Le Forban noir

Chapitre 15Pris au piège.

Il y eut, parmi les fugitifs, un instant defolle joie.

La Grâce de Dieu, là, sur le fleuve,alors que tout espoir de la retrouver était abandonné, alors que lemassacre des matelots laissés à son bord n’indiquait que tropdouloureusement le passage des bandits. Dieu avait donc eu pitiédes délaissés, qu’il leur restituait ce moyen de salut ?

Mais, presque aussitôt, à ce sentimentd’allégresse succéda une légitime méfiance.

« Hum ! prononça Ervoan. Ceci ne medit rien qui vaille. Si, comme je continue à le croire, c’estRicardo, avec sa bande, qui a pris le brick à l’abordage, commentse fait-il qu’après l’avoir emmené, ils l’aient laissé ici enpanne ?

– Bah ! répondit le docteur.Peut-être ont-ils eu peur de notre retour et se sont-ils enfuissans nous attendre ? »

À cela, Ervoan donna une judicieuseréplique :

« En ce cas, monsieur le docteur,puisqu’ils étaient déjà partis, ils n’avaient qu’à continuer leurroute. C’est sur les bicyclettes volées que se sauvent leursvoleurs.

– Vous avez raison, reconnut lemédecin.

– Il y a place pour d’autres hypothèses,fit remarquer Mme Hénault, dont les prunellesbrillaient d’espoir ; par exemple que les bandits aient étéprévenus de l’approche de quelque vaisseau de guerre remontant lefleuve ?

– Oui, confirma Alain. Cette suppositionest plausible. Mais, je ne m’explique pas, alors, comment lespirates se sont enfuis.

– En pirogues sans doute, reprit Ervoan,et, dans ce cas, ils doivent se cacher sur l’autre rive. »

Le docteur tenait ses yeux fixés sur lebateau.

« Heu ! fit-il, que diriez-vous sices gredins-là se tenaient tapis dans l’entrepont et n’attendaientque notre retour pour nous massacrer en bloc ? »

Pablo jeta impétueusement son avis :

« Il est bien facile de nous en assurer.Nous n’avons qu’à prendre d’assaut le brick, ainsi qu’ils ont dûfaire eux-mêmes. Nous saurons bien ce qu’il cache dans sesflancs. »

Tous les hommes regardèrent l’enfant avecadmiration.

« Voilà bien parlé, petit ! »s’exclama le Grésillon Joël, en soulevant Pablo au bout de ses brasherculéens.

Et les autres d’acclamer leur camarade.

Alain étendit la main et réclama lesilence.

« J’approuve autant que vous le conseilde M. Hénault, et il prononça ces mots avec une déférence quiémut l’aïeule et le petit-fils. Mais avant de nous y conformer, ilfaut nous en assurer les moyens. »

Ces simples paroles calmèrentl’effervescence.

« Pour monter à l’abordage, il nous fautpasser cette eau. Certes la distance est insignifiante et nouspourrions la franchir à la nage. Mais ce qui nous est permis nel’est pas à madame (il désignait Mme Hénault). Or,nous ne pouvons nous éloigner d’elle tous à la fois et la laisserseule ici.

– C’est juste, reconnut Le Corre. Alors,quoi faire ?

– Je vais te le dire, bon Breiz, ditgaiement le capitaine. Il y a ici quelques arbres. Trois de nousvont y monter, armés de leurs carabines. De là-haut, ilssurplomberont le pont du bateau, prêts à faire feu sur toutecréature qui s’y montrerait hostile. Les autres vont nager jusqu’aubrick, avec fusils et munitions au-dessus de la tête. Troisgrimperont par les barbes de beaupré, deux par l’étambot. Et, si labataille s’engage, dame, on se battra en conscience.

– Bravo ! fit Ervoan. Mon frère estun vrai capitaine.

– En ce cas, capitaine, réclama Pablo, jedemande à être de la bordée qui nage.

– Je t’y autorise, mon enfant, prononçaMme Hénault, qui bénit son petit-fils d’un baisersur le front.

– Alors, branle-bas de combat »,ordonna Lân Plonévez.

En un clin d’œil, sur sa désignation, lui, ledocteur et Ervoan escaladèrent les troncs de trois arbres à pin.Derrière le plus gros des troncs, on abritaMme Hénault.

Pendant ce temps, Pablo et ses quatrecamarades se dépouillaient de leurs vêtements, fixaient au-dessusde leurs têtes les carabines et les cartouchières, et, le revolverou le poignard aux dents, se jetaient à l’eau. Du haut de leursmiradors feuillus, les trois tireurs, l’arme à l’épaule, le doigtsur la gâchette, se tenaient prêts à fusiller quiconque semontrerait inopinément sur le pont de la Grâce deDieu.

Mais aucune face humaine, blanche ou noire, nese démasqua. En moins de trois minutes, les assaillants avaientexécuté l’ordre du capitaine. Ils avaient escaladé l’arrière etl’avant du bateau et, présentement, se rencontraient au milieu dugaillard d’arrière, surveillant l’écoutille grande ouverte etinterpellant d’invisibles ennemis dans les flancs mêmes du bateau.Brusquement, Joël Le Corre sauta dans l’intérieur de l’entrepont,criant à ses camarades :

« Quelqu’un appelle au fond. Je vaisvoir. »

Pablo et un autre le suivirent, attirés pardes gémissements et des supplications.

À fond de cale, ils découvrirent le malheureuxNantais qu’avait épargné Gonzalo. Ils le soulevèrent etl’emportèrent, mourant, sur le pont, où ils le déposèrent sur unlit de voiles pliées.

Le pauvre garçon agonisait. Pourtant, il eutla force de remercier ses tardifs libérateurs et de leur faire unbref récit de l’agression dont il avait été victime. Après quoi, ils’assoupit en un pesant coma.

À terre, les trois guetteurs étaientredescendus de leurs arbres.

Les cinq hommes de la Grâce de Dieus’occupaient à présent de lever l’ancre et de diriger le brick plusprès de la rive, afin de permettre l’embarquement de leurscompagnons.

Bientôt, le navire démarré glissa dans lecourant et vint raser la berge, en eau profonde. Il s’agissait defaire monter Mme Hénault à bord.

On y parvint en installant une sorte deva-et-vient à l’aide d’aussières tendues entre les arbres du rivageet les galhaubans. On fit asseoir la vieille dame sur un siège decordes, que Joël Le Corre hala du pied de l’artimon.

Alain, le docteur et Ervoan n’eurent besoinque des câbles pendants pour se hisser à leur tour.

L’un des anciens matelots du brick, celui quifaisait fonctions de calfat, avait soigneusement inspecté lesflancs du navire. Il n’y trouva point d’avaries, ce qui confirmales fugitifs dans l’opinion que les bandits avaient dû s’enfuir entoute hâte pour ne point se laisser surprendre par quelque vaisseaude guerre venu de la côte, torpilleur ou canonnière.

On inspecta ce qui restait du gréement. Lamâture était en bon état, comme aussi les voiles survivantes dupillage. Il y en avait assez pour garnir les basses vergues et lebeaupré : deux focs, quatre ou cinq voiles carrées, unebrigantine susceptible de se fixer à l’artimon avec un gui quelquepeu égratigné. On vérifia les haubans, les palans, les poulies, lesdrisses. Tout pouvait rendre d’utiles services.

Décidément les pirates avaient pris peur etdéguerpi en débandade. La chose paraissait indéniable.

Alors, Lân fit opérer des sondages. On avaitassez d’eau sous la quille pour naviguer, à la condition qu’onn’allât point se jeter sur quelque sable mouvant. On constata,toutefois, par un examen attentif de la berge, que le niveau deseaux avait sensiblement baissé depuis la veille, peut-être mêmedepuis le matin de ce jour. Il fallait donc se hâter, si l’on nevoulait pas s’exposer à l’échouage imprévu.

Le vent, quoique très affaibli, était assezconstant pour qu’on ne différât point le départ.

En conséquence, Alain Plonévez arbora toute satoile disponible et, profitant des dernières heures du jour,dirigea la Grâce de Dieu dans le lit du courant, vers ladescente du fleuve.

Il fallut y mettre beaucoup de circonspection,car on n’avait aucune carte du pays. Mais, comme, à la chute dujour, la brise avait fraîchi et se maintenait, on put utilisertoute la voilure et gagner une quinzaine de milles pendant lanuit.

Le brick était sorti du dédale d’îlots quiencombraient le fleuve à sa boucle. Maintenant le Rio Nuñezs’étendait en une large nappe d’or terni sur une largeur de cinq ousix cents mètres. Les horizons du sud semblaient plus clairs, alorsque, vers le nord, la région qu’on venait de quitter s’effaçait enun moutonnement confus de verdures. L’espoir entra définitivementdans les cœurs.

Puisque la Grâce de Dieu, la biennommée, avait tenu bon jusque-là, il n’y avait pas de raisons pourqu’elle n’achevât pas aussi heureusement sa course.

Une seule chose tenait en éveil l’espritsoucieux d’Alain.

Si, comme on l’avait présumé au départ, commesemblaient le confirmer les événements, les bandits avaient fuipour éluder la poursuite d’un vaisseau de guerre, comment sefaisait-il qu’on n’eût pas encore rencontré ce vaisseau ?

Cette inquiétude ne tenaillait pas le seulesprit d’Alain. Il pouvait lire la même préoccupation sur lestraits de son frère, qui avait pris la barre.

Yves Plonévez ne s’en cacha point.

« Vois-tu, frère, dit-il à Lân, j’ai dunoir dans les idées. C’est peut-être pour ça que je me méfie. Maisje me suis dit que ça allait trop bien, et que ce n’est pasnaturel. Nous sommes tombés dans un piège.

– Explique-toi ! interrogea Lân, unpeu nerveux.

– Voilà, continua Ervoan. Je crois queles faillis chiens nous ont laissé le brick pour nous attirer.Eux-mêmes ont dû se cacher quelque part, sur la côte, et ils vontnous tomber dessus d’un moment à l’autre. Et, tiens, justement,regarde, en avant de nous, à bâbord. On dirait la fumée d’unecheminée. »

Sa main tendue désignait au capitaine un petitnuage gris blanc qui venait de monter soudain de la rive, du milieud’un fouillis vert d’arbres.

Ils n’étaient pas les seuls à l’avoiraperçu.

De l’avant, des cris s’élevaient, Pabloaccourait en bondissant :

« Capitaine, capitaine, voyez donc. Untorpilleur ! »

D’autres voix se joignaient à la sienne. Lesavis étaient partagés, les conjectures indécises.

« Ce n’est pas un torpilleur, c’est unecanonnière garde-côtes. On voit ses deux cheminées. »

Cependant, la Grâce de Dieu, en pleincourant, vent arrière, filait à la vitesse de neuf à dix nœuds, cequi était une belle allure pour un voilier.

Elle arrivait maintenant au niveau du naviresignalé. Elle l’avait à un quart de mille environ à bâbord. Oncommençait à en deviner la figure.

C’était un bateau allongé, un steamer àl’étrave droite, taillé pour la course et qui ne prenait pas lapeine de masquer ses lignes. On entendait le grondement de samachine dans ses flancs, et les volutes de fumée empanachaient d’unplumet plus sombre ses cheminées grises. Le vapeur était souspression, prêt à bondir sur l’eau limoneuse du fleuve.

« Le Cacique, proféra Ervoan,les poings crispés.

– Le Cacique ? questionnaLân, à voix basse. Ici, dans le Rio Nuñez, à moins de trente millesde Boké ? Ce serait une pure folie de sa part !

– Folie ou non, c’est bien leCacique », répéta le marin.

Il n’avait pas achevé sa phrase que le forbanlui-même la soulignait à sa manière. Un sifflement caractéristiquevenait de se faire entendre. Un projectile, dont il étaitimpossible de contrôler les dimensions et la nature, venait depasser à travers les haubans, écornant la hune de misaine.

Déjà Alain avait bondi versMme Hénault assise à l’entrée du rouf et,l’entraînant vivement, lui faisait dégringoler l’escalier del’entrepont, avec une rudesse dont il s’excusasommairement :

« Madame, pardonnez-moi. Il le faut. Noussommes attaqués. Les pirates. »

Et, avant qu’elle pût l’interroger, il étaitremonté sur le pont, où il commandait le branle-bas.

Les hommes s’assemblèrent autour de l’artimon.Il leur donna ses instructions précises : ne point s’émouvoirde ce qui pourrait survenir, s’abriter derrière les bastingages, àbâbord, prêts à accueillir l’ennemi par une fusillade nourrie,viser comme au tir, afin d’utiliser les munitions, réduites à moinsde vingt cartouches par homme, ne prêter aucune attention auxdégâts de la mâture, mais seulement aux avaries de la coque,l’artillerie de l’ennemi ne pouvant être très redoutable.

La brise soufflait toujours et l’allure dubrick se maintenait. Et, cependant, la Grâce de Dieufilait allégrement. La distance croissait entre elle et leCacique, dont on voyait maintenant le profil décroître parle travers de la hanche de bâbord.

« Gurun ! fit Joël, est-ce que cetenfant du diable serait cloué sur un banc ? Aurait-il unepatte cassée ? »

Lân fit mesurer le sondage. Sa figures’éclaira.

« Je vais vous dire, mes gars. Il y a quele tirant d’eau, suffisant pour nous, ne l’est pas pour ce maudit.Ça nous donne une petite avance. Mais gare dessous, si la pluied’hier et d’avant-hier ramène la crue. »

L’explication était juste. Dans sa hâte àsaisir sa proie, Gonzalo Wickham s’était démasqué trop tôt. Iln’avait pas pris garde à la baisse des eaux. Au premier tourd’hélice, le Cacique avait donné violemment de l’éperondans un banc de sable. Et, maintenant, avec trois mètres de quilleemportée sur l’avant, il s’efforçait de culer pour retomber dans unchenal propice à une plus sage évolution.

La manœuvre n’était pas facile, et, pendant cetemps, la Grâce de Dieu dépassait son adversaire. Elleavait vent arrière et prenait chasse devant lui.

Ce fut alors que le Forban noir, exaspéré, fittirer sur le brick. Mal pointée, la pièce n’atteignit que lamâture ; le projectile, un boulet conique, passa, inutile, àtravers les cordages de la Grâce de Dieu.

Celle-ci utilisait le vent par tous lesmoyens.

On avait fait voile de tout le linge qu’onavait pu trouver : les draps du lit deMme Hénault avaient fourni le perroquet demisaine ; avec cinq ou six hamacs rapidement cousus bout àbout, on établit à l’avant de vagues maraboutins.

Si misérables que fussent ces ressources,elles n’ajoutèrent pas moins à la vitesse du bateau et lui firentgagner quelques milles de plus. La Grâce de Dieu vits’écarter les rives basses du fleuve et s’estomper derrière elleles massifs forestiers du haut fleuve.

On reprit courage, et Alain Plonévez tint unconseil de guerre. On ouvrit l’avis d’accoster sur la berge àdroite, afin d’y déposer Mme Hénault sous la gardede quelques hommes résolus, pendant que le reste de l’équipagecontinuerait la route jusqu’à la rencontre des navires de Boké, enentraînant les forbans à sa suite.

Mais Mme Hénault repoussad’emblée ce plan.

« Ou nous échapperons, ou nous mourronstous ensemble ! » s’écria-t-elle avec une généreuseénergie.

Alain fit remarquer, toutefois, qu’il y avaiturgence à se rapprocher de la côte, pour y courir la chanced’abattre quelque gibier. Il ne restait plus rien à manger à bord,et, si l’on échappait aux écumeurs, on ne pouvait se dérober à lafaim dont les affres commençaient à se faire cruellementsentir.

Vers la fin du jour, on découvrit quelquespirogues. Les noirs qui les montaient se laissèrent approcher. Onparlementa assez heureusement pour obtenir d’eux la promessed’aller chercher au plus prochain village du maïs, quelques pouletset des fruits. Cette convention obligea le brick à ralentir sonallure, en se rapprochant de la terre.

Les nègres mirent quatre longues heures à leurcommission et il fallut, tout ce temps, imposer silence auxentrailles affamées. Mais lorsque, la nuit venue, les voyageurs seréunirent dans l’entrepont pour manger le maïs sommairement grilléet les bananes qui leur tenaient lieu de dessert, la joie de cerepas frugal leur fit oublier les appréhensions du jour et lesmenaces du lendemain.

Devait-on reprendre la route sur-le-champ,afin de profiter des ténèbres, ou passer la nuit en cette stationimprévue ? L’absence d’instruments de calculs – les piratesayant volé montres et sextants – ne permit pas de faire le point.On supputa, au jugé, que l’on devait se trouver encore à trente outrente-cinq milles de Boké.

La discussion fut assez longue. Elle setermina par la décision de séjourner au point où l’on se trouvait,les noirs ayant promis de revenir à l’aube porteurs de quelquessacs de farine, de volailles et d’un quartier de porc.

On avait la terre pour refuge au cas où l’onserait contraint de battre en retraite en abandonnant le brick. Onavait enfin la perspective d’un repos momentané, indispensableaprès les surmenantes fatigues des jours précédents.

Lân enjoignit donc de couvrir les feux. On seborna à l’emploi d’une lanterne dans l’entrepont, oùMme Hénault se reposa comme elle put entre deuxtoiles de tentes, tellement accablée de lassitude qu’elle ne prêtapas d’attention au râle du pauvre Nantais agonisant. Ce râle,d’ailleurs, s’éteignit aux approches du jour. La mort avait délivréle blessé de sa torture.

On distribua les quarts de deux heures en deuxheures, ce qui ramena pour Alain lui-même la veillée aucommencement et à la fin de la nuit. Les vigies s’installèrent dansla hune de misaine et sur le pic d’artimon, l’arme au poing, prêtesà faire feu sur toute embarcation suspecte.

La lune, plus brillante encore que la veille,inonda la nappe de sa grande clarté blanche, dénonçant aux regardsles mouvements de la berge aussi bien que ceux de l’eau.

Vers trois heures du matin, un bruit insolitetroubla le solennel silence du désert, empli jusqu’alors desrumeurs innombrables de la jungle.

Les nègres à demi sauvages de la régionpouvaient s’y tromper peut-être ; l’oreille d’un marin neconservait aucun doute sur sa nature et son origine.

C’était l’anhélation rythmique qui s’exhaledes flancs d’une machine à vapeur, accompagnée du grondement sourddes chaudières. En même temps, un sifflement léger, le bruissementde l’eau qui se fend sous l’étrave et bouillonne sous les coups dequeue de l’hélice, décelait l’approche d’un steamer.

En ce moment, Ervoan et Pablo étaient dequart.

Ils descendirent vivement sur le pont, mus dela même inquiétude.

« As-tu entendu, petit ? questionnaYves Plonévez.

– J’ai entendu, répliqua l’enfant, maisje ne sais d’où ça vient, d’aval ou d’amont.

– Ça vient du haut de la rivière, mongars. Il n’y a pas à s’y tromper. Ce sont les bandits qui nouscherchent.

– En ce cas, il faut éveiller lecapitaine.

– Ce n’est pas nécessaire, prononçal’organe grave d’Alain émergeant de l’écoutille. Moi aussi j’aientendu. Je ne dormais pas.

Un par un, afin de ne pas troubler le repos deMme Hénault, on alla secouer les autres membres del’équipage.

On se distribua les postes de combat, tout endéplorant qu’il ne fît pas encore jour. On avait deux heures denuit pour le moins à subir. Et, par malheur, la lune s’abaissaitrapidement sur l’horizon.

Le tic tac des pistons se rapprochait.Brusquement, dans un grand rais d’argent, une silhouette longue àmuseau de tanche se profila.

« Tiens ! murmura Joël Le Corre, cen’est plus le même bateau.

– C’est le même, Joël, mon gars, rectifiaErvoan, avec un geste de colère. Seulement, il a masqué songroin. »

Et, en effet, le Cacique s’avança,maquillé, déformé à souhait à l’instar d’un comique grimé. Mais lasveltesse de sa carène se laissait deviner sous le mensonge de sondéguisement d’emprunt.

Il venait, très lent, inspectant les deuxrives du fleuve. Celle où la Grâce de Dieu était ancréeavait des arbres se baignant dans l’eau. Les mâts du brick semêlaient aux branches des grands troncs. On pouvait ne pointdécouvrir sa présence.

Aussi le yacht ne le découvrit-il pas de primeabord. Il le dépassa de plusieurs longueurs et, sans doute,l’eût-il laissé en arrière, si tout d’un coup, il ne se fût aviséde recourir aux projecteurs.

Un grand rayon blanc fusa, qui courut sur lesdeux rives, avant de venir éclabousser de sa poussière lumineuse laberge où la Grâce de Dieu se tenait tapie.

Ce fut un éblouissement. L’aveuglante clartéfouilla le rivage à la droite et à la gauche du brick, puis se fixasur lui, immobile.

Tout espoir était perdu d’échapper auxinvestigations des forbans. Il fallait se résoudre à la lutte sansmerci.

« Ils nous ont vus », prononçaErvoan à voix basse.

L’organe du capitaine Alain s’éleva, clair etvibrant.

« Camarades, disait-il, nous n’avons plusde secours à attendre que du ciel et de nous-mêmes. Allons-nousrecevoir leur choc ici-même, sans bouger, ou préférez-vous que nouscourions droit aux bandits pour les aborder.

– À l’abordage ! » approuvaJoël avec véhémence.

Mais le docteur intervint.

« Capitaine, oubliez-vous que nous avonsune femme à notre bord ? Qu’allons-nous faire deMme Hénault ?

– J’y ai songé, répondit Lân. Il y a unepirogue laissée par les noirs à tribord. Nous allons déposerMme Hénault à terre, avec vous, docteur, le petitPablo et mon frère Ervoan. Nous resterons cinq ici. C’est bienassez pour amuser ces coquins tout le temps qu’il vous faudra pourgagner les cases les plus voisines.

Une autre voix donna la réplique à Alain.

« Je pense, capitaine Plonévez, ditMme Hénault, inopinément apparue sur le pont, quevous n’avez pas parlé sérieusement ? Pour me débarquer, ilvous faut mon consentement ; or, ce consentement, je lerefuse. J’entends demeurer avec vous et prendre ma part de lalutte. Après tout, ce ne sera pas la première fois que je me seraivue face à face avec des bandits. Je vous prouverai tout à l’heure,s’il le faut, que ma main ne tremble pas plus que moncœur. »

Ces paroles furent prononcées avec un accentqui électrisa le vaillant entourage. Avant tout autre, Pablo donnaà la vieille dame le témoignage de son enthousiasme.

« Bravo, bonne maman ! s’écria-t-ilen se jetant dans ses bras. Au moins, si nous devons mourir, neserons-nous pas séparés. Et, tu peux m’en croire, je serai digne detoi.

– Cher petit, murmura la vaillante femme,en essuyant furtivement une larme, Dieu m’est témoin que j’aimeraismieux te savoir auprès de ta pauvre mère. Mais tu es, comme moi,d’un sang qui ne saurait mentir. »

En ce moment, le rayon qui venait duCacique se détourna, et les défenseurs du brick purentvoir le yacht maudit mouillé à trois encablures de la côte. Ilavait déjà mis ses embarcations à la mer, et l’on distinguait deuxtaches noires s’avançant vers la Grâce de Dieu.

Le plan de l’ennemi se dessinait. Il lançaitcontre la poignée d’hommes prêts à se défendre jusqu’à la mort sescompagnies de débarquement prélevées sur son équipage de forbansrésolus à tout.

Combien étaient-ils ? C’est ce que nul nepouvait savoir à bord de la Grâce de Dieu.

Mais déjà le faisceau aveuglant était revenuse fixer sur le brick. Il était impossible de tirer sur les canotsautrement qu’au jugé.

« Attends, capitaine, dit Ervoan à sonfrère. Il me vient une idée. »

Et, rampant à travers la largeur du pont, ilgagna la hanche de tribord, se glissa dans l’ombre du rouf et, àl’aide d’une aussière, se laissa tomber dans la pirogue attenanteaux flancs de la Grâce de Dieu.

Cela s’était si brusquement fait qu’AlainPlonévez n’avait pas même eu le temps d’ouvrir la bouche pours’enquérir des intentions de son frère.

Il n’eut pas davantage le loisir de s’enpréoccuper.

Un triple éclair brilla sur le pont duCacique ; une grêle de plomb vint s’abattre sur lebrick, fauchant des haubans, pénétrant dans la joue de bâbord.

Le yacht venait de faire feu à l’aide de troismitrailleuses, afin de couvrir l’abordage de ses hommes. Un chocpresque imperceptible à la coque révéla que l’une des embarcationsabordait le brick par sa hanche de bâbord.

Alain s’était redressé pour courir àl’arrière.

Il n’eut que le temps de se laisser tomber surles genoux et les mains. Derechef les canons du yacht avaient vomila mort et le pont du navire crépitait sous les projectiles, tandisque l’air s’emplissait du fracas de la détonation.

Tout à coup, à l’avant du brick, une furieuseclameur monta, faite de cris de rage et de plaintes d’agonie.

Le rayon du projecteur s’abaissa. Pablo, ledocteur, Joël, levés au-dessus des bastingages, virent l’effrayantescène.

Ervoan avait poussé la pirogue le long desflancs du navire jusque sous les barbes du beaupré. Au moment où laseconde chaloupe des pirates avait abordé la joue du brick, leBreton s’était dressé, déchargeant dans le tas les six coups de sonrevolver. Puis, épique, formidable de résolution désespérée, ilavait bondi dans le canot, broyant des crânes, défonçant despoitrines.

Du pont de la Grâce de Dieu, lestémoins de cette scène n’osaient tirer sur la bande de peur defrapper leur héroïque ami.

Ils n’eurent pas, d’ailleurs, le loisir decontempler longtemps le spectacle.

D’une voix tonnante, Alain les appelait àl’arrière. Là, en effet, était le péril. Dix hommes hurlant,s’excitant les uns les autres, dix démons échappés de l’enfer,venaient d’escalader le bordé et accouraient, ivres de sang et depillage.

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