Le Forban noir

Chapitre 10La Némésis.

Le 1er novembre, le port decommerce de Brest reçut un bateau de plaisance qui fut, toutaussitôt, l’objet d’une vive curiosité de la part des habitants etde la population maritime de la ville.

Ce navire, qui battait pavillon belge etappartenait, disait-on, à un sénateur anversois, mesuraitquatre-vingts mètres de longueur, de la guibre au couronnement del’arrière, et sept mètres de largeur sur le pont. Élégant etgracile, gréé en brick, avec misaine et grand mât, sans artimon, ilavait une hauteur de deux mètres seulement à l’arrière, tandis qu’àl’avant le taille-mer s’élevait du double au-dessus de l’eau. Sontirant d’eau était d’un mètre à l’avant, de quatre à l’arrière.

Il apparaissait donc tout de suite comme unvéritable coursier de l’océan, spécialement construit pour lesvitesses supérieures à la norme habituelle.

Sur le pont, indépendamment de ses deuxcheminées, le navire montrait deux superstructures rectangulaires,les spardecks de l’avant et de l’arrière. Ses mâts, peu élevés,appartenaient au type du gréement aurique, c’est-à-dire engoélette. Ils ne figuraient là qu’à titre d’ornements, peut-êtreaussi pour permettre le repos de la chauffe, en cas d’interruptionforcée.

Le dessin du bateau en faisait un yacht deplaisance. On le reconnaissait d’ailleurs à la richesse de sonbordé, au luxe de ses bois et de ses cuivres. L’acajou y avait étéprodigué en revêtements intérieurs. Partout ailleurs, au poli de lacarène, on devinait l’emploi du teck, aussi bien dans l’armaturedes couples que dans la doublure du vaigrage.

Mais, sous d’autres aspects, il eût pu seprésenter comme vaisseau de guerre, tant l’étroitesse de ses flancslui donnait l’apparence d’un de ces lévriers sloughis dont lamaigreur est caractéristique de leur rapidité. Il portait, enoutre, une artillerie légère, de douze pièces, que l’on voyaitdistribuées à la fois sur les spardecks, à l’avant et à l’arrière,et sur les coursives de tribord et bâbord. De fortes gaines de cuirles dissimulaient entièrement aux regards, tout en accusant leursinquiétantes silhouettes.

Ce fut précisément cette figure sournoise quiexcita au plus haut point la curiosité des Brestois, plusparticulièrement des officiers de marine, dont beaucoup demandèrentà visiter le mystérieux navire. Et l’on ne fut pas peu surprisd’apprendre que ce yacht belge était commandé par un jeunecapitaine français, et, qui plus était, par un enfant du pays, unbreton des Côtes-du-Nord, nommé Alain Plonévez.

L’équipage lui-même, composé de trenteofficiers et matelots, ne comptait que deux Belges, leschauffeurs.

Cependant le yacht Némésis, tel étaitson nom, n’était venu à Brest que pour faire le plein dans sa souteà charbon et dans les flancs de la chaufferie. Du moins tel fut leprétexte qu’il invoqua. On remarqua pourtant que le capitaine avaitété reçu à deux reprises par le préfet maritime, avec qui il avaiteu d’assez longues conférences.

Le quatrième jour après son arrivée, plusexactement le 5 novembre au matin, il quitta le port et aprèsquelques évolutions dans la rade, évolutions au cours desquellesl’amiral et une partie de son état-major embarqués en curieux,purent constater que le yacht pouvait donner la prodigieuse vitessede trente-deux nœuds, qui est celle des contre-torpilleurs auxessais, la Némésis prit définitivement congé de la villede Brest et disparut en quelques minutes sur l’horizon duGoulet.

Depuis six semaines de graves décisionsavaient été prises à Ker Gwevroc’h.

Mme Hénault, à son retourd’Anvers, s’était arrêtée à Paris et avait obtenu une audience duministre de la Marine.

Avec une logique et une clarté souveraines,elle lui avait exposé les récents événements accomplis à Louannec,et qui, par une chance inattendue, avaient mis entre ses mains lesecret des pirates internationaux dont la police du monde entiercherchait vainement la trace depuis nombre d’années.

Elle avait, en outre, notifié au ministre savolonté de poursuivre, à son compte et par son initiative privée,l’œuvre de justice que réclamaient les forfaits, impunisjusqu’alors, dont toutes les chancelleries s’étaient émues.

La surprise avait été grande au Ministère. Iln’avait fallu rien moins que les preuves fournies par l’énergiquefemme pour convaincre le ministre.

Mais alors, plein d’admiration, celui-ci avaitdonné toute son approbation et promis tout son appui àMme Hénault.

Le premier effet de ce concours officiel avaitété que le ministre avait obtenu de son collègue de la Justice lasuspension de toutes recherches judiciaires au sujet d’YvesPlonévez, ce dernier devenant l’auxiliaire deMme Hénault et étant appelé à lui rendre designalés services. Il avait exigé, toutefois, que le commandementdu yacht, affecté à la besogne de recherches, serait remis à unofficier de marine, le choix du titulaire étant laissé, d’ailleurs,à Alain Plonévez, qui figurerait à titre de second ; quel’équipage fût composé d’hommes choisis et éprouvés.

La vieille dame n’était que trop bien disposéeà tenir compte de ces avis. Elle en fit part à Lân, qui ysouscrivit avec d’autant plus d’empressement que cette décisionministérielle mettait à couvert sa responsabilité de capitainedébutant en une carrière difficile.

Il résulta de l’accord des parties que cedernier se rendrait à Brest où, parmi plusieurs officiers sous lesordres desquels il avait servi, il demanderait l’acquiescement decelui à qui la mission lui paraîtrait le mieux dévolue.

Telle fut la raison qui amena le yachtNémésis à Brest d’où il repartit, emmenant à son bord,avec le consentement de l’amiral et sur l’offre d’Alain, l’enseignede vaisseau Eugène Le Gouvel, désormais capitaine en titre, dontLân Plonévez devenait le second.

À Saint-Servan, où il devait relâcher, ilprendrait en outre deux seconds maîtres mécaniciens, placés sousles ordres du mécanicien Grandy, et un médecin, le docteur Perrot,un ami de la famille Hénault.

À partir de ce moment le personnel du bateaupouvait être considéré comme entièrement complété. Il comprenait,outre le capitaine, son second, les trois mécaniciens et lemédecin, un maître d’équipage, un armurier, cinq gabiers, deuxtimoniers, deux mousses, ensemble dix matelots de pont, plus troisgraisseurs et six chauffeurs pour la machine, un cuisinier, unmaître coq et un infirmier.

Tout ce monde occupait, les officiers et lemédecin, le gaillard d’arrière, l’équipage, un carré situé àl’avant, précédant le gaillard opposé. Au-dessous de celui-ci,divisé en salle à manger et salon, étaient disposées quatre cabinesdont les occupants n’étaient pas encore connus.

On ne devait prendre ceux-ci à bord que versle 12 novembre en pleine mer.

Car il s’agissait de donner le change auxespions et agents secrets de la piraterie internationale dont lesyeux devaient être ouverts un peu partout et particulièrement fixéssur les alentours de Louannec, où le crime de Lopez n’avait pupasser inaperçu.

Ces mesures de précaution avaient étéconseillées par le ministre lui-même, lequel, en même temps qu’ilavisait toutes les chancelleries des puissances, en recevait descommunications précises.

Mme Hénault avait fait savoirde son côté qu’elle entendait prendre sa part de l’expédition.Seule, en effet, elle pouvait fournir des indications exactes surl’identité de ce Ricardo Lopez, qui paraissait être l’âme damnée duchef des pirates. Elle possédait, en outre, des documentsétablissant la concordance de certains pillages organisés, tant enAmérique qu’en d’autres parties du monde, et qui prouvaient leconcert d’une bande fort bien disciplinée. De ce nombre était lemassacre du personnel noir d’une factorerie fondée jadis parM. Hénault sur le Rio Nuñez, au nord de la stationsénégalienne de Conakry. La vieille dame, confirmée en ceci par lesdires d’Yves Plonévez, avait quelques raisons de soupçonner laprésence d’une embuscade ou d’un point de relâche des brigands auxenvirons de ce cours d’eau africain.

Alain et le commandant Le Gouvel n’avaient pus’opposer au désir de l’énergique sexagénaire. Ils avaient, parcontre, fait de respectueuses objections à l’intention manifestéepar elle d’emmener également sa belle-fille, les deux enfants,Pablo et Irène, et une jeune servante bretonne très dévouée à sesmaîtres.

Mais la volonté de Mme Hénaultétait aussi ferme que ces desseins étaient clairvoyants.N’était-elle pas d’ailleurs la propriétaire du yacht ?

Force fut donc aux officiers de s’inclinerdevant cette volonté inébranlable.

La résolution avait été prise un soir, àl’issue du dîner, entre la belle-mère et sa bru, en présence desdeux enfants.

La vieille dame, jusqu’à ce moment, n’avaitpoint ouvert la bouche sur ces projets, ni fourni aucuneexplication relative à ses récentes absences de Ker Gwevroc’h. Etcomme, malgré son inaltérable bonté, on la savait d’un caractèreautoritaire, nul n’avait osé l’interroger sur ces fugues devenuesfréquentes depuis deux mois.

Ce jour là, donc, après une visite à la mammPlonévez, qu’on avait trouvée toute réjouie d’avoir guidé lespremiers pas de son fils convalescent, on était revenu au Trévou,sous un ciel d’octobre, maussade et ouaté de brume.

Les esprits étaient un peu soucieux. On avaitremarqué le mutisme croissant de l’aïeule et, depuis le déjeunersurtout, celle-ci avait gardé un silence presque absolu, méditant,sans nul doute, quelque grave communication.

Les prévisions s’étaient justifiées, l’attenten’avait pas été trompée. Au dessert, Mme Hénaultavait parlé.

« Mes enfants, avait-elle dit,s’efforçant de comprimer son émotion, je vais vous quitter pourquelque temps.

– Nous quitter ? » s’écriadouloureusement Isabelle.

Et les voix, non moins anxieuses des enfants,répétèrent :

« Nous quitter ?

– Oui, reprit la vieille dame, je vaisvous quitter, pas pour bien longtemps, j’espère, mais mon absencepourrait durer plusieurs semaines, peut-être même plusieursmois. »

Les paupières s’écarquillèrent, exprimantl’effarement de l’auditoire.

« Où donc allez-vous aller,bonne-maman ? interrogea naïvement Irène.

– C’est ce que j’allais vous apprendre,petite », répondit l’aïeule, dont le visage, jusque-là grave,et même un peu triste, s’éclaira d’un pâle sourire.

Alors, lentement, sans surcharger son récit dedétails inutiles, elle fit connaître à Isabelle et aux enfants lerésultat de ses démarches à la suite de la résolution qu’elle avaitprise.

Quand elle eut tout dit, exposant son plan etson projet, elle considéra les physionomies de ses auditeurs.

Isabelle, attristée, avait baissé le front,muette et retenant ses larmes. Irène, les prunelles brillantes,avait laissé s’exhaler un soupir, en murmurant :

« Vous allez faire un beau voyage,bonne-maman ? »

Mais Pablo, se levant, fit entendre un autrelangage.

« Grand’mère, dit-il, – et sa voixtremblait un peu, – je vais vous adresser une prière. Je demande àpartir aussi.

– Partir ! » s’exclama la mère,alarmée, en entourant brusquement de ses bras le cou de sonfils.

La vieille dame, elle, n’avait pas prononcéune parole. Il était à croire qu’elle avait prévu cetterequête.

Pablo reprit :

« Oui, partir, maman. N’est-ce pas pourmoi, pour me rendre mon identité, n’est-ce pas pour venger la mortde mon père que cette campagne est entreprise ? Et j’ydemeurerais étranger, alors que bonne-maman, à son âge, va yprendre part ? Et je resterais à terre, comme un poltron,comme un propre à rien, alors que, depuis huit ans, j’ai navigué,j’ai été mousse, j’ai grimpé aux vergues, j’ai couru le pont detous les bateaux, les hunes de tous les mâts, j’ai grimpé à tousles haubans ? Et j’aurais l’affront de demeurer inutile aumoment même où mes quatorze ans peuvent rendre les plus signalésservices ? »

Ses yeux étincelaient. Il paraissait grandi,devenu un homme. Sa taille souple et robuste se dressait comme unjeune chêne dont la croissance fera un arbre magnifique.

Mme Hénault, la mère, leconsidérait avec une émotion où la fierté se manifestait de voir unpareil rejeton s’épanouir sur le vieux tronc de la famillemalouine, car les Hénault étaient originaires de ce nid decorsaires glorieux. Et Isabelle, elle-même, bien que des pleurstremblassent au bout de ses cils, n’osait laisser sa tendresseprendre le pas sur son admiration.

Une discussion s’engagea au cours de laquelleles résistances de la pauvre mère fléchissaient progressivementdevant la réclamation de l’enfant.

À la fin, elle risqua, d’un organehésitant :

« Il y aurait un moyen de toutconcilier.

– Un moyen, Isabelle, dites-vous ?questionna la vieille dame.

– Oui. Ce serait que nous partissionstous avec vous. »

Elle avait prononcé ces mots avec l’exquisedouceur qu’elle mettait en toutes ses intonations. Et à entendrecette femme un peu craintive, pleine de morbidesse, parler aveccette tranquillité, l’aïeule avait ressenti une stupeur.

Quoi ! était-ce bien Isabelle qui faisaitune telle proposition ?

Elle garda le silence, et les enfants seturent également sous l’empire d’une surprise analogue.

Mais la jeune femme reprenait, trèsrésolument :

« Vous paraissez étonnée, ma mère ?Qu’y a-t-il d’extraordinaire dans ma déclaration ? J’admirel’énergie dont vous avez fait preuve en toute cette affaire ;je ne puis me défendre d’un sentiment d’orgueil en écoutant lesparoles de mon petit Pablo. Et parce que la pensée d’uneséparation, si brève que je l’envisage, m’est insupportable, jel’écarte par la seule solution que comporte le problème :partir tous ensemble. »

Le doute n’était plus permis. Tout ce quevenait de faire entendre Mme Isabelle Hénaultn’était pas dit à la légère. C’était l’expression d’un sentimentréfléchi.

« Ma fille, répondit l’aïeule, vousfournissez en effet une solution au problème qui nous occupe.Encore faut-il que je m’assure de ce que cette solution a deréalisable. Je vais y méditer jusqu’à demain. Puis nous aviseronsen commun aux moyens de la réaliser. »

On n’aborda plus le sujet de la soirée, etl’on se retira de fort bonne heure, chacun ayant l’espritpréoccupé.

Le lendemain, Mme Hénault lamère assembla toute la famille et fit connaître sa propredécision.

Si le yacht était assez bien aménagé pourpermettre l’installation à son bord de trois femmes et de deuxenfants, il n’y avait plus d’hésitation.

En conséquence elle allait écrire à AlainPlonévez pour lui soumettre le désir commun. Selon l’avis qu’ilexprimerait, l’idée d’Isabelle serait rejetée ou mise àexécution.

Très tranquillement, mais très fermement, lamère de Pablo signifia son ultimatum.

« On ne peut refuser à mon fils la faveurqu’il sollicite. C’est un peu son droit qu’il réclame. Mais, s’ilpart, je le suivrai. »

Il n’y avait pas à s’opposer à une volontémanifestée avec une aussi douce ténacité. Au surplus, on n’eut pasà la discuter longuement.

La réponse d’Alain Plonévez fut aussifavorable qu’on la pouvait souhaiter. Elle indiquait que lelogement réservé aux propriétaires du yacht, sur l’avant du bateau,était suffisant pour permettre l’installation des cinq personnesdésignées. Elle soulevait néanmoins quelques objections surl’inconvénient qu’il pouvait y avoir à mêler des femmes et desenfants, exception faite en faveur de Pablo, à une aventure où il yaurait certainement des fatigues à endurer, peut-être même desdangers à courir.

Après un dernier débat avec sa belle-fille,Mme Hénault, voyant sa résolution inébranlabledécida qu’il sera donné suite à son projet.

On activa donc les préparatifs du départ, et,le 10 novembre, le landau de Ker Gwevroc’h emporta les voyageurs etleurs bagages jusqu’à la gare de Lannion, d’où ils prirent le trainà destination de Saint-Malo.

L’embarquement à bord de la Némésiss’effectua le lendemain, 11, à quelque distance du port.

Ce fut un départ joyeux pour les enfants,Irène s’exaltant à la pensée d’une longue promenade en mer, Pabloravi de se retrouver sur le mobile élément qui, pendant tantd’années, avait bercé son enfance. Au contraire, l’adieu à la terrefut, pour les deux femmes, empreint d’une grave mélancolie. Aprèsdouze ans d’un séjour sur la terre ferme, séjour attristé par lalongue nuit où avait dormi l’intelligence d’Isabelle, voici que leretour du bonheur et de la lumière était lui-même subordonné auxaléas d’un déplacement imprévu.

Toute la paix de Ker Gwevroc’h, la miraculeusefélicité octroyée par la destinée, qui venait de rendre à la mèredésolée l’enfant qu’elle croyait à jamais disparu, étaienttroublées par cette nouvelle obligation d’assurer l’avenir de Pabloet son identité officielle.

« Allons, ditMme Hénault, en mettant un baiser sur le front desa belle-fille, soyons reconnaissantes à la Providence de tout cequ’elle a déjà fait pour nous, et ne lui reprochons pas ce légersurcroît de peine par lequel elle nous fait acheter notreallégresse à venir. Qu’est-ce, d’ailleurs, que cette absencemomentanée loin de notre foyer ? Bien des gens nousporteraient envie estimant que nous allons faire un merveilleuxvoyage d’agrément.

– Vous avez raison, ma mère, reconnutIsabelle, en s’efforçant de sourire. J’aurais tort de me plaindre,puisque le sort, tout en m’éloignant de notre cher Ker Gwevroc’h,ne me sépare ni de mon fils, ni de vous. »

Au reste, les premières heures del’installation apportèrent d’assez nombreuses distractions pour queles esprits se détournassent des réflexions moroses.

Outre qu’il fallut procéder à l’aménagementdes cabines, à la réglementation minutieuse de l’emploi des heuresà bord, on eut encore l’attrait de la nouveauté pour égayer lesdébuts de la croisière.

Et cette nouveauté, ce fut, tout d’abord, laprise de possession du domicile flottant, la présentation dunouveau commandant, l’enseigne Le Gouvel, du chef mécanicienGrandy, et de tout l’équipage, la visite détaillée du yacht, objetde la curiosité admirative des voyageuses et de l’enthousiasme desenfants.

Initié à toutes les particularités de la viede matelot, Pablo n’eut à s’instruire que sur le chapitre desmoyens mécaniques mis en œuvre dans la construction et lapropulsion de ce vaisseau modèle, le type le plus récent et le plusbeau des unités similaires de la navigation de l’avenir.

Il en acquit rapidement la connaissance, grâceaux complaisantes indications que lui fournit son ami Alain,lui-même enseigné plus complètement par le chef mécanicienGrandy.

La Némésis avait été exécutée sur lesplans d’un ingénieur français, amendés et complétés par lerichissime étranger qui leur avait donné la réalisation.

La conception créatrice avait assuré au yachtune singularité mixte, entre le destroyer, arme de guerre, et lebateau de plaisance destiné à servir les caprices d’une humeurchangeante, éprise de mouvement et de vitesse. Sa propulsion étaitréglée par des machines d’une puissance maxima de 6 800chevaux, à turbines, actionnant cinq hélices, dont une seulecentrale dans le prolongement de l’étambot, pouvant, d’ailleurs,s’engrener pour la marche arrière, les quatre autres étant montéesdeux par deux sur les arbres de tribord et bâbord. La marche enavant exigeait le jeu de quatre turbines ; une seule suffisaità actionner l’hélice centrale pour la marche arrière.

Ces turbines elles-mêmes procédaient d’uneingénieuse combinaison entre le système Astor et le système Laval,permettant une surélévation de vitesse, qui pouvait atteindretrente-deux nœuds, où une réduction à douze nœuds pour ledéplacement normal.

En prenant possession du commandement,l’enseigne Le Gouvel n’avait pu s’empêcher d’exprimer à AlainPlonévez sa satisfaction d’avoir à manier une nef atteignant un teldegré de perfection.

« En vérité, lui avait-il dit, je croisque nous possédons le plus rapide coursier de la mer qui se puisseconcevoir.

– Sans doute, avait répliqué Lân, mais cecoursier demande à être suralimenté. Il est terriblement vorace.Savez-vous qu’une course fournie avec le maximum de vitesse nouslaisserait en panne au bout de trente heures ?

– Oui, reconnut l’enseigne en hochant latête, et c’est là le grand obstacle que la vitesse trouveratoujours devant elle. Comment jalonner une route de mer, yinstaller des postes de relâche assez nombreux pour que les naviresy trouvent leur combustible préparé d’avance toutes lesvingt-quatre heures ? Si parfaits que soient les engins depropulsion, leur voracité croîtra en raison directe de la vitessedépensée, et il ne sera jamais possible à un navire d’emporter enses flancs le charbon nécessaire à cette prodigieuseconsommation.

– N’aurons-nous pas les briquettes depétrole ? »

L’officier fit un geste évasif, qui exprimaitune réelle désillusion.

« Les briquettes de pétrole ? Oui,sans doute, je sais. On en a fait l’expérience. Mais ne tenez-vousaucun compte de l’usure et de l’encrassement ? L’impossibilitéde recourir à ce combustible est déjà si bien envisagée qued’audacieux inventeurs prétendent y substituer l’alcool. Ah !il n’y aura lieu de se féliciter que le jour où l’électricité auravictorieusement chassé tous ces moyens encore tropprimitifs. »

Ce dialogue avait pour auditeur Pablo,toujours avide de s’instruire et qui, lorsqu’il avait bien retenuun enseignement, s’efforçait de l’inculquer à sa petitecompagne.

D’autres fois, aux applaudissements del’équipage, au grand effroi d’Irène et des dames Hénault, legarnement se donnait le plaisir de grimper aux haubans, d’escaladerles mâts jusqu’aux pommes de perroquets et de cacatois.

Cependant, quand il s’aperçut que cesspectacles blêmissaient le front de sa mère au point de faireredouter un évanouissement, il modéra son ardeur et promit de neplus renouveler ses prouesses vertigineuses. Il fit toutefois uneréserve :

« Le jour où nous aurons pris cettecanaille de Ricardo ou son patron, le señor Gonzalo Wickham, c’estmoi qui irai allumer une fusée à la pomme du grand mât. »

On s’en tint à cette promesse, et, pendant lesjours qui suivirent, Pablo se montra tout à fait« sage ».

Pendant ce temps, la Némésis,ménageant ses provisions, s’en allait à l’allure de douze nœuds,tirant des bords successifs de la côte bretonne à la côte anglaise.Se tenant en rapports constants avec la terre, elle attendaitqu’une dépêche vraiment significative lui révélât une pistesérieuse, car, depuis trois mois que le Cacique avait étévu à Brest, on n’en avait plus de nouvelles. Nouveau Protée, leyacht avait dû changer de figure au besoin des circonstances et desrencontres périlleuses.

Le 20 novembre, au moment où laNémésis, après avoir couru aux alentours de la côted’Arvor jusqu’à Lorient venait de jeter l’ancre dans la baie deDouarnenez, le canot détaché aux renseignements ramena lecommandant Le Gouvel et le second Plonévez porteurs d’une dépêchedu ministère de la Marine.

Cette dépêche leur signalait qu’un naviresuspect avait été frappé d’embargo dans le port de la Canée et sonéquipage emprisonné sous l’inculpation de trafic de contrebande deguerre en même temps que de piraterie. Avis était donc donné auyacht de se transporter le plus rapidement possible en Crète.

Cette fois, on était en présence d’une pistesérieuse. Quel était le navire ainsi arrêté ? Dépendait-il del’association internationale des malfaiteurs ? On devait lesupposer, car s’il se fut agi du CaciquealiasMapana les renseignements fournis au ministère auraientprécisé les caractères du bateau et de son personnel.

Il fallait donc s’assurer de cette premièreindication qui permettrait, sans doute, de donner une base préciseaux recherches ultérieures.

Le yacht s’éloigna donc définitivement desrivages de France. Il porta son allure à dix-huit nœuds et, le 25du mois, après avoir franchi, sans arrêt, le détroit de Gibraltar,se trouva à la hauteur des Baléares. Le 27, il doublait la côte deCandie et entrait dans le joli port de l’ancienneCydonia.

Il y arrivait trop tard. La justice de SaHautesse le Sultan avait été expéditive. Sur les douze hommes quicomposaient l’équipage du Tiger,c’était le nom dubrick-goélette dont les flancs contenaient les munitions de guerredestinées aux insurgées de l’Ida, trois, parmi lesquels lecapitaine, venaient d’être empalés, quatre avaient reçu une tellebastonnade qu’ils agonisaient à l’hôpital international, et lescinq autres attendaient qu’on les dirigeât sur les mines duCaucase, à moins que leurs gouvernements ne les réclamassent pourleurs propres bagnes.

Les uns et les autres étaient de nationalitécolombienne.

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