rien ! rien ! Rien !

Ce fut Titin-le-Bastardon qui, remonté sur sonchar, se remit à traîner le Hardigras paru à une fenêtre…

Il la transmit immédiatement à la foule quil’acclamait… après quoi il s’attela à nouveau à son char et seremit à traîner le Hardigras en carton.

La foule pleurait de joie, toutsimplement !

On en riait encore le soir chez Caramagnaautour de Titin qui laissait dire…

Les mangeurs de tripes en étouffaient…

MM. Gamba Secca et le Budeù eurentbeaucoup à faire pour régler la finance de cette soirée qui devaitfaire un fameux trou dans la caisse de l’entreprise des kiosques duBastardon.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer