Le Forban noir

Chapitre 13La Grâce de Dieu.

La Némésis n’avait fait que toucher àDakar, le temps d’y embarquer un supplément de charbonindispensable. De là, munie de nouveaux renseignements, elle étaitdescendue à Konakry et avait pris les dispositions pour remonter leRio Nuñez.

Mais il avait fallu tout de suite renoncer àce projet.

Les eaux étaient basses. À peinepermettraient-elles au yacht de s’élever jusqu’à une soixantaine dekilomètres dans l’intérieur. Et comme nul, parmi le personnel de laNémésis n’était au courant du phénomène variable descrues, comme nul ne pouvait suppléer à l’absence d’un pilote, forcefut à Le Gouvel d’arrêter sa course à Konakry, en attendant quel’opiniâtre Mme Hénault eût trouvé quelque autremoyen de pénétrer dans le fleuve.

Ce moyen s’offrit assez fortuitement à lavieille dame.

Il y avait, en ce moment même, dans le port,un brick-goélette de Nantes qui, après avoir déchargé dans lesdocks sa cargaison de conserves alimentaires, avait dû êtredélaissé par son équipage, pour cause d’avaries graves.

C’était un assez vieux bateau, dénommé laGrâce de Dieu, dont la moitié de l’équipage s’étaitrembarquée sur un steamer allemand. L’autre, c’est-à-dire quatrehommes, fort marris de se trouver ainsi retenus sur un rivagemalsain, demandait, à cor et à cris, au moins une occasiond’utiliser le temps d’inaction forcée. Sur la prière deMme Hénault, le commandant Le Gouvel et AlainPlonévez visitèrent le brick et le reconnurent encore assez solidepour fournir une course fluviale, la résolution de la vieille dameétant inébranlable, d’aller chercher elle-même son neveu blessé àBoké, où il était soigné provisoirement, en attendant soit uneissue fatale, soit le moyen de le ramener en France. Et comme lesquatre hommes de son ancien équipage ne demandaient qu’às’embaucher, les deux officiers les retinrent à leur service.

Mme Hénault affirma son désirde partir au plus tôt pour l’intérieur. On décida donc que ledépart aurait lieu le surlendemain, la distance de Konakry au RioNuñez exigeant deux jours de mer par voilier, sans parler deslenteurs de la navigation sur le fleuve lui-même. Il fallait cedélai de deux jours pour aménager, dans les flancs du vieux bateau,un logement supportable pour la voyageuse et les dix hommes quiallaient le monter.

Alain en prenait le commandement, emmenantavec lui son frère Ervoan, le petit Pablo et trois des gabiers dela Némésis. Il était convenu que celle-ci remonteraitelle-même le Rio dès que l’élévation des eaux le permettrait. Onavait désinfecté aussi énergiquement que possible la coque du bricket, vu la température pluvieuse, un maître calfat nègre, sous ladirection du docteur Perrot et du mécanicien Grandy, avaitconstruit à l’arrière une façon de dunette dans laquelle la vieilledame serait plus confortablement installée que dansl’entrepont.

Au dernier moment, le docteur s’offritspontanément à faire partie du voyage. Sa présence pouvait, eneffet, être fort utile à la voyageuse, sans préjudice des soinsplus éclairés qu’il apporterait au jeune blessé de Boké.

On était à la veille de Noël.Mme Hénault voulut qu’avant de se séparerprovisoirement de son vaillant entourage, celui-ci célébrât lagrande fête qui, dans tous les pays chrétiens, met en joie les plusriches comme les plus humbles foyers.

Il y eut donc à bord de la Némésis,une réjouissance à laquelle furent conviés tous les blancs deKonakry, les officiers de l’équipage du stationnaire français, etjusqu’aux noirs attachés aux services publics.

Le 25 décembre, au matin, la Grâce deDieu hissa ses voiles pour utiliser le vent favorable quisoufflait du sud-est.

Elle franchit en trente-six heures ladistance, doubla le cap Kembuto et s’engagea résolument dans labranche méridionale du fleuve. Deux jours après, elle mouillait aupied du môle rudimentaire du port de Boké.

Mme Hénault courut tout desuite au hangar misérable qui tenait lieu d’hôpital, accompagné dePablo, d’Alain et du docteur Perrot.

Elle trouva le blessé très affaibli. Enreconnaissant sa tante, dont rien ne pouvait lui faire prévoirl’arrivée invraisemblable, Jacques Rivard laissa éclater une joieenfantine. Le diagnostic du docteur fut assez favorable pour luipermettre de donner de sérieuses espérances à la vieille dame.

Malheureusement l’état d’anémie du jeune hommelui causa de réelles inquiétudes, et il crut devoir différer dequelques jours son transfert sur la Grâce de Dieu.

Cette décision créait des loisirs forcés àMme Hénault et à son entourage. Sur la demande mêmedu blessé, Alain décida de remonter le fleuve jusqu’à l’emplacementde la station pillée. Jacques Rivard, en effet, désignait unedépendance de la factorerie, où, dans le creux d’une citerne, lechef du poste avait enfoui la caisse et les papiers les plusprécieux de la maison de commerce.

Ce fut l’annonce du départ de la Grâce deDieu pour le haut fleuve, annonce apportée par des noirsaffiliés à ses bandes, qui détermina Gonzalo à reculer lui-mêmejusqu’au delà de Guémé Sansan et à utiliser les eaux profondes.

Le dilemme, en effet, se présentait sous saforme la plus simple :

Ou le brick ainsi aventuré n’était quel’avant-garde d’une flottille militaire, et, en ce cas, il fallaitaccumuler les obstacles devant cette flottille ; ou il étaitseul et s’engageait à ses risques et périls, ce qui en faisait uneproie nouvelle pour le Cacique.

De façon ou d’autre, ce dernier étaitcontraint de différer sa sortie. Mais Gonzalo, devenu soucieux, nese dissimulait plus la faute qu’il avait commise en s’attardantdans ces régions fermées. Chaque heure qui s’écoulait diminuait seschances d’évasion. Il ne pouvait douter, en effet, que ses ennemiseussent mis à profit le temps écoulé pour fortifier les postes dufleuve inférieur, et tendre un filet de surveillance à l’embouchuredu Rio.

Heureusement pour lui, il se trouvait dans laboucle boisée du Tiguilinta. Ici ce n’était plus la brousse, avecsa végétation ingrate, mais la haute futaie épaisse et drue, auxarbres énormes, aux embûches végétales et animales. Ici, sur lesversants montueux de la Nigritie commençante, croissaient lebaobab, le dragonnier, l’arbre de fer, les palmiers de multiplesessences, où s’accroche l’impénétrable rideau des lianes, souslequel errent, en liberté, l’éléphant d’Afrique en famille, lerhinocéros, les variétés de buffles et de cerfs, la panthère, cettesœur féroce et tachetée du lion, le chimpanzé, docile compagnon del’homme, en qui le nègre voit un humain condamné par Dieu, souslequel rampent les crocodiles, les lézards et les batraciensgéants, et les serpents innombrables, depuis le boa qui écrasejusqu’au céraste, à la vipère cornue, au corail, dont les crochetsvenimeux distillent la mort foudroyante. Ici, enfin, les insectesinsupportables, papillons diurnes ou nocturnes, mouchesmulticolores, lucioles de feu, moustiques vampires, scorpions,mygales et scolopendres, sillonnaient l’air de leur vol affolant outransformaient en pièges les moindres creux des troncs, lesmoindres cornets de feuilles.

La retraite était donc sûre, mais pouvait sechanger en prison, si les eaux, par une défection subite, venaientà baisser, ne laissant plus assez de profondeur sous la quille duCacique, et le réduisaient à l’état de ponton.

Et cette perspective angoissante commençait àassombrir les regards du Forban Noir. Il y avait des heures oùl’audacieux bandit, toujours secondé par la chance, doutait de sonétoile. On n’abuse pas impunément des faveurs du sort.

Les pirogues qu’il lança sur le fleuve, pourépier le mouvement de ses ennemis possibles, lui rapportèrent desnouvelles rassurantes. La Grâce de Dieu remontait seulevers Guémé. Le second navire signalé n’avait pas dépassé Boké.

Alors le pirate tint un conseil de guerre.

Les avis furent partagés.

Quelques-uns jugèrent que le plus sage étaitde profiter de la crue pour descendre rapidement le Rio ets’échapper à la faveur d’une nuit obscure, en prenant pour voie labranche septentrionale du fleuve, qui serait la moins surveilléepar les navires de guerre.

Le passage dangereux d’ailleurs n’existaitqu’au voisinage de Boké.

Arrivé à ce niveau, le Caciquedonnerait sa vitesse maxima, dût-il la soutenir sept ou huit heuresde suite, en consommant toute sa provision de briquettes depétrole. Il irait se réfugier en une crique du Gabon, à l’entrée del’Ogôoué, dût-il piller quelque poste de charbon destiné auravitaillement des stationnaires.

Les autres, les plus nombreux, tout en seralliant à ce plan, estimèrent que l’on pourrait, sansinconvénient, mettre à mal l’imprudent voilier qui venait se jeterspontanément dans le piège. Outre que cette capture achèveraitdignement la campagne, elle offrirait cette sécurité de ne pointlaisser d’ennemis derrière le yacht.

Gonzalo hésitait entre les deux partis àprendre.

Un renseignement du dernier moment le décida às’arrêter au second plan.

Un des piroguiers, en son sabir cosmopolite,venait de lui apprendre qu’à bord de la Grâce de Dieu setrouvait une vieille femme blanche, du nom de Hénault. Ce nomarracha un cri de triomphe au bandit.

« Hénault ? s’exclama-t-il, ensecouant Lopez par les épaules. Hénault ! As-tu entendu,Ricardo ? C’est le diable qui nous les livre ! Bien sûrcette vieille folle n’est pas seule ; l’enfant doit être avecelle, et ils ont dû amener une bonne partie de l’équipage de leuryacht maudit. Je te dis que c’est le diable, notre patron, qui lesinspire. Jamais nous n’aurons accompli plus belle campagne. Aprèsça, nous rentrerons en paix dans notre Amazone et nous pourrons yvivre de nos rentes, en attendant que le petit drôle ait atteint samajorité. Car, de deux choses l’une : ou sa famille nous lerachètera un bon prix, ou ton machete lui fera signer la cession ennotre faveur des biens qui lui doivent revenir de sonpère. »

Et, sur l’heure, il donna l’ordre de soulagerle yacht pour courir à la rencontre du bateau signalé.

Cependant la Grâce de Dieu avaitatteint le poste détruit au voisinage de Guémé. Ce jour-là était lepremier janvier.

Une année venait de finir, une année nouvellese levait sur le monde. Et ce fut un sentiment d’une intense poésiequi rapprocha les uns des autres, dans l’échange des souhaitsd’avenir, tous ces Français se félicitant sous un ciel lointain,mais se sachant encore en France sur ce territoire colonial,abrités par les plis du drapeau, cet emblème sacré de la patrieabsente.

Lorsque, à la suite d’Alain Plonévez et dudocteur Perrot, les hommes de l’équipage vinrent, à tour de rôle,offrir leurs vœux à Mme Hénault, une scènetouchante se produisit.

Yves Plonévez, que sa blessure avait laissétrès affaibli et qu’un séjour dans les régions tropicales necontribuait guère à rétablir, s’avança, un peu chancelant, ettendit à la vieille dame un bouquet de fleurs sauvages que, lematin même, il avait cueilli en un fourré du rivage, à la faveurd’un arrêt du bateau.

« Ça ne vaut pas une fleur de France,madame, dit-il d’une voix atténuée par la faiblesse, mais, enFrance, en cette saison, vous n’en trouveriez guère. Au moinscelles-ci sont-elles pour vous seule et la main qui vous les offreles a choisies dans cette unique intention, là où il a plu au cielde les épanouir. »

Les yeux de Mme Hénault semouillèrent de larmes.

« Monsieur Ervoan, répondit-elle enprenant le bouquet, vous n’aviez pas besoin de m’attester ainsi vossentiments. Je les connais de longue date. N’est-ce pas vous quiêtes notre créancier, qui avez acquis tous les droits à notrereconnaissance en restituant à ma fille et à moi le cher enfantdont nous pleurions la perte ? C’est à mon tour à rendre lemême bienfait à l’excellente mère qui vous attend à Louannec et delui ramener son fils heureux et à jamais… guéri. »

Ervoan hocha tristement la tête.

« Je ne voudrais pas affliger votre cœur,madame, ni assombrir ce premier jour de l’année. Mais laissez-moivous dire que je ne crois pas à mon retour en France. Quelque chosem’avertit que je ne reverrai plus notre Bretagne. Avant de partir,nous sommes allés, la mamm et moi, à l’église de Louannec et sur latombe de mon père. Et nous nous sommes dit adieu, parce que la mamma reçu le même avertissement que moi. L’Ankou ne m’a laissé que letemps de me repentir. »

Pablo, sanglotant, se jeta avec impétuositédans les bras de son grand ami.

« Tais-toi, Ervan, tais-toi. Il ne fautpas dire de pareilles choses. À quoi nous servirait-il d’être venusjusqu’ici, si nous devions en rapporter un pareilchagrin ? »

Il pleurait et étreignait le pauvre hommedébile, sur les traits duquel la pâleur des anémies équatoriales neconfirmait que trop cruellement les tristes présages qu’il venaitd’énoncer.

Pour mettre fin à cette scène pénible, Lân sehâta de régler le plan de la journée.

Le poste ruiné naguère était situé à quelquetrois kilomètres de l’endroit où la Grâce de Dieu venaitde jeter l’ancre, sur un petit bras du fleuve que, présentement, lebateau ne pouvait atteindre.

Il était desservi par une route encore en bonétat, et le trajet ne demandait pas plus d’une demi-heure demarche. On offrit à Mme Hénault d’improviser pourelle une façon de chaise que deux hommes, en se relayant, porteraità tour de rôle.

La vieille dame se refusa à infliger une tellepeine à ses compagnons. Elle était valide et bien portante. Sessoixante ans n’avaient jamais eu plus d’énergie.

On débarqua donc, en ne laissant à bord quedeux hommes pris dans l’ancien équipage du bateau nantais. Le restede la petite troupe s’enfonça résolument sous le couvert de lafutaie, guidée par Ervoan et l’un des matelots, qui se souvenaientfort bien d’être venus jadis en ces régions.

La petite colonne ne mit pas plus que le tempsprévu pour atteindre la station détruite.

Là un lamentable spectacle les attendait, quialluma dans leurs cœurs une légitime indignation, mêlée à ladouleur du souvenir évoqué.

La ruine et la désolation régnaient partout.Des édifices construits en briques, quelques pans de murssubsistaient avec leurs charpentes et leurs armatures de fertordues. Tout ce qui avait été boiseries gisait sur le sol, en untas de cendres et de gravats informes. Au milieu de ces débriscarbonisés, des cadavres apparaissaient, réduits à l’état desquelettes pour la plupart, déchiquetés par les bêtes et lesoiseaux de proie.

On voulut écarter Mme Hénaultde cet affreux tableau. Une fois de plus, la vaillante femmemanifesta sa volonté d’assister à tous les détails du drame. Sousses yeux, les ruines furent déblayées, les dépouilles humainesreçurent la sépulture en une large fosse creusée au pied d’unénorme baobab.

Vinrent les approches du crépuscule, ou plutôtce moment ultime qui précède la chute du jour, car il n’y a pas,comme en Europe, de lentes transitions entre la lumière et lesténèbres.

On avait fouillé la citerne désignée parJacques Rivard, le neveu de Mme Hénault.Conformément à ses indications, on y avait retrouvé les papiers etce qui restait de la caisse de la factorerie.

Il ne restait plus qu’à regagner la Grâcede Dieu et à redescendre le fleuve jusqu’à Boké.

On mit les montres et les chronomètresd’accord. Comme ils marquaient cinq heures, la petite troupes’ébranla pour regagner le bateau.

On marcha sans hâte, la chaleur étant encoretrès forte. Ne savait-on pas, d’ailleurs, que le brick attendait leretour de ses passagers et leur offrirait un lieu de repos plusconfortable que le couvert des bois ?

On suivit la même route que le matin. Pas plusqu’au départ, Mme Hénault n’accepta l’offre desrobustes épaules prêtes à la transporter. Elle fit à pied le chemindéjà parcouru.

Une immense déception, bientôt convertie enune affreuse angoisse, attendait la petite troupe à son arrivée aubord du fleuve.

Lorsque, à travers l’échancrure du rideaud’arbres précédant le lit du Rio, les regards embrassèrent la largenappe jaunâtre, où se jouaient, çà et là, les famillesd’hippopotames, une stupeur paralysa les arrivants.

La Grâce de Dieu n’était plus là.Elle avait disparu, non seulement du rivage, mais de l’horizonmême.

Un instant, la surprise seule se manifesta,puis le doute et les soupçons lui succédèrent.

On voulut s’expliquer cette absence. Lapremière version qui s’offrit à l’esprit fut que, séduits par latentation de s’approprier le brick et son contenu, les deux hommeslaissés à sa garde avaient levé l’ancre et s’étaient enfuis vers lesud, sur le navire devenu leur butin.

Mais cette opinion fut promptementabandonnée.

Outre que la manœuvre du brick, en unenavigation aussi tortueuse, exigeait l’union d’un plus grand nombrede concours, les deux matelots nantais ne pouvaient nourrirl’espoir de passer inaperçus, soit devant le poste de Boké, soit àleur sortie des bouches du Tiguilinta.

Ils ne pouvaient ignorer les rigueurs du Codemaritime en temps de guerre. Or, depuis le pillage des factoreries,le territoire de Rio Nuñez était placé sous le régime de la loimartiale. Pris, les deux délinquants eussent été exécutés sansjugement.

On abandonna donc a priori cettehypothèse. On n’eut, d’ailleurs, que trop tôt, l’explication de ladisparition du navire et des deux hommes.

À moins d’un mille du lieu où avait mouillé laGrâce de Dieu, la petite troupe abandonnée, en descendantla rive, eut l’horrible solution de ses incertitudes.

Lié à un arbre du rivage, un cadavre leurbarrait le chemin. C’était celui de l’un des deux matelots nantais.Il était presque méconnaissable, tant l’aveugle rage de sesmeurtriers s’était acharnée sur lui. En outre des blessuresmortelles, par lesquelles s’étaient vidées les artères en uneflaque rouge, sur le sol, la face du malheureux était tailladée deplus de vingt coups de couteau. Les yeux arrachés, les oreillescoupées gisaient aux pieds de la lamentable dépouille.

L’infortuné était-il tombé sous les coups deson compagnon, dont on ne retrouvait les traces nulle part, ouavait-il succombé sous l’attaque de toute une bande survenant àl’improviste ?

Alain et le docteur Perrot étaient partagésd’avis. Ils furent promptement mis d’accord par la concise sentenced’Ervoan, mis à son tour en présence du cadavre.

« Ricardo Lopez, prononça gravement leBreton. Le Caciqueest dans la rivière. Nous sommes auxmains de nos ennemis.

– Que Dieu nous sauve ! »conclut religieusement Mme Hénault.

Yves Plonévez avait raison. Ricardo Lopez etle Cacique étaient passés par là, accomplissant leurhideuse besogne.

Le yacht maudit avait mis à profit les fondssubsistants de la crue pour se porter, à toute vitesse, à larencontre de la Grâce de Dieu.

Gonzalo Wickham ne se dissimulait point que laprise du brick ne serait pas facile. Bien qu’il ignorât le chiffrede son équipage, il ne pouvait douter que celui-ci fût composéd’hommes robustes et courageux, prêts à lui vendre chèrement leursvies.

Mais jamais occasion meilleure ne s’étaitofferte à lui de mettre la main, d’un seul coup, sur d’aussiprécieux otages. Mme Hénault morte ou prisonnière,Pablo reconquis pour être, ultérieurement, revendu ou dépossédé,une telle proie valait bien qu’on risquât quelques mauvais coupspour s’en rendre maîtres.

Et, quant à ce qu’il adviendrait par la suite,le brigand n’y voulait pas songer encore. Ou plutôt, il se disaitqu’un bateau de la vitesse du Cacique pourrait toujoursdéjouer les poursuites de ses ennemis et franchir, de nuit, la zonedangereuse entre Boké et la mer.

Au delà, c’était l’espace, c’était laliberté.

Il vint donc droit à la crique où s’abritaitle brick.

Il s’était attendu à la résistance. Grande futsa joie en se trouvant en présence d’un navire vide, n’ayant quedeux hommes pour le défendre.

Et, pourtant, même dans ces conditions,exceptionnellement favorables, la capture n’alla pas sans dommagepour l’assaillant.

En effet, les deux hommes restés à bord de laGrâce de Dieu s’apprêtèrent à une furieuse défense.

Mais le nombre était trop considérable.Vingt-cinq pirates montèrent à l’abordage du brick. Surpris ettournés, les matelots eurent à peine le temps de décharger une oudeux fois leurs revolvers. L’un d’eux fut abattu d’un coup depoignard qui lui ouvrit le bras. L’autre, un hercule, se défendit,un quart d’heure, une hache au poing, et atteint de dix blessures,fut traîné à terre où, après l’avoir lié à un tronc d’arbre de larive, les bandits l’égorgèrent avec un raffinement infernal decruauté.

Ce fut ce cadavre que retrouvèrentMme Hénault et ses compagnons.

La première victime ne fut point immolée.

Ricardo Lopez avait donné un conseil deprudence à son chef.

« Emmenons le brick : laissonscroire à ceux qui sont descendus à terre que le second matelot atué son camarade et s’est enfui lui-même avec le bateau.

– Bah ! fit Gonzalo, ils pourront lecroire aussi bien si nous donnons cet imbécile aux poissons dufleuve. Ne pourrions-nous les attendre et les cerner ?

– À quoi bon ? Si nous attendonsleur retour, il nous faudra livrer une nouvelle bataille. Or, nousvenons de perdre trois hommes. Ils sont huit ou dix chez nosadversaires, et tous gens résolus. Ils peuvent nous tuer la moitiéde notre effectif. Et, alors, que nous restera-t-il pour nous enaller d’ici, surtout si notre mécanicien et nos chauffeurs sontparmi les morts ?

– Tu as raison, reconnut le métis.Emmenons le brick. En les laissant ici, nous les abandonnons à lafaim, à la soif, à la chaleur, à toutes les misères du désert. Danstrois jours, ils seront à notre merci, et nous les prendrons aufilet. Donc, commençons par leur ôter tout moyen de regagner lacôte. Il y a soixante-dix milles d’ici à Boké. »

Le plan était d’une infernale sagesse. Il futexécuté.

On jeta le prisonnier blessé à fond de cale,et le yacht, donnant la remorque au brick, traîna la Grâce deDieu jusqu’à une trentaine de milles plus bas.

Là, le Rio Nuñez formait une nouvelle boucle,absolument dissimulée dans la verdure et semée d’îlots de sable. LeCacique y mouilla pour la nuit.

On était bien approvisionné de vivres sur leyacht, mieux encore de boissons fortes. L’aguardiente, le pulché,le whisky, les rhums de toutes provenances étaient mis à ladiscrétion des pirates sous les noms divers auxquels lesreconnaissaient ce résidu de pillards et d’écumeurs, rassemblés desquatre vents du ciel.

On fit donc ample bombance pour n’en pasperdre l’habitude.

Le lendemain, les moins ivres se levèrent,sous la conduite de Lopez, et s’en allèrent pagayer sur le fleuve,le long de la rive, afin de se renseigner sur le sort des Européensdont ils avaient volé le navire.

Nulle part ils n’en relevèrent les traces.

Le jour suivant, ils ne furent pas plusheureux en leurs recherches et un doute commença à hanter leursesprits. Qu’étaient devenus les abandonnés ?

S’étaient-ils jetés dans la brousse pourentreprendre, à marches forcées, le retour sur Boké ?L’hypothèse n’était point invraisemblable ; bien que lasurvenance des pluies et le dégagement des miasmes délétères rendîtun tel exode affreusement pénible et permît de croire que saperspective avait fait reculer la poignée de malheureux laisséssans ressources. N’auraient-ils pas, au contraire, rétrogradéjusqu’à l’ancien poste de Guerm pour s’y fortifier et y attendrel’arrivée, concertée d’avance, d’une canonnière ou d’untorpilleur ?

Ici la supposition apparaissait beaucoup plusplausible.

Et, comme rien dans les alentours ne décelaitun indice quelconque, comme les noirs, devenus brusquementcirconspects, ne fournissaient que des renseignements évasifs,quand ils ne fuyaient pas à l’approche des bandits, ces derniers nepurent se défendre d’une inquiétude justifiée.

Allaient-ils donc se laisser prendre au piègepar une embarcation de guerre française ou allemande, alors que lechemin de la fuite leur restait encore ouvert ?

Gonzalo Wickham eut recours à l’astuce etrésolut d’élucider le problème en employant la ruse. Il appelaLopez.

« Ricardo, ordonna-t-il, tu vas mettre cebrick en état. Tu prendras six hommes avec toi, et tu lereconduiras jusqu’à une dizaine de milles en amont. Là tumouilleras et vous reviendrez tous en pirogue. Si nos gensescomptent la venue d’un aviso ou d’une canonnière, ils nes’expliqueront pas le retour de leur bateau, mais ne perdront pascette occasion de se porter au-devant de leurs libérateurs. Et,comme, pour s’y porter, ils devront passer par ici, ils noustrouveront à point nommé pour leur épargner le reste duchemin. »

Ricardo battit des mains à l’audition de ceplan.

Certes la ruse était grossière, mais n’est-cepas souvent ces moyens grossiers qui donnent les meilleursrésultats ?

Et, en cette circonstance, le stratagèmedevait réussir d’autant mieux qu’à l’heure où le préparaient lespirates, leurs victimes, épuisées par la fatigue, la faim, la soifet les angoisses de trois journées d’incertitude, demandaient auCiel une planche de salut pour regagner la station du basfleuve.

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