Le Forban noir

Chapitre 11En chasse.

Les dames Hénault ne passèrent à la Canée quevingt-quatre heures. Le commandant Le Gouvel, en effet, venait d’ytrouver, avec de nouveaux avis du Ministère, des documents pris surle bateau contrebandier, établissant, sans doute possible, lacomplicité de ses gens dans l’association cosmopolite qui mettaitle monde en coupe réglée. Et l’une des pièces ainsi interceptéesdénonçait le passage du Cacique à Constantinople, àAthènes, à Brindisi, à Malte. Le yacht de Gonzalo Wickham avaitdonc repris sa course vers l’ouest et le peu qu’on savait de luipermettait de supposer que sa vitesse égalait celle de laNémésis.

Le Gouvel et Plonévez discutèrent doncsérieusement le plan qu’ils devaient adopter.

Manifestement, il était inutile de visiter lesports de Tunisie et d’Algérie, où la police prévenue était auxaguets. Tout au plus pouvait-on soupçonner un contact des audacieuxbandits avec les côtes de Sicile ou d’Espagne.

Cependant, au passage du yacht à la hauteur deMinorque, un steamer charbonnier, venu à sa rencontre pour letransbordement du combustible, fournit quelques indicationsutiles.

On apprit, de la sorte, que, huit jours plustôt, quelques paysans du Mahon avaient dénoncé aux autorités laprésence, dans une crique du rivage, d’un bateau fort élégant, dontcelui qui paraissait en être le capitaine était descendu à terre ets’était promené plus d’une heure aux environs. Le signalement dupersonnage répondait à celui de Gonzalo Wickham. Les gendarmes misen mouvement étaient arrivés juste à point pour voir le forbandisparaître à l’horizon. On se rapprochait donc des pirates,puisqu’une semaine plus tôt, ils étaient encore dans les eaux desBaléares.

Le Gouvel et Alain décidèrent sur-le-champ demarcher à la vitesse de vingt nœuds pour rattraper le temps perdu,et de ne loucher qu’à Tanger, les ports espagnols devant êtreétroitement surveillés par les agents internationaux.

« Il faut bien, pourtant, disait lecommandant, qu’ils fassent du charbon quelquepart ? »

À quoi Lân répondit, en hochant latête :

« À moins qu’ils ne soient approvisionnésen cours de route par des charbonniers amis, comme nous venons del’être nous-mêmes. »

Et, devant le regard stupéfait de son chef, ilne put se défendre de sourire, ajoutant :

« Je ne sais pourquoi, mais je suis hantéde l’idée que ce même charbonnier est un complice des bandits,qu’il a pris prétexte de notre propre fourniture pour se déroberaux investigations de police et munir notre adversaire aussi bienque nous. »

Plus gravement, il insista :

« Mes soupçons peuvent n’avoir rien defondé, mais vous connaissez le proverbe : « Deux sûretésvalent mieux qu’une », je vous proposerais…

– Que supposez-vous donc »,interrompit Le Gouvel, qu’une appréhension soudaine venait demordre au cœur.

Alain s’expliqua. Le combustible acheté aubateau mahonais ne représentait guère qu’une vingtaine de tonnes,le surplus devant être pris à Tanger ou dans un port de la côteportugaise. Avec de pareils ennemis, tout était à redouter et àprévoir. Ne pouvaient-ils avoir mêlé au charbon quelque matière demauvaise qualité, susceptible d’encrasser ou d’obstruer lachauffe ?

« Parbleu ! vous avez raison, moncher, s’exclama l’enseigne. Il nous faut vérifier sur l’heure lechargement. »

Bien leur en prit. Par bonheur, la soute étaitdistribuée de telle sorte, pour le contrôle de la dépense et lafacilité du service, que les compartiments ne s’emplissaient qu’aufur et à mesure des besoins de la marche.

Il fut aisé de vérifier le charbon pris àMinorque. On le trouva de qualité très inférieure, mélangé debeaucoup de pierres. Il en fallut donc faire un tri minutieux, auterme duquel on constata que la déperdition était d’un quart aumoins du combustible acheté.

Mais ce qui provoqua chez les officiers etparmi les chauffeurs une légitime colère, consécutive à un premiermouvement d’effroi, ce fut la découverte parmi les agglomérésmisérables, de deux bombes de dynamite, dont la forme imitait à s’yméprendre des briquettes.

Le yacht l’avait échappé belle. Ce n’était passeulement un arrêt fatal dans la marche du navire qui venait d’êtreainsi providentiellement prévenu ; c’était la destruction mêmede la Némésis, sans possibilité de secours, qu’unévénement accidentel conjurait. Mais un ardent désir de vengeancegrandit dans les âmes de ces hommes si lâchement menacés et stimulaleur énergie.

Le yacht atteignit Tanger le surlendemain. Làencore on recueillit quelques indications et l’on dénonça latentative dirigée contre la Némésis.Mais déjà lesdifficultés se multipliaient. Ce n’était plus la Méditerranée,c’était l’Océan qui s’ouvrait devant les investigations du yacht.Sur cette nappe immense, quelle chance pouvait-on avoir desurprendre des pirates qui, depuis plus de dix ans, se faisaient unjeu de dépister toutes les poursuites comme toutes lessurveillances ?

Parmi les hommes qui composaient l’équipagefigurait Yves Plonévez. Il avait supplié son frère de le prendre àson bord, convaincu que, malgré l’état précaire de sa santé, ilpourrait rendre d’utiles services. Pablo et les dames Hénaultavaient appuyé cette demande. Qui pouvait mieux que l’ex-matelot duCacique découvrir et signaler la présence d’un naviresuspect ?

Lân avait donc consenti à engager le blessé.Mais sa faiblesse encore excessive ne permettait pas qu’on exigeâtde lui un labeur considérable. On se borna à lui assigner un rôlede vigie, que son excellente vue, aidé d’une puissante lorgnette,lui permit de tenir à la satisfaction générale.

La vie à bord du yacht n’allait pas sans unecertaine monotonie, et il était à craindre que les femmes –Mme Isabelle du moins – s’énervassent en cedéplacement invariable qui, sans leur accorder le répit d’unedescente à terre, n’offrait à leurs yeux fatigués, que le spectaclecontinu du ciel et de l’eau.

Là n’était pas le seul inconvénient. L’objetqu’on s’était proposé était tout le contraire d’un voyaged’agrément. Après les ravissements des premiers jours étaient venusla lassitude très naturelle, presque le dégoût de cette existencequi, sans manquer de perspectives, n’y rencontrait aucune variétéreposante.

En outre, les divers états du ciel et de lamer, tantôt calmes, tantôt agités, ébranlaient la solidité desrésistances. Quel que fût le luxe de l’aménagement intérieur, il nepouvait remédier aux brusques secousses des lames, à la trépidationininterrompue du navire, aux nauséabonds balancements du tangage.Et le terrible « mal de mer », dont les plus éprouvésmarins ne peuvent s’affranchir entièrement, commençait à exercerses ravages dans les cabines du gaillard d’avant. DéjàMme Hénault, la mère, envisageait avec inquiétudeet dépit, l’éventualité d’un débarquement, peu rassurant pour sabelle-fille, en quelque ville d’Afrique au climat insalubre. Ellen’avait encore fait part de ses alarmes à qui que ce fût, mais, àvoir la mère de Pablo, pâle, anémiée, se traîner péniblement de soncadre au rocking chair qu’on installait pour elle sur lespardeck, elle ne pouvait s’empêcher de laisser lire le souci surson front plissé de rides.

À plusieurs reprises, elle avait pu voir lesyeux d’Alain se fixer sur elle et lui traduire les appréhensionspersonnelles du jeune capitaine au long cours.

Or, on était en décembre, mois où la tempêtese déchaîne âprement sur les côtes marocaines. Qu’allait-il advenirdes voyageurs au milieu des fureurs de l’Océan ? Déjà laservante Anne-Marie semblait atteinte des prodromes d’une égalelangueur.

Mme Hénault voyait doncapprocher l’heure, où, à son grand regret, elle serait contraintede demander aux officiers du yacht une relâche à Saint-Louis ouDakar, à moins que l’on ne préférât le séjour paradisiaque desCanaries.

On en était à ce point d’incertitudeangoissante, lorsque, le 15 décembre, du haut de la hune demisaine, Ervoan laissa tomber ce cri significatif :

« Voile, – à tribord, – trois milles, –sous le vent. »

« Une voile », cela voulait dire unnavire suspect.

Ceci, il était inutile que la vigie leprécisât. Tout le monde avait compris la désignation.

En un clin d’œil les dispositions furentprises à bord du yacht, le branle-bas de combat ordonné au sifflet.Par mesure de précaution, le commandant Le Gouvel pria les dames dese laisser enfermer dans leur cabine. Quant à Pablo, il futimpossible de l’assujettir à la même règle. Il venait, comme unécureuil, de grimper jusqu’auprès d’Ervoan et, lui empruntant sesjumelles, il avait fouillé attentivement l’horizon de la mer.

L’instant d’après, il était redescendu sur lepont et confirmait l’annonce du frère d’Alain.

Ce n’était pas une « voile », maisdeux que la vigie avait découvertes. Des deux bateaux signalés,l’un était, à n’en pouvoir douter, le Cacique. L’œilclairvoyant d’Yves ne s’était pas laissé tromper. Il avait reconnule long bateau dépassant par ses extrémités un second navire groset court qui le masquait. Et ce second navire ne pouvait être qu’unde ses complices, venu le ravitailler en pleine mer.

« À la bonne heure ! s’exclama LeGouvel. Nous allons pouvoir, cette fois, nous renseigner utilement.Il nous suffit de mettre la main sur ce pourvoyeur. Nous ytrouverons, à coup sûr, des indications précises.

– Hum ! prononça Alain. Je ne suispas si sûr que cela du résultat. Croyez-vous que d’aussi audacieuxbrigands laissent des traces de leur passage, des jalons de leurroute ?

– Que voulez-vous dire ? interrogeal’enseigne, hésitant.

– Je veux dire, expliqua Lân, que cebateau secondaire peut fort bien n’être qu’un trompe-l’œil, destinéà nous donner le change. Il est possible, il est même probable,qu’après l’avoir vidé de sa cargaison, ceux que nous poursuivonsl’abandonnent à la dérive. En ce cas, nous aurions perdu notretemps. »

Le capitaine Le Gouvel fut frappé de lajustesse de l’observation. Il hésita sur le parti à prendre.

On fit le point. On se trouvait exactement par16 degrés de longitude occidentale, sous le trentième parallèlenord, à cinquante-cinq milles environ de l’île de Fuerteventura,qui dépend de l’archipel des Canaries. Il était certain que lesdeux bateaux pirates avaient pris contact avec quelque port decette côte hospitalière.

« Nous n’avons pas le choix, conclutl’enseigne. Donnons la chasse aux véritablesbandits ! »

La Némésis se ramassa sur elle-mêmecomme un félin qui va bondir. En un clin d’œil, les chaufferiesfurent chargées. Le chef mécanicien et ses aides prirent place àleurs machines respectives, dont les chambres furent instantanémentcloses, et le premier commandement qui tomba dans le porte-voix futcelui-ci :

« Soixante-dix tours. »

La seconde d’après, la voix du capitainejetait successivement les chiffres de vitesse croissante :

« Quatre-vingts, cent, cent vingt-cinq,cent soixante, deux cents. »

Le yacht, tel un cheval de courseprogressivement entraîné, allongeait son élan, pressait sa marche.On n’en était encore qu’à vingt-deux nœuds. La marge était large,la propulsion, sur une nef aussi perfectionnée que laNémésis, pouvait atteindre quatre cents tours à laminute.

La mer était calme, ce qui permettait den’utiliser que l’hélice centrale et les deux hélices les plusextérieures de tribord et bâbord.

Mais les deux officiers étaient ménagers deleurs provisions. On n’était plus dans la Méditerranée, où lesports sont assez nombreux pour assurer un prompt ravitaillement encombustible. En outre, ces instruments d’action sont d’unemerveilleuse délicatesse. L’usure en est rapide et la fatiguedangereuse. Il faut également tenir compte de la presqueimpossibilité pour des chauffeurs européens de soutenir longtempsdes températures variant entre quarante et quarante-huitdegrés.

Brusquement, en levant les yeux, Alain putvoir le groupe des bateaux suspects dédoublé, comme se dédoublentcertaines étoiles sous l’œil du télescope.

« Malloz ! grommela-t-il en languebretonne. Le failli chien nous échappe. Il doit être aussi bienmachiné que nous. Voyez ! il a déjà gagné d’un mille surl’autre bateau. Il faudrait donner notre maximum. »

Le Gouvel serra les poings.

« Notre maximum ? Je voudrais bien.Mais il ne nous reste pas plus de quatre-vingts tonnes dans lasoute, quatre-vingt-dix avec les réserves des machines. À peinepourrions-nous fournir dix ou douze heures de chasse. Et,d’ailleurs… »

Il s’interrompit. Alain acheva sa pensée.

« Oui, et vous redoutezceci ? »

Il avait posé son doigt sur le baromètre qui,depuis le matin, accusait une dépression uniformément décroissante.Il accusait présentement 746 degrés, mais il était manifeste qu’iltomberait au niveau de « tempête ».

Or, au point où l’on se trouvait, c’est-à-direà trente degrés de la ligne équinoxiale, dans la saison et larégion des perturbations soudaines, il fallait prévoir quelqueformidable météore de la nature des cyclones et des typhons.

« Ah ! prononça le jeune enseigne,c’est une vraie calamité que nous ayons des femmes àbord. »

Alain ne répondit rien. Mais il partageait lesentiment de son chef.

Brusquement la voix d’Ervoan tomba demisaine.

« Bâbord, dans le vent, croiseuranglais.

– Signalez », dit Le Gouvel à sonsecond.

Le moment d’après, au-dessous du pavillontriangulaire, à bandes transversales rouge et blanc, s’alignaient,sur les drisses, les flammes multicolores qui exprimentl’abécédaire du Code maritime international.

Le croiseur anglais y répondait, tout enpressant son allure. C’était un de ces vaisseaux de guerre à marcherapide qui peuvent atteindre une vitesse de vingt-cinq nœuds. Ilvenait, superbe, fendant l’eau de son étrave droite, courant droitau pirate dénoncé.

L’accord était fait d’avance. Les deuxnavires, malgré leur différence, poursuivaient la même fin. Lecroiseur King Edward signala que, depuis trois jours, ilétait avisé de la présence du « Forban Noir » (c’était lenom dont se servaient les veilleurs espagnols) dans ces parages dedifficile surveillance. Il fut immédiatement convenu que le yachtet son puissant compagnon de route fonceraient sur le bateaususpect, que l’on voyait décroître rapidement à l’horizon. Mais ilétait encore à portée de canon.

L’anglais l’avertit d’un coup de semonce, quine servit qu’à accélérer la fuite du pirate. Alors le commandant duKing Edward invita la Némésis à s’emparer duvapeur laissé en arrière et à l’amariner, pendant que lui-même,chassant à vue, s’efforcerait de couper aux forbans la route dusud-ouest, afin de les rejeter sur la côte d’Afrique, où ilsrencontreraient sans doute les stationnaires français, anglais ouallemands.

« Le plan est bon, reconnut Alain.L’English va faire le plus ennuyeux de la besogne. Il est vrai que,s’il prend ces coquins, il s’en donnera les gants à la face dumonde entier. Mais en la circonstance nous n’avons pas mieux àfaire.

– Oui, appuya Le Gouvel, le docteur vientde me prévenir que la jeune Mme Hénault est fortsouffrante et qu’il y a urgence à la déposer à terre. Nous sommesassez proches de la Puenta de Cabras pour permettre à la malade des’y reposer dès ce soir.

– Sans doute, mais il faut nous hâter,car, outre qu’il fera nuit dans trois heures, l’ouragan commence àmonter du sud-est. C’est le mauvais vent du Sahara. Nous feronssagement de nous mettre à l’abri. »

Il n’était pas nécessaire de maintenirl’allure de vingt-deux nœuds.

Le yacht reprit donc sa marche normale,laissant porter vers le bateau-leurre abandonné par les pirates,afin de le prendre à la remorque jusqu’à la côte de l’archipel desCanaries. Quand on fut dans les eaux du petit steamer, labaleinière de la Némésis se détacha pour aller à lavisite. Lân Plonévez et six hommes de pont la montaient.

Ils abordèrent le navire par la hanche detribord et constatèrent sans surprise qu’il n’y avait personne àbord.

La chose avait été prévue par le second.

En revanche, le bateau, un vrai sabot, àcarcasse vermoulue, contenait encore un tiers de son chargement encharbon.

L’un des matelots fit cetteréflexion :

« Faut croire qu’ils n’ont pas eu letemps de tout transborder. Nous les avons surpris au milieu de labesogne.

– Bah ! fit un autre, c’est de bonneprise. Il y a bien là une vingtaine de tonneaux. Ça fera notreaffaire. »

Sur l’ordre d’Alain, l’épave fut immédiatementamarinée, et la remorque portée au yacht qui prit alors directementsa course vers l’île Fuerteventura, afin d’atteindre avant la nuit,s’il était possible, le petit port de la Pointe de Cabras.

Un débat s’engagea sur l’heure entre les deuxofficiers. Cette capture réjouissait l’enseigne Le Gouvel, hommejovial et d’humeur accommodante. Ces vingt tonnes de combustible,qui ne coûtaient que la peine de les prendre, lui mettaient le cœuren joie à l’égal d’un butin de guerre considérable. Plonévezs’empressa de le rappeler à la prudence.

« Hé ! hé ! il faut y regarderà deux fois. Souvenez-vous de notre aventure de Mahon. Qui nousassure que ce ponton n’est pas un brûlot destiné à nous fairesauter ?

– En ce cas, répondit le Gouvel, nousferons bien d’opérer le transbordement tout de suite.

– Je veux bien, à la condition que lecyclone nous en laisse le temps. »

Et, il montra du droit l’horizon du sud-ouestsoudainement assombri, comme si une fumée opaque se fût élevéeau-dessus de l’Océan jusqu’aux cieux.

« Bonne chance à l’engliche !plaisanta l’enseigne. Je ne crois pas que ce qui se prépare luifacilite la besogne. En tout cas, ce qui est bien certain, c’estqu’il va danser une belle gigue autrement qu’à la mode de sonpays.

– Nous aussi, commandant, si nous ne nouspressons pas », appuya Alain, le front barré d’une ride.

Comme pour souligner ces paroles, la mer segonfla rapidement et une lame, de six à huit mètres de hauteur,vint battre le yacht par le travers, déferlant sur le pont,inondant le rouf. La Némésis donna violemment de la bandeà tribord.

En un clin d’œil, on eut rabattu les capots,fermé les écoutilles et le navire s’apprêta à reprendre ses alluresde grande vitesse.

Mais si l’entêtement est la caractéristique duBreton, l’enseigne Le Gouvel, Finistérien, originaire deChâteaulin, était encore plus Breton qu’Alain Plonévez.

Il tenait à son idée, qui était de fairepasser à son bord le charbon trouvé dans la cale du mauvais steamerpris en remorque. Il donna donc l’ordre qu’on amenât celui-ci bordà bord avec le yacht, afin de procéder au plus vite à la besogne dutransbordement.

Cela n’allait pas « tout seul »,selon l’expression commune. La mer, en effet, se faisait de plus enplus grosse. Afin d’éviter des chocs préjudiciables au yacht, ondut fixer le bateau charbonnier à bâbord, à la façon d’un balancierde pros malais ou néo-hébridais. Cela fait, il fallutrouvrir les puits de soute et établir un pont volant entre les deuxcarènes, toutes choses de pénible aménagement et qui ralentissaientla marche du yacht.

Cependant la besogne s’accomplissait tant malque bien, et cinq tonnes de charbon étaient déjà passées des flancsde l’épave dans ceux de la Némésis, quand la survenanced’une nouvelle lame, celle-là suivie de plusieurs autres, avertitle capitaine qu’il y avait désormais péril à rester attaché à cecadavre.

En même temps, l’obscurcissement du cielhâtait la nuit toute proche et de furieuses rafales enveloppaientde leur fouet les deux navires liés.

Le Gouvel donna donc l’ordre de larguer lesamarres, se contentant de laisser la remorque au bateau capturé.Car, selon le Code international, bien que la prise fût légitime,les officiers du yacht en devaient justifier auprès des autoritéscompétentes, justification qui ne pouvait se faire que dans un portdes Canaries.

Brusquement, un événement se produisit quisimplifia le problème, tout en mettant en péril l’existence même dela Némésis.

Au milieu des violentes secousses du langage,tandis que les hommes affectés au transbordement se hâtaient dedégager le yacht et de filer la remorque de l’épave, on vit unmatelot surgir sur le pont de celle-ci et tendre des brasdésespérés à ses compagnons, avec des appels de détresse.

Dans la précipitation de la manœuvre, onl’avait oublié. Il accourait, affolé, réclamant le secoursimmédiat, et sa physionomie exprimait une telle épouvante que lecommandant donna l’ordre de stopper, afin de ramener le charbonnierà portée de la Némésis. L’homme bondit frénétiquementpar-dessus les bastingages et vint tomber si malheureusement sur lepont du yacht que sa tête porta avec violence contre une chaîned’arrimage. Il s’évanouit, le crâne ouvert, ne proférant que ce motsinistre :

« Le feu ! »

Ce cri jeta l’épouvante dans l’équipage et,pendant quelques secondes, glaça les énergies.

Le feu ! Où était le feu ? Lematelot blessé n’avait pas eu le temps de préciser sa paroled’alarme. Le fléau s’était-il manifesté dans la coque ducharbonnier, ou bien l’homme, du pont de l’épave, l’avait-il vuéclater dans les flancs mêmes du yacht ?

On n’eut pas le loisir de préciser la questionaffolante. L’événement donnait lui-même la réponse.

En effet, à travers les ténèbres accrues dumétéore destructeur, on vit, tout à coup, la carène du steamerremorqué s’entourer d’une lueur bleuâtre, presque surnaturelle,reflet extérieur de la combustion du charbon qu’il contenait. Et,simultanément, malgré les rugissements de la tourmente, on perçutdes craquements significatifs.

C’était bien l’épave qui brûlait, accrochée àla hanche de tribord de la Némésis. Chaque paquet de merqui la soulevait la jetait plus lourdement sur le bordé du yacht.Il n’était que temps de rompre les amarres et d’abandonner àl’abîme cette proie qu’on avait voulu lui arracher.

Tous les hommes s’étaient élancés vers lescâbles et les grappins. Les haches eurent tôt fait de trancher lespremiers, mais la besogne n’alla pas de même quand il s’agit dedétacher les chaînes. L’état de la mer était devenu tel que leslames balayaient le pont de bout en bout. Force fut de lier leshommes à l’aide d’aussières pour les empêcher d’être enlevés.

Le spectacle était effrayant.

Après avoir couvé des heures à fond de cale,intentionnellement allumé par les forbans, l’incendie, gagnant deproche, avait transformé la soute du charbonnier en un brasier telque la coque ne pouvait résister à cette incandescence.

On entendait distinctement crépiter, se tordreet jaillir les lames du bordé extérieur en même temps que celle duvaigrage et les parties boisées des baux et des couples.

« Il est doublé en cuivre, fit remarquerGrandy. Sans cela, il n’aurait pu résister aussi longtemps.

– Oui, opina Alain, et je suis convaincuqu’il va finir en fusée. Il doit cacher de la dynamite. Ah !les gredins ! Ils avaient bien préparé leurcoup ! »

En ce moment le tableau atteignait leparoxysme de l’horreur. La carcasse entière du steamerflambait ; l’épave semblait flotter dans les vapeurs bleuesd’un punch. On n’avait pu détacher la dernière chaîne. Ce cadavreen feu suivait le yacht dans sa fuite, fixé à lui par une amarre demoins de vingt brasses, dégageant un rayonnement de chaleur quiécaillait ses revêtements de teck et d’acajou, qui faisait surgir àla surface de ses vernis et de ses peintures, ces pustuleshuileuses qui précèdent la combustion.

Sur l’ordre du commandant, dix hommes, armésde pompes, arrosaient copieusement le pont et les superstructuresdu navire. L’angoisse croissait dans les poitrines, et sur le seuildes logis de l’avant, les dames Hénault, Irène et Anne-Marie setenaient muettes, blêmes d’épouvante.

« Si cette satanée carcasse brûle encoreun quart d’heure, prononça Lân à l’oreille de Le Gouvel, le yachtflambera comme une allumette. »

L’enseigne avait le front plissé. Il sereprochait amèrement son imprudence. Hélas ! il n’était plustemps d’y remédier. On ne pouvait attendre d’autre secours que duciel.

La Némésis accélérait sa course. Aumilieu de ces retards mortels la nuit était venue. L’Océandéchaînait toute sa furie, prêt à dévorer le bateau du châtiment enmême temps que le brûlot enchaîné à sa fuite et dont la lueurd’outre-tombe éclairait, comme une torche funèbre, cette scèneinfernale.

Tout à coup, un seul cri jaillit de toutes lespoitrines :

« La remorque estrompue ! »

Ou venait d’entendre un bruit de ferraille.Détachée du plat bord incandescent, la dernière chaîne venait detomber à la mer.

La Némésis bondit, comme un chevaléchappé, par-dessus les crêtes mugissantes, à travers les écumesfurieuses.

C’était le salut aux portes de la mort. Trentesecondes n’étaient pas écoulées que l’épave, s’ouvrant comme uncratère, projetait dans les airs, et jusque sur le pont du yacht,ses entrailles embrasées.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer