Le Forban noir

Chapitre 9Enfant retrouvé.

Ce fut de leur trot le plus rapide que leschevaux de Ker Gwevroc’h ramenèrent les dames Hénault aumanoir.

Pablo et Irène étaient descendus dans le parc.Ils s’y entretenaient des incidents du déjeuner.

Maintenant qu’ils connaissaient leur communepensée, ils n’avaient plus de motifs de s’en taire l’un en face del’autre.

Aussi devisaient-ils gravement, avec uneprécocité de jugement bien supérieure à celle des enfants de leurâge.

Car ils ne pensaient pas à jouer, cejour-là.

Ils s’étaient dirigés vers un kiosque rustiquesitué au milieu d’une pelouse, sur un monticule assez élevé, d’oùl’œil pouvait embrasser un merveilleux panorama de mer.

Pablo, anxieux, interrogeait sa jeunecompagne, lui demandant de nouveaux éclaircissements sur lesparoles qu’elle avait prononcées naguère.

« C’est drôle, répondait Irène, il y adéjà longtemps que j’ai cette idée-là dans la tête. Elle m’estvenue, tout d’un coup, je ne sais comment, ni pourquoi, le jour oùvous nous avez dit votre nom pour la première fois.Mme Plonévez venait de raconter à ma tante commentson fils Alain vous avait sauvé du naufrage sur le pont de cebateau qui s’est perdu. Elle avait ajouté que vous-même ne saviezni votre âge, ni votre nom. Et, alors, vous êtes intervenu,disant :

» – Mon nom, mamm Plonévez ?Oh ! si je le sais bien. Je m’appelle Pablo.

» Je vois encore la figure de ma tante setroubler en vous entendant parler ainsi. Et c’est alors que, sansrime ni raison, l’idée m’est venue que vous étiez peut-être sonfils Pablo. »

Le jeune garçon était en proie à une agitationcroissante.

« Oh ! mon Dieu ! fit-il enjoignant les mains ; si vous aviez raison ! Si celapouvait être vrai !

– Vous en seriez donc bien heureux,Pablo ?

– Si j’en serais heureux ? Ah !mademoiselle Irène, il me semble que j’en deviendrais fou de joie.Retrouver ma mère ! Songez donc que je ne l’ai jamaisconnue ?

– Moi non plus, Pablo, murmura la petitefille, en essuyant les larmes pendues à ses paupières.

– Oh ! oui, je le sais. Quel malheurde n’avoir plus de mère !

– Un immense malheur, Pablo. Et le mienest plus grand que le vôtre, puisqu’il vous reste encore un espoirde retrouver la vôtre, tandis que, je suis trop sûre de ne jamaisrevoir la mienne, puisqu’elle est morte. »

Et elle se mit à pleurer, sans que Pabloparvînt à imaginer des mots pour consoler ce chagrin tropjustifié.

Pourtant, après quelques instants de silence,Irène reprit :

« Mais, si vous la retrouviez, Pablo, ilvous faudrait vous séparer de votre mamm Plonévez. Dites ?Est-ce que ça ne vous causerait pas de douleur ? Car vousl’aimez bien, n’est-ce pas ?

– Certes, oui, je l’aime, s’exclama legars avec chaleur. Je suis sûr que je pleurerais. Mais, quevoulez-vous, Irène ? je serais tout de même bien heureuxd’aller vers l’autre, vers ma vraie mère. Croyez-vous que ce seraitmal ? »

La pensée mobile de la fillette passabrusquement à d’autres considérations.

« Savez-vous ce que je juge plusextraordinaire encore ?

– Quoi donc ? Qu’y a-t-il de plusextraordinaire ?

– C’est que, depuis six mois que nousnous connaissons, que vous venez ici, que nous jouons ensemble, quevous déjeunez et dînez avec mes tantes, pas une seule fois il nevous est arrivé de prononcer le nom de ce méchant homme que vousaccusez d’avoir frappé votre ami Ervan, de ce Ricardo.

– C’est vrai, reconnut Pablo ébahi. C’estvrai, je n’avais jamais parlé de tout cela.

– Et c’est pourtant d’entendre ce nom deRicardo que maman Isabelle, d’abord, maman Hénault ensuite, se sontsi fort émues. Qu’est-ce donc que ce Ricardo ? »

Le jeune garçon raconta alors à soninterlocutrice tout ce qu’il savait du sinistre personnage.

Ce « tout » n’était pasgrand’chose.

L’ancien mousse n’avait gardé de l’ex-matelotde la Coronacionqu’un souvenir d’exécration. Il narra à lapetite fille toutes les misères que lui avait fait endurer lemulâtre féroce, les injures prodiguées, les coups reçus, jusqu’à lamenace de faire inopinément connaissance avec la navaja del’Argentin.

« Alors, reprit la petite fille, vous nesavez pas autre chose de cet homme ? Je comprends que mestantes se soient émues, car le domestique qu’elles avaient enAmérique, et qu’elles croyaient mort en même temps que mon oncle etle petit garçon, s’appelait précisément Ricardo Lopez. »

Le temps s’était écoulé rapidement, au coursde cet entretien, sans qu’ils s’en aperçussent. Il y avait plus detrois heures que les dames Hénault avaient quitté KerGwevroc’h.

En ce moment, un roulement de voiture venu dela route attira l’attention des enfants. Ils portèrent leursregards dans la direction du bruit et, à travers le rideaud’arbres, purent reconnaître le véhicule courant sur la chaussée,avant de tourner à l’avenue du manoir.

« Les voilà qui reviennent, s’écriaIrène. On dirait que les chevaux vont plus vite qu’à l’ordinaire,que Pierre les presse davantage. »

Pierre, c’était le cocher du manoir, un vieilhomme lent et flegmatique à son habitude et qui, pour rien aumonde, n’eût dérogé à cette habitude. Pour qu’il mît une telle hâteà l’allure de ses bêtes, il fallait qu’on le stimulât.

Pablo et Irène s’élancèrent dans l’avenue,au-devant de la voiture. En les apercevant à distance,Mme Hénault la mère donna l’ordre au cocherd’arrêter. Mais, en même temps, elle dit à sabelle-fille :

« Ma chère Isabelle, je vous en prie, pasde fausse joie, pas d’exaltation. La déception serait tropcruelle.

– N’avez-vous pas entendu cet homme, mamère.

– Sans doute, et c’est parce que je m’ensouviens que je veux, tout d’abord, vérifier l’exactitude de sesdires. Si ce petit garçon porte vraiment à l’endroit indiqué lacicatrice probante, je ne contesterai plus le témoignage de cetErvoan qui, je l’avoue, n’a pu inventer un semblable détail, connude nous seules, puisque la nourrice de Pablo mourut un mois aprèsl’accident et que Ricardo n’entra à notre service qu’une annéeaprès.

– Je ne dirai rien, ma mère, je vous lepromets. »

Isabelle mit pied à terre, mais, en dépit desa promesse, elle eut toutes les peines du monde à réprimer lesélans de son cœur.

Elle se contenta, néanmoins, de prendre lesmains d’Irène, tandis que sa belle-mère s’emparait de celles dePablo et l’entraînait vers la maison.

La vieille dame, malgré son empire surelle-même, n’en paraissait pas moins très émue.

En ramenant le petit garçon, elle s’oubliait àle tutoyer, entremêlant le tu au vous.

« Écoutez, mon cher Pablo. Tuvas me faire un plaisir. Tu vas monter dans la salle debains. Tu t’y déchausseras et tu ne remettras pastes chaussures avant que je ne sois allé vousvoir. »

Tout à fait surpris par cette invitation etplus encore par ce langage décousu, l’enfant y obtempéra néanmoinssans réserve. Chose qui lui parut plus étrange encore, ce futMme Hénault elle-même qui voulut lui porter l’eauchaude nécessaire au bain de pieds qu’on lui imposait, sans qu’ilsût pour quel motif.

Jamais sa propre attention ne s’était portéesur la cicatrice qu’il gardait au métatarse. Il ne la remarquaqu’en cette circonstance à la faveur de la recommandation faite parla vieille dame.

Quand il eut terminé le bain imposé, ilappela. Mme Hénault n’était pas loin. Elleattendait à la porte même de la salle de bains. À l’appel de Pabloelle entra brusquement, et le petit garçon remarqua qu’en outre deses lunettes de presbyte relevées sur son front, la « bonnemaman » d’Irène s’était munie d’une loupe à main. Elle tenaitégalement un instrument qui parut bizarre à l’enfant, en cettecirconstance, à savoir un fer à tuyauter dont l’une des branchess’emboîtait dans la cannelure de l’autre.

Elle entra, souriante, mais il était visibleque son émotion de naguère n’avait fait que croître. Elle tremblaitlorsque, ajustant ses lunettes, elle fit signe à l’enfant des’asseoir et de lui tendre ses pieds.

Armée de la loupe, elle examina avec soin.

Le pied droit n’offrait rien d’anormal, maisle gauche répondait au signalement fourni par Ervoan.

Sur la peau très blanche, un double bourreletrose se montrait, accusant une cautérisation profonde opérée par uninstrument à deux branches. Entre les lèvres de ces bourrelets, unsillon se creusait qui, bien que comblé par la chair, était encoreassez récent pour permettre l’application du fer à tuyauter.

La main de Mme Hénaulttremblait en posant l’objet sur la plante du pied ; des pleursbrouillaient ses yeux. Pourtant Pablo l’entenditmurmurer :

« C’est cela, c’est bien cela. Le douten’est plus possible. »

Et, se relevant, la vieille dame revint versla porte et, du seuil, appela dans le corridor :

« Isabelle, ma fille, venez. »

La jeune femme n’était pas éloignée non plus.Comme l’autre, elle avait attendu, le cœur sursautantd’angoisse.

Elle accourut, palpitante, suivie d’Irène quis’avançait timidement et qui demanda :

« Et… moi, bonne maman, est-ceque… ?

– Viens aussi, ma chérie », autorisal’aïeule.

Irène entra, hésitante. Elle vit Pablo, lespieds nus sur le tapis, troublé, attachant sur les deux femmes desyeux où se lisait une émotion égale à la leur.

« Isabelle, prononça gravementMme Hénault la mère, je n’ai pas voulu que mesbaisers précédassent les vôtres. Embrassez votre fils et remercionsDieu de nous l’avoir rendu. »

La jeune femme chancela en ouvrant les bras àl’enfant retrouvé. Un double cri s’échangea dans le frisson deslarmes d’immense joie :

« Pablo ! mon Pablo ! monfils !

– Maman ! »

Pendant quelques minutes, il n’y eut pasd’autre parole. La mère et l’enfant s’étreignaient follement, commes’ils eussent voulu compenser par d’innombrables caresses les douzeannées de deuil et de séparation.

À la fin, les mots revinrent sur les lèvres dujeune garçon et se mirent à en jaillir simples, naïfs, abondants,variant les expressions de tendresse, exprimant toutes les nuancesdu sentiment sacré que, depuis des mois, Pablo s’efforçait decontenir en son cœur plein à éclater.

« Maman, maman, comme je vais t’aimer,comme je vais rattraper le temps perdu ! Oh ! tu nesauras jamais, tu ne peux pas savoir combien je t’aime, combien jet’aimais déjà depuis longtemps, depuis le premier jour où je t’airencontrée sur la plage de Treztel. »

Et elle, entre deux baisers, en riant, derépondre :

« Oui, sur cette plage de Treztel où tunous as sauvées, Irène et moi. Tu vois, mon cher petit, Dieu estbon. C’est ta mère qu’il t’a permis de sauver ! »

La première joie n’était pas épuisée. Pourtantles témoins du drame en demandaient aussi leur part.

« Et moi, petit Pablo, questionnaMme Hénault, est-ce que tu ne m’embrasseras pasaussi ? Je suis ta grand’mère.

– Ma « bonne-maman », commecelle d’Irène ! » s’écria-t-il en passant impétueusement,des bras de sa mère à ceux de son aïeule.

Une voix apitoyée, presque dolente,murmura :

« Est-ce que je ne pourrais plus,maintenant, dire « maman » et « bonne-maman »,comme auparavant ?

– Oh ! chère petite ! proféraIsabelle en enlaçant la fillette. Peux-tu demander cela ?Pablo serait trop triste si je n’étais plus aussi ta mère.

– Comme tu parles bien maman !s’exclama le jeune garçon. Tu as le cœur bien assez grand pouraimer deux enfants à la fois ! »

C’était le mot très simple et très noble quirésumait les sentiments divers éclos dans tous ces cœurs généreuxoù le bonheur tombait en semence d’autant plus féconde, qu’ilsavaient été plus cruellement labourés par la douleur.

Et, cependant, la générosité naturelle dePablo trouva encore à se manifester.

Lorsque, plus calme, Isabelle passant deslarmes au rire, eut voulu examiner à son tour la bienheureusecicatrice qui avait, en quelque sorte, marqué son fils pour le« revoir » inespéré, lorsqu’elle eut raconté à celui-cistupéfait et à Irène curieuse l’événement lointain qui avaitoccasionné cette brûlure providentielle, lorsque Pablo, rechausséet bondissant, fut descendu avec ses trois compagnes dans le parc,il se pencha, un peu mélancolique, sur l’épaule de sa mère, qui nele quittait plus, et murmura à son oreille :

« Maman, il faudra bien que j’ailleembrasser mamma Plonévez qui m’a soigné comme son fils, Lân etErvan qui m’ont aimé comme si j’étais leur frère !

– Certes ! répliqua l’heureusefemme. C’est moi-même qui t’y conduirai. Crois-tu donc, mon cherpetit, que j’aie moins de reconnaissance que toi envers cette autremère qui m’a conservé mon enfant, qui l’a gardé, soigné, nourrilorsqu’il n’avait aucun espoir à lui offrir, aucune récompense àlui donner ? Sois assuré que, désormais,Mme Plonévez est de notre famille. Ce n’est pas moiqui serai jalouse de t’entendre l’appeler du même nom que moi.

– Oh ! fit le garçonnet enétreignant sa vraie mère d’un geste ardent, ce ne sera pastout à fait la même chose. »

Avec un fin sourire, Irène souligna lepropos.

« Non, ce ne sera pas la même chose. Tul’appelleras mammaen breton, et ici tu prononcerasmaman en français. »

Il était trop tard pour que, ce même jour, onpût mettre le projet à exécution. On se borna donc à se réjouir enfamille, sans en excepter les serviteurs qui, le soir venu, furenttous assemblés au salon par Mme Hénault lamère.

En termes émus, la vieille dame leur présentaPablo et le fit unanimement reconnaître pour son petit-fils.

Après quoi, l’on passa dans la salle à mangeroù Irène plaça des coupes pour les domestiques présents, tandis quePablo les emplissait lui-même, en faisant sauter joyeusement lesbouchons du champagne.

Puis il fit le tour de l’assistance et donnal’accolade aux douze membres du personnel, depuis le vieux cocherPierre jusqu’au petit groom Erwin, qui avait le même âge que lui, àsavoir quatorze ans.

On trinqua, on porta des toasts marqués aucoin de la plus fruste sincérité. La femme de chambre Annaïk, quine parlait guère que le breton, ne fut pas la moins éloquente.

Le lendemain, la voiture fut attelée de bonneheure. Les dames Hénault, Irène et Pablo partirent simultanémentpour Louannec.

On allait porter la bonne nouvelle à mammPlonévez et à ses fils, confirmer les déclarations d’Ervoan par lareconnaissance officielle de l’enfant retrouvé.

Quand on arriva à la maisonnette, le substitutde Lannion achevait d’interroger le matelot.

Il fut satisfait d’apprendre la venue deshabitants de Ker Gwevroc’h. En sa présence le blessé renouvela sesdéclarations, auxquelles Isabelle Hénault et sa belle-mèrejoignirent la preuve de leurs propres constatations.

Le magistrat conseilla aux deux damesd’introduire tout de suite une instance en rectification d’étatcivil. Il s’agissait, en effet, d’établir au plus tôt l’identité del’enfant. On verrait quelle suite il conviendrait de donner, plustard, aux renseignements fournis par Yves Plonévez au sujet del’association de malfaiteurs qu’il venait de dénoncer aux autoritésfrançaises.

Mme Hénault la mère seconforma donc à ce sage avis.

Dès le lendemain, accompagnée de sabelle-fille et des deux enfants, elle se transporta à Lannion, oùelle remplit toutes les formalités judiciaires requises par laloi.

Mais là ne devait pas se borner sonaction.

C’était une maîtresse femme que cetteMme Hénault. Elle l’avait bien montré en de plusgraves circonstances. Elle allait en fournir de nouvellespreuves.

Huit jours n’étaient pas écoulés que,franchissant, seule cette fois, les huit kilomètres qui séparent leTrévou de Louannec, elle se présenta inopinément chez la veuvePlonévez et, sans précautions oratoires fit à Alain des ouverturescatégoriques.

Ses propositions étaient aussi nettesqu’ingénieuses.

« Monsieur Plonévez, dit-elle, je viensvous demander votre concours pour une œuvre de préservationsociale.

– Que dois-je entendre par là,madame ? interrogea le jeune homme, un peu surpris par cetexorde ex abrupto.

– Je vais m’expliquer, reprit la vieilledame. Les magistrats de Lannion m’ont fait savoir que notredémarche pour rétablir l’état civil de notre petit Pablo seraitgrandement facilitée par la production de quelques piècesauthentiques établissant sa filiation légitime, et que la preuveserait absolue si la pièce en question pouvait surtout être prisedes mains des scélérats dénoncés par votre malheureux frère.Commencez-vous à me comprendre ?

– J’essaie, madame, réponditdubitativement Alain.

– Bien. Je continue donc. Selon letémoignage de votre frère, ces misérables ont trouvé, jusqu’ici, lemoyen de se dérober à toutes les poursuites des policesinternationales, soit qu’ils jouissent de privilèges inconnus, soitqu’ils fomentent des complicités au sein de ces polices mêmes. Etc’est bien là ce que laissaient entendre les déclarations deM. Ervoan Plonévez.

– En effet, madame. Mon frère ne l’a passeulement donné à entendre, il l’a formellement précisé.

– Eh bien monsieur Alain, vous allezconnaître toute ma pensée, et vous y répondrez selon la franchisede votre caractère, avec toute la liberté de votre jugement.

« Voici ce que je veux faire.

» Puisque ces coquins sont assez bienorganisés pour déjouer toutes les surveillances et acheter, aubesoin, les complaisances de polices vénales, il faut leur opposerdes adversaires qui ne soient pas à vendre et qui, en lespoursuivant, obéissent à un désir personnel de justice, devengeance même, si vous préférez.

– Ah ! s’exclama Alain, dont lesyeux étincelèrent, si je saisis bien votre pensée, vous voudriezorganiser une expédition contre ces bandits ?

– Une expédition serait trop dire. Desgens qui disposent d’une véritable flotte et d’équipages nombreuxne sauraient être réduits que par une force égale à la leur ennombre d’hommes et de bâtiments. Il n’y a guère que les puissancesdes deux continents qui disposent d’un pareil chiffre de vaisseauxet de marins. C’est donc affaire à elles d’engager la lutte contrecette association de forbans.

» Mais, en dehors de l’action despuissances, pour servir et faciliter cette action, il suffirait degrouper un certain nombre de volontés énergiques et d’expériencesconfirmées, résolues à donner la chasse à ces piratesinternationaux, à suivre leur piste sur toutes les mers, à lasignaler aux vaisseaux de guerre chargés d’en faire justice. Ilsuffirait d’un navire de rapides allures, monté par un équipaged’élite, commandé par un homme de tête qui aurait à cœur dedélivrer le monde de ce fléau, tout en assurant sa propre gloireou, tout au moins, la réhabilitation d’un être qui lui serait cher.J’ai pensé à vous pour cela, monsieur Alain. Vous cherchez uncommandement ; je vous offre celui du navire que je vais armeret équiper pour accomplir cette grande besogne de salubrité.

– Et, s’écria Lân, enthousiasmé, quel estce navire ?

– Ah ! Voilà où, précisément, votresecours va surtout m’être indispensable. Ce navire, je ne lepossède pas encore, je ne sais s’il existe, ni combien de temps ilfaudrait pour le construire. Mais ce que je sais fort bien et queje n’hésite pas à vous dire, c’est que j’aurai un tel navire. Mafortune et celle de ma belle-fille, surtout lorsque nous auronsétabli l’identité de mon petit-fils, peuvent être appeléesconsidérables, sans aucune forfanterie, ni vanité. Je puis doncaffecter un ou plusieurs millions à l’achat ou à la construction dece bateau, pourvu que cette construction soit rapide, car c’est ence moment qu’il faut nous lancer à la poursuite de ces bandits, sinous ne voulons pas leur laisser le temps de pénétrer nosdesseins.

» Pouvez-vous et voulez-vous coopérer àmon dessein ? »

Ce disant, Mme Hénault tendaitla main au jeune homme.

Celui-ci la porta à ses lèvres.

« Madame, dit-il, j’accepte d’autant plusvotre offre que, selon vos propres paroles, j’entends poursuivre« la réhabilitation d’un être qui m’est cher » entretous, mon frère Ervoan, plus malheureux que coupable. Il peut nousêtre un guide sûr. Le médecin répond de sa vie et assure qu’il serasur pied d’ici deux mois. C’est le temps qu’il nous faut pourpréparer l’expédition projetée, si, du moins, nous avons pu,d’ici-là, trouver le navire que vous cherchez.

– Il faut le trouver, monsieur Alain.

– Je le veux bien, madame. Maislaissez-moi vous dire que nous ne le trouverons certainement pas enFrance. Il nous faudra le découvrir en Hollande, ou en Angleterre,peut-être même aux États-Unis.

– Qu’importe ! Vous le découvrirez.Je vais déposer dans une grande banque parisienne, au CréditLyonnais par exemple, une somme de deux millions avec ouverture decompte à votre nom. Demain, je signerai avec vous, chezMe Duguer, un contrat en bonne et due forme. Le toutdevra rester secret entre nous, car nos ennemis éventuels doiventêtre aux aguets ; ils doivent être informés que le poignard deRicardo Lopez, tout en blessant gravement votre frère, n’a passupprimé son témoignage.

– Je suis entièrement de votre avis,madame. Jusqu’au jour où nous prendrons la mer, il faut agir avecla plus extrême circonspection. Un secret rigoureux doit enveloppernos projets et nos actes. Rien n’en doit transpirer au dehors.

– C’est bien ainsi que j’envisage lachose, monsieur, confirma la vieille dame. À partir d’aujourd’hui,tout demeure entre vous et moi. Moi seule recevrai vos avis et voscommunications. Allez donc, monsieur, et agissez à votre guise. Jem’en remets entièrement à vos soins. »

Le lendemain de ce jour, le contrat étaitsigné entre les deux parties, dans le cabinet même de MeDuguer. Rien, dans sa teneur, n’en précisait la cause ni la fin.Tout se bornait à cette vague indication queMme veuve Hénault, désignée avec ses noms etprénoms de femme et de jeune fille, mettait à la disposition deM. Alain Plonévez, capitaine au long cours, une sommeprovisoire de cinq cent mille francs à un million pour achat d’unyacht de plaisance, au compte de ladite dame Hénault, yacht dontledit Alain Plonévez serait le capitaine.

En même temps, Mme Hénaultadressait au notaire parisien détenteur des titres de sa fortune lademande de faire ouvrir au Crédit Lyonnais un compte courant au nomde M. Alain Plonévez.

Trois jours encore s’écoulèrent, quiajoutèrent à la lente amélioration de l’état d’Ervoan. Le blessé,très affaibli par la perte de son sang, put s’alimenter etrecouvrer des forces.

Au bout de ce temps, voyant son frère en voiede guérison, Alain annonça son départ pour le surlendemain, puis serendit à Ker Gwevroc’h, afin de prendre congé des dames dumanoir.

Il y trouva la joie encore exultante. Ilembrassa tendrement Pablo, qui ne cessa de le nommer son frère.

Le jeune capitaine quitta Louannec le soir dece jour et gagna Paris, d’où il passa en Belgique.

Ce fut d’Anvers qu’il adressa àMme Hénault une dépêche sommaire, ainsiconçue :

« Trouvé l’objet rêvé. Rentre enFrance pour conférer avec vous. Serai Paris demain soir, sixheures. »

« J’y serai aussi », décida lavieille dame.

Tout aussitôt, à la grande surprise de sonentourage, elle prépara une valise, fit atteler et, sans fournir lamoindre explication, se fit porter à Lannion, où elle prit le trainde huit heures, correspondant à Plouaret avec l’express deBrest.

Le lendemain, elle était à Paris et serendait, dans la soirée, à la gare du Nord pour y attendrel’arrivée d’Alain par le rapide de Bruxelles.

« Mon cher monsieur Plonévez, luidit-elle gaiement, j’ai voulu vous économiser du temps et un chemininutile. Nous allons nous reposer ce soir à l’hôtel et nousrepartirons demain pour Anvers.

– À la bonne heure ! s’exclama lejeune Breton. Voilà comment je comprends que l’on mène lesaffaires. Je ne suis que capitaine, madame. Vous êtes monamiral. »

La vaillante femme ne put s’empêcher derire.

« Hé ! hé ! fit-elle, quediriez-vous si l’amiral voulait s’embarquer sur le vaisseau de soncapitaine ? »

Alain partagea son hilarité.

« Je n’aurais rien à dire, puisqu’iluserait de son droit. N’est-ce pas, d’ailleurs, sous votre pavillonque nous allons naviguer ? Il est donc tout à fait juste quevous connaissiez le navire qui doit vous porter. Je crois que vousne serez pas mécontente de mon choix. »

Il expliqua allégrement qu’il considérait satrouvaille comme une prédestination du sort. Comment, en effet,désigner d’un autre nom les circonstances qui l’avaient conduit àAnvers où il allait découvrir un superbe bateau, récemmentconstruit pour un milliardaire américain, tenant à la fois du yachtet du destroyer, ayant fourni aux essais une vitesse de trentenœuds et pouvant se maintenir huit heures à celle de vingt-cinqnœuds ? Comment surtout expliquer que ce navire, dont lepropriétaire était mort subitement et dont ses héritiers sedéfaisaient au prix de quinze cent mille francs, eût reçu le nomsymbolique de Némésis, c’est-à-dire de la déesse desjustes vengeances ? Car n’était-ce pas à une œuvre de justevengeance, contre des écumeurs mis au ban de l’univers, qu’allaits’employer cette providentielle Némésis ?

La journée s’acheva en conversations et encourses à travers Paris, et, le lendemain, ainsi qu’il avait étéconvenu, la vieille dame et Alain prirent le train pour laBelgique.

Six heures plus tard, ils mettaient pied àterre dans la belle cité de l’Escaut et, le déjeuner pris aussipromptement que possible, se dirigeaient vers les admirablesbassins du port.

Là se balançait sur ses ancres le beau naviredont Alain Plonévez avait entretenuMme Hénault.

Celle-ci voulut le visiter sur-le-champ. Leyacht était entièrement neuf. Il n’y avait pas un mois qu’on enavait achevé le boisage intérieur, aussi luxueux que pouvait ledésirer un amateur qui y consacrait le double de la somme quedemandaient les héritiers pour s’en défaire.

En revenant au quai,Mme Hénault manifesta son émerveillement à Alain.Modeste autant qu’avisé, le jeune capitaine se félicita néanmoinsd’avoir eu la main si heureuse.

« Il nous faut, maintenant, conclut-il,achever l’aménagement et l’approvisionnement pour une longuecroisière, et, ce qui sera plus difficile, recruter un équipaged’élite. C’est à cela que je vais pourvoir au plus tôt.

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