Le Forban noir

Chapitre 4Mère douloureuse.

Mme Hénault s’était relevée.Assise sur l’un des bancs, elle tenait Irène dans ses bras,étroitement serrée sur sa poitrine, s’efforçant de la réchauffer,car les jupes et les chaussures, trempées d’eau de mer,communiquaient à leurs membres une sensation prolongée defroid.

Alors seulement elle remarqua que le batelier,dont la prompte survenance les avait arrachées à la mort, n’étaitau plus qu’un adolescent, autant, du moins, qu’elle en pouvaitjuger à l’apparence.

« Merci, pour ce que vous venez de faire,dit-elle d’un accent qui parut céleste aux oreilles du jeunesauveteur. Vous avez droit à toute ma reconnaissance. Commentpourrai-je m’en acquitter ? »

Pablo, car c’était lui, ne trouva rien àrépondre.

Un saisissement le tenait, paralysant sescordes vocales. Cette femme qui lui parlait, c’était la même qu’ilavait rencontrée, sur cette grève, à mer basse, quelques semainesplus tôt, celle dont mamm Plonévez lui avait parlé avec compassion,la dame en noir dont il rêvait en ses courses solitaires. La petitefille qu’elle tenait enlacée était aussi la compagne de la dame,vue en leur première rencontre. Bien que la clarté lunaire ne luipermît pas de distinguer leurs traits, il reconnaissait leurssilhouettes. Ce ne pouvait être qu’elles. Il n’y avait pas dans lepays une autre femme et une autre fillette aussi semblables àl’image qu’avait retenue son cerveau.

Ce soir-là, il était sorti de l’école, endemi-congé de la journée, à trois heures. Il avait profité de cetteliberté pour se donner à ses chères rêveries. Il avait franchipresque en courant les deux lieues qui séparent Louannec du Trévou.Une sorte de pressentiment le hantait, avivant son désir deretrouver cette mère qui avait perdu son fils, et lui, l’orphelinqui n’avait plus de mère, se disait que la similitude de leursmalheurs créait un occulte lien entre cette femme et lui. Ildemandait à Dieu de la revoir, et l’intensité de sa prière luimettait des larmes dans les yeux.

Après avoir dépassé Trélévern, tout de suiteil avait pris le chemin de la grève. Il y était descendujoyeusement. Et là, dans la féerie du couchant, il avait aperçu, aufond, se détachant sur l’horizon incandescent, les deux formesauxquelles son imagination prêtait toutes les grâces qui peuventcharmer le cœur et l’esprit d’un enfant.

Ah ! s’il avait, lui, Pablo, une mère etune sœur, sans doute ressembleraient-elles à cette femme et à cettefillette, sans doute les chérirait-il comme il aimait, d’instinct,sans réflexion, spontanément, ces deux inconnues ?

Et, tandis qu’il les contemplait à distance,voici que la brume, exhalée de la mer et du sol, avait estompé toutle paysage du large. Il l’avait vue monter, s’épaissir, ondulercomme les flots eux-mêmes, envelopper et effacer les figures àpeine aperçues des promeneuses.

Avant elles, et pour elles seulement, il avaiteu peur. Mieux qu’elles il connaissait ces brouillards inattenduset les périls affreux dont ils sont tissés. Et, pour leur portersecours, s’il était nécessaire, il s’était élancé de leur côté,vers une barque que les risées du flot commençaient à balancer surson grappin. Il ne les voyait plus ; elles avaient disparusous la brume.

Pablo n’avait point hésité. Depuis dix ansqu’il menait la vie de marin, les choses de la mer lui étaientfamilières.

D’un bond, il avait sauté dans l’embarcation,qui, par bonheur, s’était trouvée assez légère pour se laissermanœuvrer par de jeunes bras. Il n’avait point hissé les voiles, necomptant que sur sa vigueur pour diriger l’esquif sur cette nappeunie comme un miroir.

Un instant, lui aussi s’était immergé dansl’humide réseau de vapeurs. Mais, sur l’eau, elles étaient moinsdenses et moins hautes que sur la grève encore sèche. En sedressant sur les bancs, le gars les dépassait de la tête et pouvaitmesurer l’horizon.

Le temps s’usa dans cette attente. Son œil sefixait obstinément sur le point où il avait vu les deux ombresdisparaître ; il fouillait du regard l’obscuritécroissante.

Et, tout à coup, il perçut un premier cri,puis un second, il amena le grappin et saisit les rames.

De nombreux appels le guidèrent. Sesprunelles, habituées aux ténèbres, distinguèrent deux pointssombres au-dessus d’une masse noire de rochers. Il crut voir cespoints remuer. Alors à son tour, il jeta sa voix dans le silence.Par deux fois il cria :

« Tiens bon ! On y va. »

*

Et, maintenant qu’il les avait recueillies,maintenant qu’il les ramenait saines et sauves au rivage, Pablo nepouvait plus rien dire aux deux inconnues. Son cœur battait à luicrever la poitrine. L’anhélation de son souffle lui ôtait toutefaculté d’articuler une syllabe.

Mme Hénault ne lui adressaitplus la parole. Elle se disait que ce petit gars Breton ne devaitcomprendre, sans doute, que sa langue maternelle. Or, elle-mêmeignorait le dialecte trécorois, et Irène ne le bredouillait pasbeaucoup mieux, bien qu’elle eût quelques occasions de s’y essayeren causant avec des gens du pays.

« Tout à l’heure, pensait la jeune femme,je remercierai mieux les parents de ce garçon, car il va, jeprésume, me conduire vers eux. Il me paraît étonnamment jeune et nepeut être que le fils de quelque pêcheur de la côte. »

Le bateau marchait assez vite, car Pablosouquait dur sur l’aviron. Mais il se fatiguait visiblement.L’effort était presque excessif pour un enfant de son âge.

À la fin la quille racla le sable dans undemi-pied d’eau. Le gars sauta par-dessus bord et, poussantl’embarcation par l’arrière, mit l’avant au sec.

Alors, empressé et frémissant, il vint versles deux voyageuses déjà prêtes à débarquer et, trèspoliment :

« Donnez-moi la main, madame, dit-il,vous descendrez mieux. »

Mme Hénault s’émerveilla. Ilparlait bien le français, ce garçonnet de la côte. Elle acceptal’aide de ce petit bras si vaillant et sauta à terre. Après quoi,ce fut le tour d’Irène, qui n’eut pas besoin de ce secours.

« Vous êtes un brave enfant, prononçadoucement la jeune femme. Je tiens à vous exprimer mareconnaissance devant vos parents. Voulez-vous nousconduire ? »

Il les précéda et se mit à marcher devantelles gravissant le revers de la côte rocheuse. Au sommet, il setrouva entouré de gens accourus des chaumières les plusproches.

Ils avaient entendu les cris et, indécis, nesavaient de quel côté diriger leurs recherches. Porteurs delanternes, armés de gaffes et de cordes, ils venaient, un peu tard,au sauvetage, désormais accompli.

En reconnaissant Mme Hénaultet sa nièce, tout ce monde poussa des exclamations de surprise etde joie.

Transies de froid, les deux femmes acceptèrentl’hospitalité d’une brave fermière installée dans un ancien manoirtrès déchu. Un grand feu de sarments leur permit de sécherprovisoirement leurs jupes, trempées d’eau de mer, avant dereprendre le chemin de leur propriété, le Ker Gwevroc’h, située àun kilomètre plus haut.

Mais, alors, Mme Hénaults’enquit des parents de son jeune sauveteur. On le chercha lui-mêmeparmi les assistants. On ne le trouva point. Cette brusquedisparition de l’enfant chagrina Mme Hénault etIrène.

« J’aurais tant voulu le voir, leremercier, témoigner ma reconnaissance aux siens, dit-elle. Mais jem’en acquitterai dès demain. Quel est son nom ? »

Elle adressait ces questions à sonentourage.

On ne put lui répondre tout de suite, soitqu’on ne comprit qu’imparfaitement sa question, soit que Pablo fûtinconnu lui-même. À la campagne, huit kilomètres constituent unevéritable distance entre les villages, et il y en avait plus dehuit entre le bourg de Trélévern et celui de Louannec.

À la fin, un gamin d’une dizaine d’annéesparlant mieux le français que tous ses compatriotes, hommes etfemmes, se glissa entre les commères babillardes et donna laréponse, par à peu près, aux interrogations d’Irène et de satante :

« Il n’est pas d’ici. C’est Pol,l’Espagnol comme on l’appelle, le fils àMme Plonévez, de Louannec. »

Mme Hénault attira celui quivenait de parler plus près d’elle. En souriant, elle lui mit dansla main une pièce de deux francs, disant affectueusement :

« Voilà pour toi. Tu seras bien gentil det’informer mieux demain et de venir me porter tes renseignements àKer Gwevroc’h. Je tiens à aller remercier cetteMme Plonévez. »

Et le garnement, tout joyeux de l’aubaine, lesyeux brillants, promit que, le lendemain, sans faute, « ladame » saurait exactement tout ce qu’il aurait su lui-même surle compte de Pol Plonévez ».

Pendant ce temps, celui qui faisait l’objet decet entretien dévalait au pas gymnastique la descente du Trévou,remontait la côte de Trélévern et parcourait, à la même allure, leshuit kilomètres qui le ramenaient à Louannec.

Il était plus de sept heures quand il entra,rouge et essoufflé, dans la maisonnette de la veuve. Il y trouvamamm Plonévez, agitée, inquiète, se demandant ce que « lepetiot » était devenu, ce qui causait cet énorme, cetinvraisemblable retard.

Autour d’elle, jacassant à qui mieux mieux,des voisines s’efforçaient de calmer son impatience, de dissiperses alarmes, bien qu’elles les partageassent un peu.

Pablo, en effet, était le modèle desgarnements du village, depuis six mois que la tempête avait fait delui le fils d’adoption de la veuve. On le savait doux, sage,ponctuel, n’ayant jamais causé un souci à la vieille femme.

Il fit donc irruption au milieu des potins etdes hypothèses et, tout de suite, alla se jeter au cou de la mamm,qui n’eut pas le courage d’opposer des reproches aux bons baisersqu’il lui prodiguait.

À peine parvint-elle à lui dire :

« D’où que tu viens ? »

Lui, la face animée, hilare, débordant durayonnement de sa petite âme en joie, n’hésita pas à toutraconter : sa fugue sur Trestel, sa rencontre avec la« dame en noir et sa petite fille », le brouillard, lepéril couru par les deux femmes, le sauvetage accompli.

« Et, comme ça, s’écria la vieille femmeémerveillée, c’est toi qui les as tirées de l’eau ?

– C’est moi, mamm Plonévez, répliquaPablo.

– Tout seul ?

– Mais oui, tout seul. Ça n’était pasbien difficile. »

Il disait cela simplement, sans ostentation,laissant lire dans ses yeux l’étonnement qu’on admirât son actioncomme une prouesse.

Puis, les détails fournis sur le sauvetage,des compliments distribués, au lieu de blâmes, au vaillantgarçonnet, on épuisa le sujet en parlant de la « dame ennoir » et de « sa fille ».

Mme Plonévez et ses voisinesracontèrent ce qu’elles en avaient appris par à peu près,c’est-à-dire la substance de l’événement qui avait privé, du mêmecoup, la veuve de son mari et de son fils.

Mais, comme l’heure du souper était plus quedépassée, on borna là l’entretien, et les commères regagnèrentleurs pénates, laissant mamm Plonévez et son « fieu »manger leur soupe quotidienne.

On se couche de bonne heure dans les pauvresfamilles de Bretagne, sauf aux jours d’hiver où l’on vieille encommun à la faveur des « fileries ».

Neuf heures sonnant, Pablo et sa mamm étaientcouchés sous les rideaux de cretonne des lits clos.

Mais pour le petit garçon le sommeil fut longà venir.

Le souvenir de sa belle action le hantait, etil s’y mêlait un grain d’orgueil, maintenant qu’il en avait entendufaire l’éloge, à l’égal d’un glorieux exploit, par quatre boucheslaudatives. Jusqu’alors, il n’y avait pas attaché d’autreimportance, ayant fait cela avec toute la spontanéité de sa naturegénéreuse.

Cette mesquine vanité ne pouvait prévaloirdans une âme aussi droite que celle du petit« Espagnol ». Tout de suite elle céda la place à uneautre forme de satisfaction, plus noble parce qu’elle procédait dutémoignage de sa propre conscience. Et à cette satisfaction uneimmense joie s’ajoutait, une joie d’une espèce particulière, cellequ’il ressentait à la pensée d’avoir rendu service aux deux chèrescréatures vers lesquelles, depuis plusieurs semaines, l’emportaitl’élan irréfléchi de son cœur naïf et bon.

Oui, c’était à la dame en noir et à la petitefille, qu’il aimait comme il eût aimé sa mère et sa sœur, c’était àces deux êtres dont il était ignoré la veille, qu’il venait depayer, sous sa forme la plus émouvante, le tribut de la tendressequ’il leur avait vouée.

Cette pensée lui était très douce. Il luiplaisait infiniment d’avoir acquis des droits à la reconnaissancede cette femme et de cette enfant. En même temps, il s’émouvait aurécit très incomplet qu’il venait d’entendre, pour la seconde fois,des malheurs survenus à la jeune femme, dont le nom même lui étaitencore inconnu. Sans doute, il la reverrait, car elle voudrait lerevoir, lui donner une nouvelle assurance de sa sympathie.

Bercé par cette espérance, Pablo passainsensiblement de la veille au sommeil, et ce sommeil fut peuplé derêves charmants et terribles à la fois, au cours desquels il se vitderechef sur la barque, mais aux prises avec une furieuse tempête,arrachant les chères victimes à une affreuse mort, puis recevantd’elles de tels témoignages d’affection qu’il acquérait le droit dedire à l’une « ma sœur », à l’autre « mamère ».

Certes la sensibilité du garçonnet était enéveil par la divination vague du mystère de la vie de cette femme,analogue à celui de sa propre vie. Combien plus ne se fût-elle pasémue s’il eût connu dans sa réalité le drame affreux de cetteexistence foudroyée !

Cela s’était passé dix ans plus tôt.

À cette époque, celle que l’on nommaitaujourd’hui Mme Hénault était l’heureuse mère d’unbel enfant de deux ans, l’heureuse épouse d’un Français, qui, aprèsavoir acquis une fortune considérable par l’élevage en de vastesestancias de la République Argentine, avait cédé à latentation d’exploiter une mine d’or récemment découverte en Guyane,au voisinage de Paramaribo.

Bien qu’il fût déjà riche d’une quinzaine demillions, M. Pierre Hénault, fils d’armateurs bretons deSaint-Brieuc, mari de la charmante Isabelle Corsol, fille elle-mêmed’un père espagnol et d’une mère française, bien qu’il adorâtl’enfant né de leur mutuel amour et se disposât à rentrer en Francepour y jouir de tout son bonheur, M. Pierre Hénault estimaqu’il devait, une dernière fois, tenter la chance en faisant œuvred’intelligence et d’énergie.

Hélas ! « Il ne faut qu’un coup pourtuer un loup », dit le proverbe. La destinée a d’étrangescaprices. Toutes les prospérités antérieures de cet homme courageuxet bon, la félicité qui habitait sous son toit, la tendresse de sajeune femme et de son enfant, furent brisés d’un seul choc. Lafoudre s’abattit sur ce bonheur aventuré.

Il y avait deux mois à peine que le jeuneménage venait de s’installer dans la colonie hollandaise, auvoisinage des placers acquis par M. Hénault, qu’une épidémiede fièvre jaune éclata dans la cité la plus voisine. Un médecineuropéen, venu pour étudier le fléau au péril de sa vie, conseillaà son compatriote de fuir au plus tôt cette terre malsaine, s’ilvoulait préserver du contage les êtres qui lui étaient chers.

Isabelle Corsol était orpheline et ne comptaitque des parents éloignés en Amérique. Pour assister sa jeune femme,un peu languissante, dans les soins qu’elle donnait à son fils,Pierre Hénault avait prié sa propre mère, vaillante et robusteBretonne du pays de Trécor, de venir passer quelque temps auprès delui. Et la belle-mère était accourue ; elle avait entouré sabru et son petit-fils de soins et de précautions.

À peine, sur l’avis du médecin,M. Hénault eut-il pris la décision de partir sans retard, quela courageuse femme ordonna les préparatifs et vaqua aux soinsnécessaires à la bonne disposition de cet exode.

Deux journées de marche séparaient du port leplus proche la petite ville de Taman où séjournait la famille.Mme Hénault mère pourvut à tout. Elle loua lesvoitures indispensables, retint les attelages de mules, empaquetales objets précieux et les vivres du parcours, régla l’ordre et lamarche de la caravane.

Celle-ci se divisa en deux troupes : lapremière conduite par M. Hénault en personne, qu’escortait undomestique argentin en qui le maître avait mis toute sa confiance,et à qui obéissait le reste du convoi ; la seconde dirigée parsa mère veillant sur la jeune femme qu’une fièvre récente avaitcouchée sur son lit et qui allait voyager étendue sur lesbanquettes d’une sorte de palanquin.

On avait franchi la moitié du parcours etM. Hénault, précédant les femmes d’une étape seulement, lestenait au courant des incidents du trajet par l’intermédiaire decourriers indiens qui se relayaient d’heure en heure. Il étaitconvenu que le repos de la nuit, entre les deux journées, seraitpris en commun en une hacienda de la route, dont les chambresavaient été retenues d’avance, quand, soudain, les dames Hénaultvirent venir à elles un des courriers, les traits décomposés,couvert de sang, blessé sur plusieurs parties du corps. Cet hommetomba expirant aux pieds des mules qui portaient la chaised’Isabelle. Avant de mourir, toutefois, il eut la force de raconterque la tête du convoi avait été surprise par une bande deregatoes, associations de bandits de toute race et detoute origine qui pillent et mettent à feu et à sang les régionséquatoriales de l’Amérique, des bords de l’Orénoque à ceux del’Amazone. M. Hénault était tombé sous leurs coups, ainsi quela majeure partie de son escorte, et le petit Paul, son fils,confié aux soins du fidèle domestique Ricardo, avait sans doutesubi le même sort.

Horrible nouvelle, confirmée par la découvertede plusieurs cadavres, au nombre desquels l’un des premiersretrouvés fut celui du Français. On chercha vainement les restes del’enfant. Ceux du serviteur furent à peu près reconnus, grâce auxvêtements qu’il portait, car le corps sanglant n’avait plus devisage ; les assassins l’avaient réduit en une abominablebouillie de chairs et d’os.

C’en était trop pour la jeune femme déjàmalade. On dut la coucher dans un lit à l’hacienda, d’où, après unemaladie d’un mois, elle sortit privée de raison.

L’héroïque Mme Hénault fut àla hauteur de son terrible devoir. Surmontant sa propre douleur,elle veilla sur sa bru avec un incomparable dévouement. Et,lorsqu’elle jugea la pauvre démente assez forte pour poursuivre saroute, elle reprit ce chemin du désespoir jusqu’à la côte, où elles’embarqua avec la malheureuse femme pour la conduire en France,afin d’y vivre associées désormais dans la désolation et ledeuil.

La mort de M. Hénault avait mis aux mainsde ses meurtriers une somme qu’on pouvait évaluer à un million enespèces, lingots, banknotes, toutes valeurs qui ne pouvaientdénoncer leurs ravisseurs. Les recherches des diverses polices,tant dans les Guyanes qu’au Brésil n’aboutirent à aucunedécouverte. Force fut de renoncer à leur poursuite. Par les soinsde Mme Hénault, une partie importante de la fortunefut réalisée, mais l’impossibilité d’établir le décès du petitgarçon laissa subsister les titres de propriété que l’enfant censédisparu pourrait revendiquer ultérieurement. Un délai légal devingt années était requis pour le retour de cette même propriété àla mère, seule héritière de son fils.

Mais qu’était-ce que cette perte d’argent enregard de l’effroyable catastrophe qui venait de bouleverser toutun foyer ? Pendant six années, Mme IsabelleHénault demeura privée de raison. Puis, lentement, progressivement,la flamme de l’intelligence se ralluma en ce cerveau obscurci, etla cruauté du souvenir remplaça le bienfait de l’oubli.

Elle reprit possession d’elle-même.Hélas ! Les années écoulées dans la nuit de la penséen’avaient point affaibli la mémoire, et l’événement sinistre sereprésenta à ses yeux avec toute la vivacité des premièresimpressions, comme si le drame s’était accompli la veille. Et leslarmes de la mère infortunée brûlèrent ces yeux que l’amnésiebienfaisante avait rendus secs pendant six ans.

Alors, pour distraire cet esprit trop captivépar le chagrin, Mme Hénault mère donna à sa bru uneenfant d’adoption, la fille d’une nièce, la petite Irène Corbon,orpheline elle-même de père et de mère, qui devint sa compagne deprédilection.

*

« Eh bien ! maman, c’est aujourd’huique nous allons à Louannec pour remercier le petitBreton ?

– Oui, ma chérie, réponditMme Hénault en souriant. Je n’aurais garde del’oublier. Notre dette envers lui est assez grande pour que nousl’acquittions au plus tôt. Et grand’mère a tenu à nous accompagner,ajouta-t-elle en montrant sa belle-mère déjà habillée pour cettecérémonieuse visite.

– Certainement que j’y tiens, s’écriaimpétueusement la vieille dame. On n’a pas tous les joursl’occasion d’admirer un héros et de récompenser une belleaction. »

Aussitôt après le repas, un grand break vintse ranger au pied du perron, et les trois femmes y prirent place.Vingt minutes plus tard, elles arrivaient à Louannec.

Ce fut une stupeur dans le village de voirs’arrêter la voiture devant l’humble maisonnette et descendre lesdeux dames chez la vieille Anna.

Cependant, depuis le matin, grâce aux voisinespressées de la raconter, l’histoire du haut fait de Pablo s’étaitrépandue dans le bourg. Elle avait fait traînée de poudre etprécédé la venue du garçonnet à l’école, où ses jeunes camaradeslui firent une ovation, tandis que l’instituteur, justement fier deson élève, lui donnait l’accolade et lui décernait publiquement lesplus brillants éloges.

C’était une première récompense, qu’allaitrendre plus flatteuse encore l’intervention des dames Hénault.

À leur vue, l’excellente mamm Plonévez s’étaitun peu troublée. Elle avait fait asseoir ses visiteuses dans lagrande salle à manger claire et luisante de son rez-de-chaussée et,les laissant seules une minute, avait prié sa plus proche voisinede courir jusqu’à l’école, afin de demander au maître qu’il laissâtPablo revenir à la maison.

Puis la bonne femme était retournée auprès deses visiteuses et, pour leur souhaiter mieux la bienvenue, avaitdébouché deux bouteilles de vieux cidre mousseux. Les dames yavaient à peine mouillé leurs lèvres, mais Irène, que l’aventure dela veille avait quelque peu surexcitée, sans lui laisser d’autremal, faisait honneur au pétillant breuvage, dont elle raffolait,d’ailleurs.

Ce ne fut point la commère, ce fut toutel’école, maître et adjoint en tête, qui ramena triomphalement Pablovers la demeure de mamm Plonévez.

Et le petit mousse de la Coronacion,qui, vingt-quatre heures plus tôt, affrontait sans frémir sur unbateau d’emprunt la mer et les perfidies du brouillard, faiblittout à coup devant cette manifestation de la sympathieuniverselle.

Il pâlit et chancela, lorsqueMme Hénault, se penchant vers lui, dit de sa voix,aussi douce que celle des cloches de Louannec et de Perros-Guirecdans les angélus du matin et du soir :

« Voulez-vous me permettre de vousembrasser, mon enfant ? »

S’il le permettait ? Il n’eût pas mêmeosé espérer une telle récompense. Il lui sembla que les lèvres dela dame, en se posant sur son front, avaient la fraîcheur despétales des roses qui, du printemps à l’automne, s’épanouissaientdans le petit jardin de la veuve.

Après la mère, ce fut l’aïeule qui l’embrassa.Et voici qu’au milieu du silence, l’accent très pur d’Irèneprononça :

« Est-ce que je peux aussi l’embrasser,maman ? »

La permission fut gaiement accordée. Au milieudes sourires de l’assistance, Pablo s’avança, gauche et timide,vers cette belle petite fille vêtue de velours et de soie et,n’osant prendre la permission pour lui, tendit ses joues à cettebouche en fleur, plus fraîche encore que celle de sa mère.

Mais la fillette avait murmuré un mot dont lasuavité avait porté au paroxysme le trouble du pauvre Pablo, ce mot« maman » qui prenait en cette intonation un charme plusgrand encore.

Cette fois l’émotion fut trop forte. Il n’yput résister. Elle déborda en larmes que l’enfant s’en alla cacherdans les bras de mamm Plonévez, laquelle, voyant pleurer son filsadoptif, se transforma, à son tour, en fontaine de joie.

L’instituteur, de sa bonne voix de fête, mitun terme à ces effusions trop mouillées. Il plaisanta amicalementle petit « brave » sur sa faiblesse, et ramena le riresur toutes les faces. Et l’allégresse fut à son comble lorsqueMme Hénault mère annonça que, le dimanche suivant,dans six jours, elle donnerait à Ker Gwevroc’h, en l’honneur dePablo et de Mme Plonévez, une grande fête àlaquelle elle conviait tous les villages d’alentour, et, en premierlieu, M. le recteur, M. l’instituteur etMme l’institutrice, et les bonnes sœurs deLouannec. Il y aurait des réjouissances publiques, table ouverte,gâteaux et cidre, et champagne, et, le soir, à neuf heures, un feud’artifice importé tout exprès de Paris.

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