Le Forban noir

Chapitre 8Confession publique.

Le deuil, profond, inattendu, régnait dans lapetite maison de Louannec, la douleur sans cris, sans gestes, sansmise en scène extérieure, de celles dont l’adage dit si justementqu’elles sont « muettes ».

Dans la petite chambre du premier étagequ’occupait depuis dix-huit mois Pablo, l’enfant adopté, la veuveAnna Plonévez avait couché son fils aîné. Et, maintenant, Ervoangisait dans son propre lit, celui où il avait dormi jadis, au tempsheureux où la mère, quoique vêtue de noir, s’enorgueillissait de labeauté et de la force des deux soutiens que la Providence avaitlaissés à sa détresse.

À cette heure, il n’y avait plus de place pourl’orgueil dans l’âme d’Anna Plonévez. Mais sa tendresse faroucheavait encore une fierté, celle de sauvegarder le renom de ce filsqu’un arrêt occulte du destin ramenait au toit familial pour ymourir. Elle avait voulu le dérober aux visites importunes, auxcommentaires désobligeants ; elle gardait jalousement l’entréede cette chambre presque mortuaire, confirmée, d’ailleurs, en sarésolution par les prescriptions sévères du docteur Bénédict.

Pourtant, ni les prescriptions du médecin, niles pudeurs maternelles, si légitimes qu’elles fussent, n’avaientpu mettre obstacle aux instructions juridiques, aux formalitéslégales.

Depuis deux jours que le crime avait étécommis, force avait été à la veuve d’ouvrir sa porte auxautorités : maire, juge de paix, brigadier de gendarmerie,bientôt suivis du commissaire de police et du substitut deLannion.

Tous ces fonctionnaires, à des titres divers,avaient franchi le seuil de l’humble maison et approché le lit dublessé. Un interrogatoire décousu, entre deux délires, sous lamenace d’une syncope mortelle, n’avait donné naissance qu’à unprocès-verbal informe. Les magistrats devaient attendre que lemalheureux, sorti de son coma intermittent, eût recouvré assez deforces pour comprendre les questions posées et y répondrelucidement.

Quarante-huit heures ! il y avaitquarante-huit heures que le matelot du Cacique étaitétendu là, sans mouvement, entre la vie et la mort.

On l’avait ramassé sur la route, où il s’étaittraîné quelques pas après avoir reçu le coup fatal. Un fermier quirevenait de Tréguier à Perros, avait aperçu ce corps en travers duchemin. Le cheval s’était arrêté spontanément. L’homme avaitinterpellé celui qu’il prenait pour un ivrogne « soûlperdu ». Et, comme l’ivrogne ne bougeait pas, le fermier étaitdescendu de la voiture, s’était approché du corps, l’avaitretourné, découvrant une flaque rouge, qu’il avait prise, d’abord,pour un produit de déjections. Mais son erreur n’avait pas été delongue durée.

Alors il avait crié. Les volets s’étaientouverts, puis des portes ; des gens étaient accourus. Unhasard avait amené l’appariteur du bourg, vieux soldat amputé.

Celui-ci avait reconnu Ervoan et jeté unesourde exclamation :

« Malloz ! Je le remets, pour sûr.C’est le fils aîné à mamm Plonévez. »

Quelqu’un s’était détaché. On avait trouvé lafamille en partie couchée. Alain fumait une dernière pipe ; laveuve achevait de mettre en ordre sa vaisselle.

Le messager avait été maladroit ; ilavait parlé à haute voix. Anna était accourue.

Sans prendre le temps de s’informer davantage,elle s’était élancée dans la rue. À trois cents pas de sa maison,elle avait rencontré le lugubre cortège qui se disposait àtransporter Ervoan à la mairie, faute de meilleur asile.

Mais la mère n’y avait pas consenti.

Vaillante, malgré le tremblement nerveux quila secouait, malgré la pâleur de sa face, elle avait exigé qu’onramenât son fils chez elle. Alain, qui l’avait suivie le pluspromptement qu’il avait pu, confirma sa volonté. On porta donc leblessé chez la veuve.

Il fallut arracher Pablo au sommeil. Ledésespoir de l’enfant fut affreux à la vue de son ami« Ervan » si semblable à un mort. Et, tout de suite, uncri lui échappa :

« C’est Ricardo, c’est Ricardo qui l’atué. »

Ce que fut cette nuit dans la demeureaffligée, l’enfant devait se le rappeler toute sa vie. Il voulaitprêter son concours aux femmes venues en aide à Anna. Il se laissapourtant docilement emmener, lorsqu’on lui eut fait comprendre quesa présence gênerait les soins à donner.

Alain le conduisit dans la seconde chambre, lasienne, et le fit coucher, en dépit de ses dénégations et de sespleurs.

« Pauvre Lân, gémissait le petit garçon,ce n’est pas une belle fête qui célèbre ton retour et tondiplôme ! »

Lân ne répondit pas. Il se contentait de sapropre tristesse. Le lendemain, la nouvelle avait couru tout lepays.

On se répétait les propos du petit« Espagnol », l’accusation spontanément portée contre lebrigand de la villa Ar’ Rock. Elle ne tarda pas à seconfirmer, cette accusation.

Non seulement les propriétaires du yachtCacique ne rentrèrent point en leur logis de villégiature,mais le yacht lui-même ne reparut pas à Perros.

Aux dépêches lancées immédiatement dans tousles ports de France et de l’étranger, il ne fut répondu qu’au boutde trois jours. Le bateau de plaisance avait relâché à Brest, où,interrogé séance tenante, M. Gonzalo Wickham avait insolemmentmanifesté sa surprise de se voir l’objet d’un soupçon. Citoyen dela République de Vénézuela, il l’avait pris de haut avec lesautorités françaises. Quant au matelot Lopez qu’on lui réclamait,il n’était point à son bord, ayant déserté le yacht quatre joursplus tôt, en compagnie d’un autre, appelé Ervan, en rade dePerros-Guirec. D’ailleurs en quoi, lui, Wickham, était-ilresponsable des méfaits de ses matelots, mercenaires dont le passéne lui était pas connu ? Il était probable que Lopez et Ervanavaient dû se prendre de querelle et que le meurtre de l’un d’euxétait le résultat de ce conflit.

L’explication était plausible. Le citoyen duVénézuela s’offrit, d’ailleurs, à laisser visiter le navire, de lasoute à la pomme des mâts. Et, comme les délais de sa croisière surles côtes de France rendaient invraisemblable l’hypothèse d’unefuite de l’assassin sur une autre terre, en Angleterre par exemple,on n’inquiéta pas autrement le señor Gonzalo.

Cependant le bruit de l’affreux événementavait ému les environs. Le matin du troisième jour, le landeau desdames Hénault s’arrêta devant la maison des Plonévez. Les deuxfemmes et la fillette en descendirent, qui, après avoir offert, deleur mieux, leurs consolations à la malheureuse Anna, luiproposèrent d’emmener Pablo à Ker Gwevroc’h où il recevraitl’hospitalité tout le temps qu’exigerait le séjour du blessé sousle toit maternel.

La veuve accepta. Elle avait l’âme tropdouloureuse pour n’être point sensible à toute intervention dudehors lui apportant une aide ou un soulagement à sa détresseprésente. Alain joignit ses remerciements à ceux de sa mère.Partagée entre ses multiples affections, Pablo pleura et sedéfendit, mais finit par se laisser convaincre. Il fut ramené dansle landau jusqu’au vieux manoir dont il avait fait naguère à Lânune si enthousiaste description.

Ni les deux dames, ni Irène Corbon netroublèrent son chagrin du premier moment. On le laissa pleurertout à son aise. Le soir venu, on le fit même dîner à part, afinqu’il pût se coucher de bonne heure dans la jolie chambre qu’onavait aménagée pour lui, au premier étage, à côté de celled’Irène.

Ce changement en son existence produisit uneheureuse diversion dans le cours des pensées du garçonnet.Lorsqu’une bonne nuit de repos lui eut rendu la fraîcheur de sonteint et le calme de son regard, on prit d’autres moyens pour ledistraire.

Mais si les deux femmes, avec une touchantesollicitude, s’attachaient à détourner l’esprit du jeune garçon desréflexions cruelles, la fillette, moins attentive, ne put seretenir de l’interroger sur le drame de Louannec.

Pablo n’en savait que ce qu’il avait entenduraconter autour de lui. Une fois la question posée, il réponditcopieusement à Irène, devenue rouge et embarrassée sous les regardsde blâme que lui adressaient ses deux tantes.

Celles-ci connurent ainsi les détails del’événement sur lequel elles étaient encore fort malrenseignées.

Pablo, eu effet, n’avait aucune raison de lestaire.

Il expliqua comment, l’avant-veille du jour oùle crime avait été commis, son ami Ervan était venu à la maison dela veuve, la vive joie que lui, Pablo, en avait ressentie, surtouten apprenant que ce même Ervan n’était autre qu’Yves, ou Ervoan, lefils aîné de mamm Plonévez, la rencontre des deux frères, leurconversation sérieuse, puis le départ du matelot.

Et, brusquement, ainsi qu’il avait fait devantle pauvre corps inerte dans le lit que lui-même venait de quitter,il laissa jaillir cette exclamation accusatrice, qui avaitinutilement guidé la justice française sur la piste du yacht.

« Je suis sûr que c’est Ricardo qui l’afrappé ; je suis sûr… »

Il fut interrompu par un double cri des deuxfemmes, et Mme Hénault la mère lui demanda, d’unevoix frémissante :

« Ricardo ? De qui parlez-vous, monenfant ? Qui est ce Ricardo ? »

Ses yeux brillaient d’une flamme étrange, quiintimida d’autant plus le petit garçon que, sur les traits del’autre dame il vit s’étendre une ombre de terreur et dedésolation. Il répondit donc en balbutiant :

« Je parle, madame, de ce méchant hommequi était matelot avec moi, et qui a été sauvé en même temps quemoi, par le canot de Perros-Guirec.

– Et vous dites, repritMme Hénault, que ce méchant homme s’appelaitRicardo ? Ricardo quoi ? N’avait-il pas un autrenom ?

– Je n’en suis pas bien sûr, mais jecrois qu’il s’appelle aussi Lopez.

– Lopez ! s’exclamèrent les deuxfemmes, en joignant les mains. Ricardo Lopez ! Le sang-mêlé,l’Indien… Le domestique, l’assassin de mon mari et de monfils. »

Isabelle se laissa tomber, la tête dans sesmains, sur le bord de la table et sanglota éperdument.

Mme Hénault, la mère, s’étaitlevée, car cette scène se passait au repas du soir, qui venait deprendre fin.

Le trouble insolite des femmes avaitprofondément remué les deux enfants. À voir pleurer celle qu’ellenommait « maman », Irène s’était mise à pleurer, elleaussi. Quant à Pablo, bouleversé, il vint s’agenouiller près de lajeune femme et, tel qu’un coupable, mais qui ignorerait la naturede sa faute, il implorait son pardon :

« Oh ! madame, madame ! Je vousjure que je ne voulais pas vous faire de la peine… Je ne savaispas. »

Mme Isabelle releva le frontet laissa voir son beau visage inondé de larmes, au traversdesquelles ses grands yeux considéraient l’enfant avec uneexpression presque effrayante, tout le désespoir s’y exaltait parl’amour.

Et, soudain, étendant les bras, elle saisitPablo d’un geste passionné, l’attira sur sa poitrine, le couvrit debaisers, murmurant entre les spasmes du sanglot :

« Te pardonner, moi, te pardonner, pauvrepetit ! Et pourquoi ? Parce que tu as fait revivre en moiun cher et affreux souvenir ? Mais je t’aime, mon petitPablo ; mais ta seule présence, ta seule vue, avive cesouvenir. Je me dis que, moi aussi, j’avais un fils, qu’il senommait comme toi, Pablo, qu’il aurait ton âge ; je me disqu’il te ressemblerait, qu’il serait bon, brave, doux comme toi,s’il vivait. »

Elle s’interrompit, étreignant l’enfant plusétroitement :

« S’il vivait ! répéta-t-elle, avecun accent déchirant. Et tiens, ce que tu viens de nous apprendrem’a jeté dans l’esprit une pensée… Ah ! mon petit, monpetit ! Si mon Pablo, à moi, n’était pas mort, situ… »

Mais Mme Hénault mèreintervint. Elle se pencha sur sa belle-fille et, avec une douceautorité, murmura :

« Isabelle, Isabelle, monenfant. »

La jeune femme détacha ses bras du cou dePablo et, se levant, tomba dans ceux de la vieille dame, engémissant :

« C’est vrai, ma mère, c’est vrai !J’ai tort. Je le sais. Voilà que je redeviensfolle ! »

Le petit garçon restait immobile, devenusoudain très pâle. Ses yeux ne pouvaient se détacher de la figureéplorée d’Isabelle. À son tour, il éprouvait une véritablecommotion. Oh ! ce cri qu’elle avait jeté, cette parolequ’elle avait laissé échapper !

Une lumière en était jaillie, quil’éblouissait, qui l’aveuglait, pour mieux dire. Il n’était plus lemaître de sa pensée. Tout son cerveau était en ébullition. Le sangy confluait du cœur par bouffées, par poussées violentes qui luidonnaient le vertige. Des suppositions s’y pressaient plusextravagantes les unes que les autres.

Mais l’imagination de l’enfant n’eut pas leloisir de s’élancer plus avant dans les champs illimités du rêvecharmant et cruel. Il venait d’entendre Mme Hénaultla mère dire à sa belle-fille :

« Non, ma chérie, ne vous engagez pas surcette voie aussi douloureuse que décevante. Vous le savez commemoi : qu’y a-t-il de plus répandu, de plus commun, parmi lesEspagnols ou leurs congénères américains, que ces noms de Lopez etde Ricardo ? On ne peut asseoir aucune présomption sur d’aussifrêles concordances. »

Et, s’apercevant que le petit garçon, trèsému, les écoutait et les contemplait de ses pupilles dilatées, elleentraîna doucement la pauvre affligée hors de la salle àmanger.

La semaine s’acheva de la sorte, dans unesilencieuse incertitude à laquelle s’ajoutait l’angoisse dudénouement fatal à craindre dans la situation du malheureuxErvoan.

Presque tous les jours, l’une des voitures dumanoir portait à Louannec Pablo, tantôt seul, tantôt accompagné desdames ou d’Irène, qu’escortait une domestique. Ils allaient prendredes nouvelles du blessé, consoler la pauvre mamm, apporter quelqueobjet utile au soulagement du marin.

Il advint que, le dimanche, à l’issue de lagrand’messe à Trélévern, au moment où les dames Hénault remontaientdans leur break, elles virent s’avancer Lân Plonévez qui, lechapeau à la main, après un salut respectueux, leur dit :

« Mesdames, mon frère a recouvré sesesprits et quelques forces. Il désirerait que vous lui fissiezl’honneur de le visiter, seules,– et d’un clignementd’yeux, il désignait les enfants, – car il voudrait vous faireentendre, devant M. le recteur et M. le notaire, desparoles qui vous intéresseraient.

– Ah ! proféra Isabelle Corsol,devenue aussi blanche que sa collerette de dentelle.

– C’est bien, monsieur Plonévez, se hâtade déclarer Mme Hénault mère. Nous vous remercionsde l’avis. Aussitôt après le déjeuner, nous nous rendrons chezvous. À tout à l’heure. »

Elle serra la main du jeune capitaine,qu’embrassa Pablo, avant de remonter en voiture, et l’équipageregagna Ker Gwevroc’h d’un trot rapide.

On prit le repas de midi avec quelque hâte.Les deux dames venaient de sentir passer en elles simultanément lefrisson prémonitoire des grandes crises de l’existence.

À deux heures sonnantes, elles reprenaient lechemin de Louannec.

Quand elles arrivèrent chez la veuve Plonévez,celle-ci les reçut avec cette déférence fière qui est ladistinction des gens dont le cœur est plus haut que leur condition.Son visage, la veille encore ravagé par le souci, avait recouvréune sérénité qui n’était qu’un reflet du calme de sa belle âme. Auxquestions que lui adressa Mme Hénault mère, ellerépondit avec une noble simplicité :

« Madame, vous me voyez contente parceque le bon Dieu a visité mon fils et lui a inspiré de faire unebonne action. À présent, s’il vit, je serai plus heureuse, s’ilmeurt, je serai plus tranquille. »

Ayant ainsi parlé, elle les introduisit dansla chambre du premier étage, où reposait le blessé.

Celui-ci avait été examiné et ausculté, lematin même, par le docteur Bénédict. Le médecin avait constaté avecsatisfaction que le poumon gauche, seul lésé par le couteau del’assassin, n’était que perforé, et que la cicatrisation en étaitcommencée. En conséquence, il avait signé un rapport au Parquet deLannion, déclarant qu’Ervoan Plonévez pouvait subir un premierinterrogatoire, à la condition que cet interrogatoire ne durât pasplus de quelques minutes.

Mais, en apprenant cette décision dupraticien, le blessé avait demandé qu’il lui fût permis de faire,devant quelques personnes, une confession d’un haut intérêt.

Il y paraissait tenir essentiellement. Ledocteur hésitait à autoriser ce qu’il tenait pour uneimprudence.

La veuve intervint alors et appuya le désir deson fils, attestant qu’elle préférait le voir mourir, la consciencelibérée du péché, que vivre avec la charge de son iniquité.

En conséquence M. Bénédict, respectueuxde ces généreux scrupules, accorda son consentement. Tout aussitôtLân alla chercher le recteur, qui convoqua à son tour le maire etle notaire Duguer. Puis le jeune homme prit sa course versTrélévern, où il rencontra les dames Hénault, particulièrementvisées par la confidence annoncée.

Donc, lorsqu’elles entrèrent dans la chambre,oppressées par une émotion facile à comprendre, elles saluèrent leprêtre, le magistrat municipal et le tabellion, qui se levèrent àleur vue.

Puis elles s’approchèrent du malade et luiadressèrent quelques paroles de réconfort.

Ervoan était presque assis dans son lit,adossé à une pile d’oreillers et de traversins qui le soutenaienten cette posture. Sa face exsangue, car la plaie avait provoqué uneabondante hémorragie, gardait, même dans l’humilité du repentir,son caractère de générosité native. On devinait en cet homme unfaible beaucoup plus qu’un coupable, presque une victime de cesfatalités organiques que les philosophes et les moralistesinvoquent parfois à titre, sinon d’excuses, tout au moins decirconstances atténuantes. Il avait suffi d’une première faute pourdévoyer cette nature de sa voie, la pousser, par la désespérance,sur une pente fatale. Et peut-être fallait-il ne voir en ce coup decouteau meurtrier qu’un bienfait de l’immanente justice.

Quand tous les spectateurs de cette scène, quis’annonçait émouvante, furent assis, le blessé, d’un organecaverneux, commença sa confession.

Il dit comment, après avoir fui son pays à lasuite de la peine subie, il avait cherché à gagner sa vie àl’étranger : comment, pendant quatre ans, il avait fait un peutous les métiers et, tout en vivant, mis de côté la somme qu’ilavait pu offrir à sa mère.

Puis il expliqua qu’au bout de ces quatre ans,il s’était laissé embaucher comme matelot à bord de divers bateauxde nationalités différentes, mais qui, tous, relevaient d’unepuissante maison d’armements ayant des sièges un peu partout etdont, longtemps, il avait ignoré le nom ou plutôt les noms.

Pourtant, un jour, il avait fini pars’apercevoir que la Ligue des Armateurs, la Free SeaSociety, la Libera Unione, et d’autres associationsejusdem farinæ, n’étaient que les prête-noms et lesmasques d’une gigantesque entreprise de piraterie, d’untrust d’écumeurs de mer, dont le chef, apparent ou réel,était un métis, Brésilien, Argentin ou Cubain, dénommé GonzaloWickham.

Mais ces détails n’étaient que l’introductionou la préface de la confession véritable.

Un peu fatigué par ce discours préliminaire,le blessé était retombé sur ses oreillers, et la syncope paraissaitimminente. Alain et sa mère accoururent et rafraîchirent les tempesdu pauvre garçon défaillant. Il se redressa avec une nouvelleénergie et poursuivit :

« Mais ce n’est pas pour vous dire celaque j’ai prié les deux dames de venir. Il y a trois jours, encausant avec mon cher petit Pablo, j’ai appris de lui qu’il y avaitdans le pays des dames appelées Hénault, qui pleuraient la mortd’un enfant assassiné douze ans plus tôt. Alors la mémoire m’estrevenue. Je me suis rappelé que j’avais souvent entendu le patronGonzalo Wickham parler de grosses sommes qu’il toucherait un jouret qui dépendaient d’une succession Hénault. En même temps je mesouvins de propos tenus devant moi par un mauvais drôle du nom deRicardo Lopez, lui aussi un métis de blancs, d’indiens et denègres. Ce Ricardo haïssait mortellement un enfant qu’on gardait àbord, dont on voulait faire, et dont on fit, par la suite, unmousse. Il le maltraitait souvent. Je m’étais attaché à cet enfant.Il m’arriva de le défendre contre Ricardo et même d’étrangler àmoitié celui-ci, un jour qu’il courait, le couteau ouvert, sur lemousse.

» Le misérable se tira de mes mains, toutbleui et grinçant des dents. Il me jeta ces mots à laface :

» – Ce n’est pas toi, demonio,qui m’empêcherait de rendre aux poissons ce hijo del mar,si je ne craignais d’encourir la colère du patron.

» – Et moi, lui répondis-je, il n’y a pasde patron au monde qui puisse m’empêcher de te rompre les os, si tut’avises de recommencer ce geste contre mon petit ami Pablo.

» Car l’enfant ainsi menacé, le petitmousse, n’était autre que celui dont m’a mère a accepté la garde,que mon frère Lân a tiré du naufrage sur le trois-mâts laCoronacion. »

Derechef les forces manquèrent au narrateur.Il s’affaissa, à moitié évanoui sur les coussins.

Mais il en avait assez dit pour que la véritése fît jour. Les deux dames s’étaient jetées dans les bras l’une del’autre et pleuraient, avec des lueurs de folle joie au travers deleurs larmes.

« Vous voyez bien, vous voyez bien, mamère ? bégayait Isabelle en étreignant sa compagne. Mon cœurne me trompait pas, Pablo est bien mon fils. »

Mais l’aïeule, plus prudente, se montraitlente à croire.

Tout ce bonheur inattendu, survenant aprèsdouze années de deuil, après d’infructueuses recherches conduitespar toutes les polices du monde, lui inspirait une bien naturelleméfiance, une bien excusable appréhension.

Qui pouvait dire jusqu’où allait la véracitéde ce blessé ? Qui pouvait assurer qu’il ne mentait paslui-même, ou, peut-être, qu’il n’était pas le complice d’uneodieuse machination, ou encore, qu’ayant surpris les projets de sescomplices, il ne cherchait pas à en tirer parti pour lui-même, ensubstituant un enfant étranger à celui que pleuraient sa mère etson aïeule ?

Tout cela était possible, et, sans doute, lemême soupçon avait effleuré l’esprit des trois hommes présents àl’entretien, car ils gardaient un silence plein d’incertitude.

On en était à ce point d’angoisse affreuse,lorsque Ervoan, revenant au sentiment, fit signe qu’il voulaitachever sa confession. Le calme se rétablit, les oreilles se firentplus attentives que jamais.

« Monsieur le recteur, dit le blessé enétendant la main avec solennité, vous m’avez donné l’absolution. Jene sais pas si je vais vivre ou mourir, mais je jure que j’ai ditla vérité. Pas toute la vérité, bien sûr, car je ne puis affirmerque Pablo est vraiment le fils de M. Hénault assassiné par cesbandits. Cependant, je crois en avoir mieux qu’une présomption,presque une preuve.

– Une preuve ? s’écrièrent les deuxfemmes.

– Voici ce que j’ai à vous dire, repritErvoan. L’enfant que je connais porte à la plante du pied, près dutalon, une cicatrice profonde. La chair a été fort entamée, ondirait même brûlée, et, ce qui est le plus étrange, c’est que latrace de cette brûlure a laissé un double bourrelet, comme si l’ony avait posé un instrument à deux pointes. »

Un cri simultané interrompit le narrateur.

« Plus de doutes ! s’exclama lajeune femme. Ce ne peut être que mon fils. Rappelez-vous, ma mère.Pablo avait quinze mois. Sa nourrice l’avait posé sur la pelouse dujardin. Un serpent, qui rampait dans l’herbe, le mordit au piedgauche. Nous accourûmes aux cris de l’enfant et de la nourrice. Jesuçai la plaie et vous voulûtes la cautériser sur l’heure.

– C’est vrai, reconnut la vieille dame,et, comme je n’avais sous la main aucun instrument qui pût meservir à cette fin, je m’emparai d’un fer à tuyauter qui rougissaitsur un petit fourneau à repasser. Et je me rappelle que je tins lefer trop longtemps sur la blessure, que le pauvre petit pleurabeaucoup et fut malade pendant trois jours. »

Ervoan était retombé, épuisé. Ilmurmura :

« Voilà ce que j’avais à vous dire,mesdames. Je ne sais rien de plus. À vous de vous assurer que Pabloporte bien la cicatrice que je vous indique. Pour moi, j’ai faitmon devoir. Je le ferai plus encore, si Dieu me laisse vivre. Je memettrai à la disposition de la police, parce que je connaisplusieurs des endroits où les bateaux maudits relâchent, où ils ontdes correspondants attitrés. Mais, d’abord, j’ai tenu à faire cesdéclarations, et je désire qu’on les écrive. Je suis tout prêt àles signer. »

Le maire, le curé, le notaire, très émusmaintenant, donnèrent au blessé la certitude que, le lendemain, ilstémoigneraient devant le substitut de Lannion. Frémissantesd’impatience, les dames Hénault remercièrent Ervoan et les siensavec effusion et s’empressèrent de gagner leur voiture.

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