Le Forban noir

Chapitre 3Suaire blanc.

Les brouillards d’automne sont soudains etépais sur toute la côte septentrionale de la Bretagne. Ils montentbrusquement de la mer et, en moins d’une demi-heure, d’un quartd’heure même quelquefois, submergent les rives et s’étendent assezavant dans les terres.

Malheur alors aux errants des plages quidécouvrent à grande distance. Si la brume coïncide avec le flot, ily a danger de mort pour les infortunés perdus dans l’immensité dela grève, et qui ne retrouvent plus leur route au travers de cettehumidité opaque dont s’ouate l’atmosphère.

Sinistre, insidieux, le flot rampe autourd’eux, sous leurs pas, emplit les déclivités du sol, lesdépressions du sable, les enserre entre les bras de multipleschenaux, les sépare de la terre ferme. Nul signal que la voix nepeut guider au sein de ces ténèbres blanches ; nul feu, siintense qu’on l’allume, ne perce ce rideau de vapeurs que la morttisse, comme un linceul, sous les yeux, ou, plutôt, sur les yeux ducondamné. Et, dans la solitude glaciale, quelle oreille attentivese trouverait là, juste à point, pour percevoir l’appel dedétresse, quelle énergie dévouée pourrait se porter à temps ausecours de l’abandonné ? Comme dans l’atroce enlisement dessables du Mont-Saint-Michel, c’est ici la mort pleine d’affresprolongées, bue littéralement goutte à goutte, et que le misérablevoit monter, trame liquide, de la plante de ses pieds jusqu’à sahanche, criant en vain les clameurs de son désespoir.

La plage de Treztel, où s’érigent quelquesvillas, habitées en été par leurs propriétaires, presque touscitoyens de Guingamp, est absolument déserte dès que les soirsabrégés d’octobre et les frissons des premières brumes ont disperséles dernières villégiatures.

Il ne reste plus alors sur le rivage que desmaisons définitivement closes pour huit mois de l’année. De temps àautre des pêcheurs y débarquent pour y rapiécer d’occasion leursfilets ; des paysans y viennent ramasser le goémon, qu’ilschargent et emportent sur leurs charrettes, les uns jusqu’auvillage du Trévou, distant de plus d’un kilomètre, les autresjusqu’aux chaumières disséminées dans l’étroite vallée qui met lamer en communication avec les étangs du Bois-Riou.

Parfois aussi l’écho y vibre sousl’ébranlement d’un coup de fusil, attestant le passage d’unchasseur en quête de canards sauvages et qui pour ne point revenirbredouille, décharge son arme, inutilement meurtrière, sur ungoéland ou une alouette de mer.

Cet après-midi-là, après une journée radieuse,le soleil se couchait en une gloire rouge, empourprant et dorantles pointes basses de Ploumanac’h, entourant d’un cadreincandescent les profils de Tomé et des Sept Îles, la silhouetteélégante et fière du phare des Triagoz.

Une femme et une petite fille suivaientlentement le sentier de douaniers qui borde la côte, en surplombantles roches basses.

La femme, grande, mince de taille, moulée ensa sévère robe noire, la tête coiffée d’une simple toque de velourssous laquelle se gonflaient les épaisses torsades de sa cheveluresombre, avait les traits purs, les yeux profonds, le teint mat desraces blanches du Midi. Tout, dans sa personne d’une distinctionsouveraine, décelait une sorte de lassitude, et dans ses prunellesindifférentes se laissait lire une douleur incurable,intermittemment éclairée d’une flamme imprévue.

La fillette, qui pouvait avoir dix ou onzeans, était aussi blonde que sa compagne était brune. Celle-làappartenait, sans doute possible, aux familles du Septentrion, dontelle avait le teint éclatant et frais, les yeux bleus et les lèvresroses, pleins d’espoir et de sourires.

« Maman, demanda gaiement la petitefille, voulez-vous que nous descendions sur la plage ? La merest tout à fait basse et le sable sec. Nous ne courrons pas lerisque de mouiller nos bottines. »

La jeune femme hocha la tête etrépondit :

« Peut-être est-il un peu tard, Irène. Tupeux voir que le soleil est tout à fait au bord de l’horizon. Il nefaut pas nous laisser surprendre par le serein, et nous avons unebonne demi-heure de marche pour regagner notre Ker Gwevroc’h.

– Oh ! c’est plus qu’il ne faut,maman. Vous savez que je suis bonne marcheuse, et le docteur vous aordonné de longues promenades quotidiennes. Un peu plus tôt, un peuplus tard. Je suis sûre qu’il n’est pas plus de cinqheures. »

La mère tira de sa ceinture un bijou orné dediamants, une de ces montres grosses comme des œufs de pigeon,merveilles dont les horlogers comtois se sont fait unespécialité.

« Tu ne pouvais dire plus juste,reconnut-elle en souriant. Il est, en effet, cinq heures précises,si, toutefois, je suis d’accord avec le cadran deTrélévern. »

En ce moment, porté par le vent d’ouest, uneclaire sonnerie, venue du clocher de Perros-Guirec, traversa larade alanguie et tinta cinq fois distinctement aux oreilles despromeneuses.

« Allons, acquiesça la dame en noir, nouspouvons aller jusqu’au bout de la grève. »

Et, précédée d’Irène, alerte comme un cabri,elle sauta légèrement d’une roche assez élevée sur le sable,suivant d’une allure tranquille l’enfant qui bondissaitimpétueusement de cailloux en cailloux, de flaque en flaque, sur laplage déserte.

Ces courses sur la côte étaient manifestementtoute la joie de la fillette, vigoureuse et débordante de santé.Elle respirait l’air bienfaisant qui, du large, fouettait etrosissait son charmant visage. Sa jeune poitrine se dilatait àchaque inspiration des effluves salins ; une force splendidesemblait y pénétrer, et la cornée humide de ses grands yeux enparaissait plus limpide et plus brillante.

Rêveuse, celle qu’elle nommait« maman » l’accompagnait d’un regard mélancolique, àpeine distrait un instant par le spectacle de ces ébats en un lieuoù nul danger n’était à craindre.

Peut-être n’était-elle pas fâchée de voirainsi courir et gambader l’enfant assez loin pour qu’elle pûts’absorber elle-même en sa méditation douloureuse !

Car elle marchait d’un pas lent et onduleux,n’attachant aucun intérêt au tableau de ce couchant féerique,dominée par la vision de quelque scène pénible, dont la présenceinévitable retenait le regard de son âme.

Pourtant, un moment, elle s’alarma.

Irène avait couru sans arrêt jusqu’àl’extrémité de la lisière sablonneuse, là où clapotaient les flotsclairs, roulant des paillettes de rayons. Elles étaient si jolies,ces lames, à peine frangées d’une ligne de diamants ; ellesavaient une si douce mine qu’elles faisaient songerinvolontairement aux yeux caressants de tout petits chats seroulant les uns sur les autres, se mordillant la queue, seramassant en pelotes soyeuses.

Sans doute, telle fut l’image que leur vuesuscita aux prunelles charmées de la fillette, car, éclabousséetout à coup par l’une des volutes liquides, à laquelle elle n’avaitpas pris garde, elle éclata d’un rire sonore et, tout aussitôt, semit à réciter à pleine voix, dans le susurrement du flot, lespremiers vers d’un morceau enfantin bien connu :

Venez ici, minet ; il faut que je vous gronde.

Et, modifiant la poésie au besoin descirconstances, elle en tira cette variante :

On dit que sans pitié vous mouillez tout lemonde.

C’est bien joli, ma foi !

« À qui parles-tu donc ainsi ?questionna la jeune femme, attirée par ce rire et ces éclats devoix.

– Je parle à l’eau, maman, à la méchanteeau, qui vient de mouiller mes bottines. »

Et la mère de sourire, en répliquantdoucement :

« Ce n’est pas l’eau qui est méchante,c’est Irène qui est une petite sotte de ne l’avoir pas vuevenir. »

Le ciel était d’une incomparable douceur. Àmesure que l’astre s’immergeait, les rouges vifs de l’horizon sedégradaient en rose tendre, en violet clair, en mauve, en grisperle qu’ourlaient des fils d’un or fluide. Des cirrus en écharpeau zénith empruntaient de fugitives pudeurs aux caresses du grandœil de flamme disparu.

« Voyons, ordonna affectueusement la dameen deuil, allons nous asseoir sur cette roche et regardons finir lejour. »

Irène la suivit docilement jusqu’à un largebloc de granit, surgi comme une chaise naturelle du milieu dessables environnants.

« Maman, interrogea la fillette,peut-être allons-nous voir ce « rayon vert » dont parleJules Verne dans le livre que vous m’avez donné ?

– Je ne le pense pas, ma chérie. Ilparaît que ce rayon n’est visible que si nulle terre n’interromptla ligne de l’horizon. Or, ce n’est pas ici le cas.

– Quel dommage ! » soupiraIrène.

Elle fixa de tous ses yeux le fond du ciel àl’Occident, comme pour contraindre le mystérieux phénomène às’accomplir, sur son ordre, en dépit de toutes les lois del’optique.

Mais l’astre descendait plus bas, et ses feuxen éventail abandonnaient la voûte pour ne plus colorer que lesnuées les plus proches de la courbe.

Irène releva la tête et, se penchant surl’épaule de la jeune femme, reprit, changeant de sujet :

« C’est tout de même drôle que la terretourne sans qu’on la voie tourner. Mlle Dougal merépète toujours cela et je n’arrive pas à m’y faire. Je comprendstrès bien que l’on ait cru, autrefois, que le soleil tournaitautour de la terre. C’est bien plus naturel, et, puis, ça sevoit. »

Après une nouvelle pause, ellepoursuivit :

« Et le voilà parti pour sa grandetournée, de l’autre côté du monde. Dire que toute cette eau finitsi loin ? Au bout, maman, c’est une autre terre, n’est-cepas ? C’est l’Amérique ? »

Ce nom fit tressaillir la femme en deuil.Ainsi qu’un morne écho, elle répéta :

« L’Amérique ! »

Et, ses yeux, jusque-là noyés dans lacontemplation de l’infini, s’emplirent de larmes.

« Oh ! maman ! s’exclama lafillette, en se jetant à son cou, voilà que je viens encore de vousfaire pleurer. »

La mère affligée l’entoura de son étreinte, etla pressa affectueusement sur sa poitrine.

« Non, ma chérie, ce n’est pas toi qui mefais pleurer. Vois-tu, mes souvenirs sont trop cruels.

– Oh ! oui, je sais, murmura lagentille créature, je sais que ce n’est pas la même chose. Je vousappelle maman, mais je ne suis que votre nièce. Je ne peux pas vousremplacer le petit garçon que vous avez perdu. Vous êtes madameIsabelle Hénault et moi je suis Irène Corbon. Je vous aime pourtantcomme si vous étiez ma mère, puisque je n’en ai plus. »

Soudain, un cri lui échappa, arraché par uneimpression de froid gagnant ses pieds.

« Voyez donc, voyez donc, maman : lamer monte ! On dirait qu’elle sort du sable sous nossemelles. »

En effet, le phénomène habitueld’infiltration, qui précède le flot et suit le jusant,s’accomplissait autour des deux femmes. Partout où se posaientleurs bottines une tache humide les dessinait sur le sol, comme sitoute la plage, subitement imprégnée, se fût transformée en uneimmense éponge.

Mais un autre détail, fort imprévu, celui-là,venait s’ajouter à cette constatation d’habitude.

En même temps que l’eau se transsudait de lagrève, au large, sur la mer, des vapeurs moutonnaient, tantôtfragmentaires, en taches circulaires, tantôt haillonnées enécharpes traînantes, dont la transparence de gaze se tissait plusépaisse à vue d’œil. Et ces lambeaux de brume s’attiraient,confluaient, se soudaient naturellement. En quelques secondes,elles s’étendirent en nappe sur l’eau bleue et la couvrirententièrement. On ne vit plus qu’une plaine sans bornes, touteblanche, ondulant en fumée basse du rivage de Treztel à celui dePerros-Guirec. Les îles en furent, l’une après l’autre, estompéesd’abord, puis définitivement effacées.

« Allons-nous-en ! dit vivementMme Hénault, en entraînant Irène. Ce brouillarddoit être très malsain à respirer. »

À son tour, elle ne put retenir un crid’effroi.

Elle s’était retournée vers la terre, et voilàqu’elle y retrouvait la brume, venue des profondeurs de lavallée.

Toute la grève fumait, à droite, à gauche,devant, derrière. Les deux femmes en étaient entourées ; ellesne voyaient plus le sol sous leurs pieds.

« Courons, courons, fit la tante d’Irène,en entraînant vers la partie haute de la plage la fillette amuséepar ces préludes du météore.

Elles coururent, pas assez vite pourtant pourdevancer la rapide expansion des vapeurs. Elles n’avaient pas faitdeux cents pas que la brume leur venait à la taille.

Et, grâce à la réfraction, l’horizon de laterre leur parut reculer et fuir dans un lointain énorme.

Au-dessus du mouvant nuage, les rochers et lescassures du rivage s’érigeaient ainsi que des caps. Plus hautfrémissaient les cimes jaunies des arbres du Bois-Riou,s’échevelaient, sur les crêtes, les branches épineuses desajoncs.

Mme Hénault et sa niècepressèrent leur course.

Brusquement, une risée de brise courut surcette ouate impalpable, la fit houler et diffluer dans tous lessens. La voix, toujours rieuse, d’Irène, dit :

« Oh ! maman, je ne vous vois plus.Je suis dans la fumée. »

Elle avait disparu sous le linceul de brume,que Mme Hénault dominait de la tête seulement.

À son tour, la jeune femme ne vit plus rien.Le brouillard l’ensevelissait. Elle marchait au hasard, serrantnerveusement la petite main qu’elle tenait dans la sienne.

« Tiens ! prononça Irène, qui nes’effrayait point encore, on dirait qu’ici aussi il y a del’eau. »

Mme Hénault frissonna.

Elle venait de se rappeler que la plage étaitsillonnée d’innombrables dépressions, de rigoles formant canaux,que la mer montante emplissait les premières.

Est-ce que la marée allait, en débordant deces canaux, leur couper la retraite, leur fermer la fuite enavant ?

Elle eut envie de crier, d’appeler ausecours.

Mais elle se dit qu’en agissant ainsi, elleeffraierait la petite fille prématurément et courrait le risque del’affoler, ce qui constituerait un péril nouveau.

Elle se tut donc et continua d’avancer.

Une sensation glacée l’arrêta court. En mêmetemps, un cri jaillissait de la poitrine d’Irène :

« Mais c’est l’eau, maman ! C’estl’eau ! »

Oui, c’était l’eau, l’eau perfide, insidieuse,qui, en s’insinuant dans les chenaux, les avait tournées etenveloppées, qui leur barrait la route.

Mme Hénault eut une terreurparalysante.

« Avançons encore », dit-elle d’unevoix étouffée.

Avancer ? Comment ?

Au premier pas qu’elles firent, ellessentirent le froid leur gagner les chevilles. Retroussant leursjupes, elles s’acharnèrent. Le bain glacé leur mouilla les genoux.Trois pas de plus, et elles comprirent qu’elles étaient en faced’une de ces excavations que les pêcheurs nomment des« trous ».

Déjà trempées, frissonnantes, elles durentrétrograder. La barrière liquide était peut-être très large, trèsprofonde. Mme Hénault se prit à trembler.

Dilemme atroce. Qu’allait-elle faire ? Oùchercher sa route dans cette obscurité imprécise ? Se jeter àdroite ou à gauche ? La rigole devait se continuer jusqu’à lamer, et la mer était derrière elle, sournoise, implacable, lesemprisonnant en ce filet de brume. Elle la sentait venir, bienplus, elle entendait son bruissement doux et sinistre, à moins decent pas en arrière.

Misère ! Étaient-elles donc abandonnéesde Dieu, condamnées à mourir là, dans cette longue agonie dubrouillard et du froid ?

Mourir ! cette femme avait tant souffertque la mort ne l’effrayait pas. Mais il y avait l’enfant, il yavait cette petite Irène, si douce, si affectueuse, si jolie !Et voilà qu’elle ne riait plus, Irène ; elle avait consciencedu péril, elle avait peur. Sa voix craintive, presque basse, venaitde murmurer, en grelottant :

« Oh ! maman, elle est bien froide,cette eau ! On ne voit plus rien. Est-ce que nous allonsrester dans ce brouillard ? On dit qu’il y a des gens qui sontnoyés par la mer montante. La mer monte, maman. »

Ces mots galvanisèrent la pauvre femme. Ellesecoua la torpeur morbide qui l’envahissait et, sans se séparer del’enfant, essaya de chercher sa voie d’un autre côté.

Elle alla sur sa droite. Mais là encore ellefut arrêtée par l’eau et dut reculer.

Elle se rejeta à gauche. Un passage s’offrit.Elle traversa un filet moins profond et recommença à courir devantelle. Le voile de brume s’épaississait. En portant la main à sachevelure, elle la sentit gemmée de gouttelettes. La sensationglaciale la pénétra davantage.

Tout à coup une roche se rencontra sous leurspieds. Irène buta et fit un faux pas.

Elles se trouvaient sur un plateau granitique.Des poussées de pierres crevant le sable s’étendaient là, tapisséesde goémon. Elles glissaient sur l’herbe gluante, chancelaient. Unefois de plus la fillette perdit pied. Elle tomba.Mme Hénault la retint à temps. Il y avait là untrou sinistre, dont on ne pouvait deviner la profondeur.

Mais le plus terrible en cette angoisse,c’était l’incertitude. Dans leurs tentatives successives pour fuir,elles s’étaient désorientées. Où étaient-elles, à cetteheure ? Peut-être étaient-elles revenues vers la mer ?Peut-être tournaient-elles le dos à la côte ?

Le sol s’élevait insensiblement sous leurspas. L’espoir rentra en elles. Elles devaient toucher à la rive,puisque la montée s’accentuait. Encore quelques efforts, et ellesseraient à l’abri ; elles émergeraient des plis du linceul desvapeurs ; elles reverraient le ciel.

Une roche nouvelle les fit trébucher. Ellesl’escaladèrent. Ce ne fut que pour en heurter une autreau-dessus.

À tâtons, de leurs pieds hésitants, de leursdoigts crispés, sans souci de leurs vêtements salis et mouillés,elles s’y juchèrent, croyant gravir la falaise du salut.

Mais après ces premiers échelons, d’autressurgirent, et il fallut recommencer l’escalade. Elles montèrent,montèrent encore, haletantes, éperdues, stimulées par lebruissement du flot qui, maintenant, au-dessous d’elles, lesenveloppait de son susurrement et emplissait, de tous côtés, lasolitude de la grève.

Elle fut ardue, cette ascension. Leurs onglesse retournaient, leurs paumes saignaient aux arêtes coupantes dugranit. Mais, à mesure qu’elles s’élevaient d’un degré, le tissubrumeux se faisait moins dense ; une lumière plus vive yfiltrait, preuve qu’elles atteignaient les couches supérieures dubrouillard, qu’elles allaient revoir le ciel.

Elles le revirent, en effet.

Hélas ! Cette vue ne leur apporta que ledésespoir, la certitude de la condamnation.

Lorsque, trouant de la tête l’opaquemoutonnement des vapeurs qui déferlaient au-dessous d’elles, ellescontemplèrent le paysage environnant, elles se rendirent compte deleur détresse.

Dans leur fuite, elles avaient perdu le sensde la direction ; elles étaient revenues vers l’écueil enforme de chaise sur lequel, moins d’une demi-heure plus tôt, elless’étaient installées pour contempler la féerie du couchant.

« Il faut appeler, maman, murmura Irène,il faut crier. On nous entendra peut-être ; on viendra.

– Oui, appuya la jeune femme. Que le bonDieu nous protège, ma chérie ! Prions-le et appelons-le autantque les hommes, à notre secours. »

Unissant leurs voix, elles élevèrent leurappel alternativement vers la pitié du Ciel, vers l’interventiondes créatures.

Et ceux qui, ce soir-là, passèrent sur lessentiers de la grève et les chemins de douaniers, parmi les genêtset les landiers épineux, frémirent d’entendre ces cris d’épouvantevenus du large, à travers les premières ombres du crépuscule, pourimplorer la pitié des rares errants du rivage.

« Le brouillard diminue, maman »risqua timidement Irène, d’un organe que le froid enrouait.

Elle disait vrai. La couche des vapeurss’abaissait, ou, plus exactement, se fondait par la base sousl’haleine plus chaude de la mer.

Dans la pénombre, encore assez limpide, lesdeux femmes virent émerger du nuage leur piédestal de granit. Lafumée humide descendit plus bas, découvrit les gradins inférieursdu récif, battit les assises en se haillonnant, et, tout à coup,sous la poussière d’argent de la lune, la plaine liquide étincela,nappe transparente étendue des bornes de l’Océan au seuil de lavallée de Treztel.

Il n’y avait plus de brume, mais ce qu’il yavait était pire. La mer remplaçait partout le brouillard.

Elle enveloppait l’écueil, l’étreignait, et,d’une lente ascension, le gravissait, à la poursuite desfugitives.

Jusqu’où monterait-elle ?Atteindrait-elle à leur niveau, recouvrirait-elle ce socle, leursuprême refuge ? Elles ne le savaient point ; elles ne sesouvenaient pas d’avoir naguère remarqué cette roche au-dessus del’eau pendant les pleines mers.

Et, calme, plus effrayante en sa placiditéqu’en ses colères d’ouragan, la marée s’élevait, ligne par ligne,pouce à pouce, avec des gaîtés féroces dans ses rides poudrées dediamants par la lune.

Les condamnées s’agenouillèrent, se serrantl’une contre l’autre, et prièrent en se recueillant.

Puis, redressées, debout, elles clamèrent undernier appel au rivage, sans espoir, d’ailleurs.

Un même frisson les fit tressaillirsoudain.

À leur cri, un autre cri venait derépondre.

Elles se turent, n’osant parler, tant cettevoix lointaine les subjuguait, prenant presque des apparencesmiraculeuses.

Elles ne voulaient point croire encore. Cen’était là, peut-être, qu’un écho de la falaise, si ce n’était pasune illusion.

D’interminables secondes s’écoulèrent. Dansl’ombre accrue, elles ne virent que la tache mouvante de la lune serapprocher d’elles, clapotant et gazouillant sur les surfacespolies des blocs arrondis par les baisers séculaires des flots.

Mais, derechef, un cri traversa l’espace, unevoix bien nette, bien distincte, cette fois. Ce n’était pas unécho ; c’était un organe masculin et jeune. Ildisait :

« Tiens bon ! On yva ! »

« Tiens bon ! »l’interpellation habituelle des pêcheurs et des matelots. Une joiedélirante entra dans les deux âmes en dérive. Dieu les prenait enpitié. Le salut venait vers elles.

Oui, à moins que ce ne fût une horrible etsuprême ironie ! « Tiens bon ! » Et comment« tenir » sur ce morceau de roche, large de six pieds,long de huit, qui ne dominait que de quelques centimètres la nappeambiante ? Avant que le secours arrivât, l’eau n’aurait-ellepas happé sa proie, nivelé ce refuge provisoire ?

Il y eut là un moment d’affreuse torturemorale.

La nuit était complète. Les étoilesscintillaient dans l’immensité de bleu sombre. À l’ouest, onn’apercevait plus qu’un liséré livide derrière les noirceursinformes des îles et des promontoires. Presque au zénith, la lunese laissait tomber en quartiers de métal lumineux, qui palpitaientdans la molle ondulation de l’eau.

Celle-ci murmurait à moins d’une coudée dusommet. Elle n’avait pas l’air méchant ; elle ne se pressaitpas à faire le jeu de la mort ; elle laissait au secours letemps de venir.

« Écoutez, maman, prononça Irène à voixbasse ; on vient. »

Sur la nappe, à une distance imprécise, unbruit cadencé se faisait entendre : le rythme de deux avironsfrappant régulièrement la surface miroitante.

« Ici ! À nous ! » criadésespérément Mme Hénault.

Le jeune cri de tout à l’heure résonna denouveau :

« Tiens bon ! On yva ! »

Dans la large tache d’argent une tache noires’accusa.

Les prunelles dilatées des deux femmes virentune étrave lourde se profiler, une palette de rame sortir de lanuit éparpillant des étincelles de lumière blanche.

Le bateau était là, l’arche de ladélivrance.

Mais, en même temps, une sensation glacéebaigna leurs pieds déjà mouillés. Une première lame escaladait laplateforme rocheuse. La mer, qui leur faisait grâce, leur donnaitson baiser d’adieu.

L’embarcation glissa et vint ranger le bloc.Un seul homme s’y tenait, un homme tout petit, qui leur parut grandcomme le ciel. Il rejeta l’aviron sur le tolet, enleva d’un effortla petite Irène. Puis, poussant l’enfant sur l’autre bord, il sautalui-même sur la roche, afin d’y tirer le bateau et d’aiderMme Hénault à y monter.

L’instant d’après, les deux femmesagenouillées remerciaient Dieu avant de remercier leur sauveteur.Penché à l’arrière, celui-ci godillait vigoureusement et viraitpour regagner la côte.

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